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Quand les espions font de la fiction ou Comment on réécrit l’histoire

Egon Krenz 04/05/2020
Le Welt am Sonntag [édition dominicale du quotidien die Welt, appartenant au groupe Springer] a publié le 16 février un article intitulé « Quand Moscou poussait à l’unité [allemande] ».

Tradotto da Fausto Giudice
Selon cet article, dès décembre 1989, un espion du BND, le Service fédéral du renseignement extérieur a informé d’une réunion secrète que Hans Modrow (le président du Conseil des ministres de la RDA de l’époque) et moi-même avons eue avec Valentin Faline* le 24 novembre 1989 à l’ambassade soviétique à Berlin [le « rapport » indique par erreur le 17 novembre comme date de la rencontre, NdT]. D’après l’article, j’ai cru comprendre que des historiens renommés qualifient le rapport des services de renseignement de « document d’histoire contemporaine très intéressant ».
Cependant, en tant que témoin direct, je dois dire que ce document est loin de la réalité. Il contient des légendes et des prises de désirs pour la réalité, plus de la fiction que de la vérité.
Si l’espion a vraiment existé, alors le BND est tombé dans le panneau d’un imposteur conteur d’histoires. Je l’affirme non seulement à partir de mon propre souvenir, mais aussi par une comparaison directe du fichier BND publié avec le procès-verbal de 47 pages de la réunion. L’original est en ma possession. Pour autant que je sache, il n’a jamais été reproduit et n’a été lu par moi que comme information secrète lors d’une réunion du Bureau politique (du SED).
Ce qui a vraiment été discuté à l’époque à l’ambassade soviétique et ce qui se trouve dans le prétendu dossier du BND sont diamétralement opposés. Moscou n’a nullement poussé les dirigeants de la RDA vers l’unité. En tout cas pas à l’automne 1989. Au contraire : ce que Gorbatchev m’avait dit le 1er novembre 1989 lors de notre rencontre à Moscou était officiellement toujours valable : « L’unité allemande n’est pas à l’ordre du jour ». Cela serait valable aussi longtemps que l’OTAN et le Traité de Varsovie existeraient. « Aucune personne normale ne pourrait imaginer l’unité allemande », m’avait dit le secrétaire général du PCUS, « tant que ces deux blocs militaires existeront » « Kohl », avait dit Gorbatchev, « avait misé sur le cheval du nationalism ». Il faudrait s’y opposer.
Le mot qui fâche : « réunification »
Le sujet principal de la conversation avec Faline n’était pas l’unité allemande, mais la situation intérieure de la RDA et la manière de la stabiliser. « Une chose doit être absolument claire », a déclaré M. Falin : « Les questions de modification de la constitution de la RDA, les réformes en RDA, la loi électorale, la date des élections, l’admission de nouveaux partis, ne peuvent pas faire l’objet de négociations avec la RFA, quelle que soit la pression qu’elle exerce ». Il a exigé des dirigeants de la RDA qu’ils s’opposent aux tentatives de chantage de l’Ouest. Selon l’émissaire de Gorbatchev, la ligne de Kohl était en contradiction avec le traité fondamental entre les deux États allemands. À l’époque, Moscou – comme moi – estimait encore que la RDA continuerait d’exister en tant qu’État souverain.
Le principal dirigeant de la politique allemande de Moscou a informé que le Chancelier Kohl avait admis, lors de conversations internes, que la RFA n’était pas du tout préparée à l’unité allemande. Au contraire, dit-il, il y avait « une compétition entre la CDU et le SPD pour obtenir les faveurs de la RDA ». Le point de vue prévalent à Bonn, a-t-il dit, était : celui qui remportera cette faveur « gagnera également les prochaines élections fédérales ». La CDU essayait d’atteindre cet objectif en augmentant la pression sur la RDA, tandis que le SPD était enclin à trouver un consensus avec la RDA. Selon Faline, la tâche des dirigeants de la RDA devrait donc être de veiller à ce que « ce ne soit pas la CDU qui récolte les fruits de ce qui se passe actuellement en RDA lors des élections fédérales de décembre 1990, ce que Kohl espère ».
