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Les politiques identitaires sont-elles émancipatrices ou régressives ?

John
Bowen, Will Kymlicka, The Conversation, 9 mai 2018

Parfois
sectaires, voire agressives, les politiques identitaires peuvent-elles être
également progressives et émancipatrices ?
Si les
membres de l’UKIP (parti d’extrême-droite anglais) étaient des pigeons,
Clacton-on-Sea de #Banksy. Duncan
Hull/Flickr
, CC BY-NC-SA

Les
dernières actions de militants de
groupuscules identitaires
aux frontières de l’Italie et de la France
s’inscrivent ainsi dans une vision de la politique déterminée d’abord par
l’adhésion, l’identification à un groupe commun. Une mouvance que l’on retrouve
un peu partout aujourd’hui.

De
l’influence de la caste en Inde
à l’essor d’un nationalisme chrétien xénophobe en Italie
et en Hongrie,
les individus se mobilisent pour défendre ce qu’ils perçoivent comme leur
identité religieuse ou ethnique commune.
La
pérennité des politiques identitaires est surprenante. Les théories modernistes
développées après-guerre postulaient pourtant que l’héritage
identitaire ethnique et religieux perdrait de son importance avec l’entrée dans
la modernité
. Ou, du moins, que l’« effet de groupe »
irait en s’atténuant.
L’urbanisation,
l’éducation, la mobilité et les nouveaux moyens de communication étaient censés
affaiblir le sentiment d’appartenance à une communauté ethnique ou religieuse
« primordiale ».
 

Les
théories de la modernisation à l’épreuve
Les
choses ne se sont pas passées ainsi. Bien sûr, la modernisation a radicalement
transformé les modes de vie traditionnels, mais, comme le souligne le
socio-anthropologue Frederik Barth
, les membres d’un groupe ethnique
peuvent conserver un sens très fort de leur identité malgré ou justement à
cause de bouleversements radicaux dans leur mode de vie.
Le
sociologue Rogers Brubaker insiste sur le fait que « l’effet de
groupe » lié aux catégories ethniques et religieuses peut ainsi s’intensifier en période d’évolutions
sociétales
si cela permet d’agir collectivement ou si le cours des
choses menace des intérêts communs.
La
persistance des politiques identitaires est sujet d’inquiétude pour beaucoup de
gens. Le problème n’est pas tant la diversité ethnique et religieuse en tant
que telle, puisque celle-ci est souvent reconnue, et même célébrée, en tant que
source de variété et d’innovation. Cependant, les réactions inquiètes, voire
hostiles, se multiplient dès que ces groupes identitaires se mobilisent
sur le plan politique
) pour réclamer davantage de droits et de
reconnaissance, car ils réveillent le spectre du tribalisme, de la
balkanisation et de la polarisation entre communautés.
Les
enjeux du multiculturalisme
La
principale difficulté réside dans la totale hétérogénéité de ces politiques,
dont les idéaux et les objectifs peuvent être diamétralement opposés. Les cas
d’ethnocentrisme fratricide et de sectarisme dégénérant en guerre civile sont
souvent beaucoup plus
médiatisés que les autres
. Toutefois, il est important de rappeler
que, dans la majorité des cas, la mobilisation politique de groupes ethniques
et religieux s’effectue de façon pacifique, bienveillante et même progressiste.
L’un des
exemples les plus parlants à cet égard est la mobilisation des peuples
indigènes d’Amérique latine qui réclamaient (et ont pour partie obtenu) l’adoption
de ce que la chercheuse Donna Lee Van Cott appelle le « constitutionnalisme
multiculturel »
, c’est-à-dire la reconnaissance
constitutionnelle d’un statut distinct pour les populations autochtones. Ce
statut inclut le droit à l’auto-administration, la restitution des terres, et
la réparation des préjudices causés par des siècles de spoliation, de marginalisation
politique et de dénigrement culturel
.
Des
membres des communautés indigènes marchent pour leurs droits en Équateur. Pxhere.com, CC BY

Cependant,
l’efficacité concrète de ces réformes suscite de vifs débats
en Amérique latine
. Certains estiment que les changements apportés
sont purement symboliques et orchestrés par les élites, précisément pour détourner l’attention des structures
sous-jacentes du pouvoir
.