Dans le cadre de la discussion sur la constitution de la RDA, Faline a déclaré que « la question la plus difficile et la plus fatidique est de savoir comment traiter le sujet de la réunification ». Il ne fallait pas laisser ce sujet à l’adversaire. Le secrétaire général de la CDU, Volker Rühe, était déjà en train de projeter la tactique électorale de la CDU, a-t-il déclaré. Verbatim : « Rühe voudrait être le secrétaire général qui souffle la trompette nationaliste ».
Faline, en revanche, conseillait de poser la question de savoir qui avait divisé l’Allemagne. Il a déclaré que ceux qui, en République fédérale, appelaient le plus fortement à l’unité avaient, par le passé, torpillé à plusieurs reprises des chemins viables vers l’unité allemande. En ce qui concernait la confédération, il a déclaré que les propositions antérieures de la RDA devraient être utilisées pour montrer « qu’il n’y a plus de conditions préalables objectives pour cela aujourd’hui. La Confédération avait deux conditions de base : 1. une politique de défense commune. 2. une politique étrangère commune ». On devrait demander à Bonn si c’est vraiment ce qu’ils veulent, là-bas.
M. Falin a conseillé d’éviter de manière générale le terme « réunification » (Wiedervereinigung). Le cas échéant, on devrait choisir le terme « néo-unification » (Neuvereinigung). Le SPD était aussi de cet avis. Il s’agissait de chercher des moyens pour deux États allemands souverains de trouver un terrain d’entente. Le mot « réunification » évoquait le souvenir du mot « Anschluss » (annexion). Si la RFA était prête à se racheter pour sa culpabilité dans la division de l’Allemagne et les fardeaux qui en avaient découlé pour la RDA, on pourrait se rapprocher. La RDA devrait faire face de manière offensive à la demande occidentale de réunification. Si la RDA devait être mise au pied du mur, elle pourrait toujours dire qu’elle est en faveur d’une Allemagne unifiée, neutre, démocratique et sans armes d’agression. Cela mobiliserait immédiatement les gouvernements de toutes les capitales occidentales. La RDA devait indiquer sans ambiguïté qu’elle n’était pas prête à abandonner sa position antifasciste.
Le nouveau cours de Gorbatchev
Hans Modrow et moi avons relevé beaucoup de contradictions et d’illusions dans la bouche de l’ancien ambassadeur soviétique à Bonn, mais pas ce que le rapport du BND cité dans le WamS veut nous faire croire.
Il est tout à fait ridicule de prétendre que Markus Wolf a organisé l’exécution technique et a été chargé de la régie générale. Le chef des renseignements de la RDA était un particulier sans fonction depuis 1986 et n’avait à l’époque aucune influence sur la direction politique de la RDA. Il ne pouvait d’ailleurs rien savoir de cette rencontre, car il s’agissait d’un accord confidentiel entre l’ambassadeur soviétique Kotchemassov et moi-même, qui avait été conclu en fin de soirée le 10 novembre dans la résidence officielle de l’ambassadeur.
Le matin du 10 novembre, des critiques étaient initialement venues de Moscou, selon lesquelles l’ouverture de la frontière avait violé l’accord des quatre puissances sur Berlin. La RDA n’était même pas habilitée à ouvrir la frontière à Berlin. Il me tenait à cœur de dissiper ce malentendu. J’ai demandé à Kotchemassov de suggérer à Gorbatchev d’envoyer à Berlin une personne de confiance avec laquelle je pourrais discuter de toutes les questions soulevées par l’ouverture de la frontière. L’ambassadeur a téléphoné à Gorbatchev. Il a décidé d’envoyer Faline, le chef du département international du Comité central. Le rendez-vous a été organisé à court terme entre Faline et moi-même. Au début, j’étais le seul à être au courant. Après sa nomination à la tête du gouvernement de la RDA, j’ai également invité Hans Modrow à participer à la réunion. En bref : premièrement, l’initiative de l’échange d’idées n’est pas venue de Moscou, et deuxièmement, ni Wolf ni aucun autre tiers n’y a participé. C’était une réunion secrète, mais pas une réunion de services secrets.
En ce qui concerne le commentaire de l’article de WamS selon lequel Nikolai Portugalov [journaliste, officier du KGB, bras droit de Faline] se trouvait à la Chancellerie fédérale le 21 novembre 1989, trois jours avant notre rencontre avec Faline, et qu’il y a rencontré le conseiller du Chancelier Horst Teltschik : après la chute du mur de Berlin, Faline m’a de nouveau dit que cette visite n’avait pas été convenue ni avec lui ni avec Gorbatchev. Cela me semble crédible, car Gorbatchev a vivement critiqué le programme en dix points qu’Helmut Kohl avait présenté au Bundestag le 28 novembre.
Cela ne m’a pas non plus échappé à l’époque que le Kremlin parlait désormais à plusieurs voix. Par exemple, le 10 novembre, je ne savais pas qui donnait le la à Moscou, Gorbatchev ou le KGB, le ministre des Affaires étrangères ou le ministre de la Défense, l’appareil du Comité central ou Alexandre Iakovlev [secrétaire du BP du CC du PCUS, éminence grise de Gorbatchev] ?
Gorbatchev a changé de cap vers l’unité allemande début décembre, seulement après sa rencontre avec le président Bush à Malte. Plus tard, Faline a d’ailleurs pris ses distances vis-à-vis de Gorbatchev : « Nous avons tout négocié par-dessus la tête de la RDA, nous avons trahi ce pays ». C’est exactement le contraire de ce que lui reproche le prétendu agent du BND, à savoir qu’il a « poussé la RDA à l’unité » dès novembre 1989.
NdT
Valentin Mikhaïlovitch Faline (1926-2018) : diplomate russe, expert de l’Allemagne, membre de la commission de contrôle soviétique en RDA en 1950-1951, conseiller de plusieurs dirigeants soviétiques, de Khrouchtchev et Gromyko à Gorbatchev, il fut ambassadeur en RFA de 1971 à 1978, après avoir contribué à l’élaboration du Traité de Moscou de 1970 visant à normaliser les relations entre la RFA et l’URSS. En 1983, il entra en conflit avec Andropov et quitta ses fonctions auprès du Comité central du PCUS après avoir reçu un refus à sa proposition de répondre positivement à une revendication du syndicat Solidarnosc en Pologne de constituer une commission indépendante d’historiens sur le massacre de Katyn (l’exécution de 4 400 prisonniers polonais, principalement des officiers, par le NKVD sur ordre de Staline, niée par les dirigeants soviétiques jusqu’en 1990). Il fut ensuite chroniqueur aux Izvestia et chercheur auprès d’un institut ouest-allemand. Valentin Falin avait commencé à apprendre l’allemand à cinq ans et demi. La mort de 27 membres de sa famille durant le siège de Leningrad le convainquit qu’il devait « maîtriser non seulement la langue de l’ennemi » mais essayer de tout savoir sur les Allemands : « Qu’est-ce qui définit plus précisément la nature de ce peuple – l’esprit élevé ou la botte à clous ? » Il accompagna Gorbatchev durant la perestroïka et tenta en vain de le convaincre de ne pas abandonner la direction de la RDA à son sort mais de tenter d’obtenir une « réunification allemande » avec une solution « à la française », excluant une adhésion à l’OTAN. Gorbatchev, Helmut Kohl et l’histoire en décidèrent autrement, optant pour un « Anschluss » pur et simple.