D’autres
déplorent le fait que, malgré les bénéfices tangibles qu’elles apportent aux
peuples autochtones, les réformes multiculturelles créent dans le même temps de
nouvelles hiérarchisations ethniques, en excluant par
exemple les latino-américains d’origine africaine
, qui ne sont pas
considérés comme « indigènes ».
La
dictature de l’authenticité
D’autres
encore affirment que cette politique emprisonne les gens en les enfermant dans
des cases, et met en péril les libertés individuelles. Obtenir de nouveaux
droits multiculturels nécessite en effet de « faire
Indien »
, c’est-à-dire de se conformer à des pratiques
culturelles « authentiques ». Une telle attente renforce la mainmise
sur les conservateurs et les adeptes du patriarcat, qui
s’arrogent le pouvoir
de déterminer ce qui est authentique.
Tout en
ayant conscience de ces dangers, beaucoup de commentateurs assurent néanmoins
que l’avènement des politiques en faveur des peuples indigènes en Amérique
latine constitue une avancée positive, non seulement pour les autochtones, mais
aussi pour la société dans son ensemble. Ce phénomène a encouragé la
participation au processus démocratique de communautés qui en étaient
jusqu’alors exclues, réduit les risques de retour à l’autoritarisme, légitimé
la consolidation de la démocratie et même servi de laboratoire à des
expérimentations innovantes en matière de citoyenneté.
La
participation des populations indigènes à la réforme constitutionnelle de 1991
en Colombie a ainsi joué un rôle symbolique et de catalyseur dans le processus de
démocratisation
, comme le montre un récent rapport à
l’attention du Centre mondial du pluralisme
.
En ce
sens, dans ces aspects les plus positifs, la nouvelle politique en faveur des
minorités est un réel vecteur
de changement
, non seulement dans la vie de ces minorités mais
aussi, de façon plus générale, par son influence sur la politique nationale,
qu’elle oriente dans une voie plus progressiste, inclusive, démocratique, tolérante
et pacifique.
Les
opposants au pipeline du Dakota manifestent aussi leur désaccord
avec la
politique de Donald Trump, à Minneapolis (Minnesota),
le 20 janvier 2017. Fibonacci
Blue/Wikimedia
, CC BY-SA
Encouragés
par de tels exemples dans le monde entier, des rapports internationaux ont pris
résolument position en faveur d’une « démocratie multiculturelle », y
compris le rapport sur le développement humain du PNUD pour l’année 2004, texte
pionnier en la matière, intitulé Liberté
culturelle dans un monde diversifié
, et le Rapport
mondial sur la diversité culturelle
de l’Unesco en 2008.
Contre-exemples
Ces idées
se heurtent toutefois à une forte résistance, y compris au sein de la
communauté internationale, en partie parce que pour chaque exemple de politique
ethnique progressiste, on trouve des contre-exemples, comme les politiques pro-indigènes
d’Afrique de l’Ouest et d’Asie du Sud-Est.
Dans ce
contexte, les revendications d’une identité indigène ou autochtone servent
moins à défier un système de hiérarchisation et d’exclusion atavique, qu’à le renforcer
pour reléguer « les étrangers » venus d’autres régions du pays au
statut de citoyens de
seconde zone
, perpétuant ainsi les sentiments d’inimitié et
d’exclusion, au lieu de construire des relations plus inclusives et
respectueuses du principe démocratique de citoyenneté.
Un
vendeur ambulant à Glodok, le quartier chinois de Jakarta. Les Indonésiens
d’origine chinoise ont été récemment montrés du doigt par des politiciens
qui
les qualifient de « non-autochtones ». Uwe
Aranas/Wikimedia
, CC BY-ND

En Asie
du Sud-Est, par exemple, des politiciens indonésiens nient aux citoyens
d’origine chinoise le statut d’autochtone,
sous-entendant par également qu’ils ne sont pas dignes de confiance. La junte
militaire birmane et plusieurs représentants du culte bouddhique local ont justifié
l’oppression des Rohingyas
) sous le prétexte (fallacieux) que
ceux-ci sont des étrangers qui devraient « rentrer » au Bangladesh.

Des
politiques « indigénistes » qui, à première vue, semblent similaires
génèrent donc en pratique des conséquences très différentes.
Naturellement,
il existe des formes extrêmes de politique identitaire, encore plus violentes
et intolérantes, ancrées dans ce qu’Arjun Appadurai appelle les « identités
prédatrices »
, dont « la construction sociale et la
mobilisation exigent l’extinction de catégories sociales voisines, considérées
comme des menaces pour la survie d’un groupe donné ».
Ce type
de politique identitaire peut mener à la ségrégation, au nettoyage ethnique ou
même au génocide.
Des
facteurs nationaux et internationaux
Pourquoi
les politiques identitaires sont-elles émancipatrices dans certains contextes,
et régressives dans d’autres ? Parfois, la réponse est à chercher dans les
facteurs extérieurs. L’exemple le plus évident est la façon dont la Russie
soutient les minorités rebelles en Ukraine, en Géorgie et en Moldavie, afin de
maintenir son hégémonie sur la région, comme
l’explique Neil MacFarlane
.
Même bien
intentionnées, les organisations internationales aggravent parfois les choses.
En matière de résolution
des conflits
, par exemple, l’Union européenne préfère les ONG
civiles aux mouvements sociaux ethniques ou qu’elle considère sectaires. Cette
préférence est censée promouvoir l’inclusion sociale ; en réalité, elle
empêche sans doute des politiques pro-minoritaires, vectrices de changement
positif, de voir le jour.
Néanmoins
les acteurs internationaux peuvent aussi avoir un impact constructif, comme en
Amérique latine où des organismes et réseaux mondiaux de défense des droits
humains et des peuples autochtones ont contribué à promouvoir une citoyenneté inclusive.
Bien
entendu, les minorités
elles-mêmes
ont leurs propres traditions d’autorité, de
responsabilité, de débat et de tolérance qui peuvent affecter leur façon
d’exploiter les occasions offertes par les réseaux internationaux ou les
structures politiques locales.
La
question de savoir comment ces différents facteurs transnationaux, nationaux et
locaux interagissent pour déterminer l’orientation d’une politique identitaire
reste ouverte et nécessite de plus amples recherches.
Des
hommes armés de l’ethnie Kikuyu provoquent un groupe d’une ethnie rivale à
Naivasha, dans la province kenyane de la Vallée du Rift, le 28 janvier
2008. AFP

La lutte
contre l’exclusion
Même si
les formes régressives de politiques identitaires restent communes, il ne faut
pas oublier que les mobilisations politiques autour des questions de race,
d’ethnicité, de religion ou d’indigénéité sont souvent un moyen de lutter contre
les pratiques d’exclusion au cœur des conceptions dominantes du progrès social.
Les
théoriciens de la modernisation, comme Gabriel Almond et Sidney Verba,
partaient du postulat que les institutions publiques et les identités civiques
qu’ils défendaient étaient accessibles à tous. Or nous savons que ces
institutions et ces identités sont presque toujours empreintes d’une
hiérarchisation culturelle qui valorise certains groupes, perçus comme développés,
civilisés et responsables, et en dénigre d’autres, soi-disant arriérés et
indisciplinés.
Le
progrès social est présenté par ces institutions comme la conséquence naturelle
de l’histoire, de la langue et de la culture de certains groupes, tandis que
celles d’autres groupes sont qualifiées d’obstacles au progrès.
Pour
participer à la vie publique et civique, les membres de ces groupes stigmatisés
doivent se cacher ou gommer leurs traits identitaires, et sont constamment
forcés de combattre les préjugés sur leur valeur ou leur intégration à la
société, comme c’est le cas des Roms.
Sur ce
point le comportement des pays émergents est marqué par l’ambivalence et les
revirements politiques. Ainsi, les campagnes de
discrimination positive en Inde
, en faveur des castes les plus
basses, répondent-elles aux attentes des défenseurs des droits civiques. Elles
coexistent cependant avec la mobilisation récurrente autour de la vision d’un
État-nation hindou et l’incitation afférente à la violence envers les
musulmans.
Même
quand les règles institutionnelles ne font pas officiellement de discrimination
sur des critères raciaux ou religieux, elles peuvent reproduire ces
hiérarchisations de statut et de reconnaissance.
Dans la
mesure où la mobilisation autour d’identités collectives subalternes est pensée
comme un défi (implicite ou explicite) lancé à la hiérarchie, elle peut être
vue non comme une manifestation incivile de sectarisme et de tribalisme, ou un
rejet futile du changement et des influences culturelles, mais comme un combat
pour une forme plus efficace et inclusive de démocratie, de citoyenneté et de
progrès social. Il nous faut rester ouverts à cette possibilité.
Bien sûr,
il n’est pas question de nier l’existence du sectarisme et du tribalisme, ni
leur incivilité, mais le défi consiste précisément à différencier les formes
les plus émancipatrices des formes les plus régressives de politique
« primordiale ».