General

Guerre au Yémen: «La France viole le traité sur le commerce des armes»

Par Jean Guisnel, Le Point, 20/03/2018

Interview.
L’ONG Aser milite pour que la France cesse de vendre des armes aux pays engagés
dans la guerre au Yémen. Et s’apprête à saisir le Conseil d’État.
Combattants
houthis sur le site d’un bombardement aérien de la coalition emmenée par
l’Arabie saoudite près du palais présidentiel à Sanaa, au Yémen, en décembre. ©
Mohammed Huwais / AFP
La guerre
au Yémen, qui fait rage
depuis trois ans, a fait plus de 10 000 morts civiles, quasiment dans
l’indifférence générale. À des milliers de kilomètres de là, la France poursuit activement
ses ventes d’armes aux pays membres de la coalition emmenée par l’Arabie saoudite et les
Émirats, qui soutiennent le président yéménite Abdrabbo Mansour Hadi,
reconnu par la communauté internationale, face aux rebelles yéménites houthis,
aidés par l’Iran. L’ONG française Aser
(Action sécurité éthique républicaines) a engagé le 1er mars une démarche
juridique pour obtenir la suspension des licences d’exportation accordées à
plusieurs industriels français de l’armement. Elle s’apprête à poursuivre cette
procédure devant le Conseil d’État. Interview de son vice-président, Benoît
Muracciole.
 

Le
Point: De nombreuses ONG ont lancé une campagne pour demander que la
France cesse de vendre des armes aux pays arabes engagés dans la guerre au
Yémen. Quelle est votre position ?
Benoît
Muracciole : Elle est très claire : l’ONG Aser, soutenue par
l’association Droit-Solidarité (section française de l’Association
internationale des juristes démocrates, AIJD), a engagé une démarche juridique
pour demander que les licences d’exportation accordées par le gouvernement
français aux industriels livrant des armes aux belligérants du conflit au
Yémen, notamment l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, soient
suspendues. Nous savons que ces licences existent, puisque plusieurs
industriels français, dont Dassault et Nexter, ont fait publiquement état des
succès opérationnels de leurs productions, précisément dans cette guerre
atroce. Ces armes ont donc été vendues et livrées. Elles sont actuellement
utilisées dans les combats.
N’est-ce
pas précisément le rôle des armements ?
Certes,
mais ce que nous dénonçons, c’est l’utilisation de ces armes françaises par des
armées qui agissent en contradiction formelle avec les lois françaises et les
traités internationaux signés par notre pays. Ces usages illicites sont
notamment liés à de nombreuses et graves violations du droit international
humanitaire et des droits humains. Ces pratiques, qui sont celles de toutes les
parties au conflit, sont sans cesse dénoncées par l’ONU depuis 2014. Cinq ans
auparavant, en 2009, Amnesty International avait déjà pointé du doigt les
violations exercées par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. La France
n’a pas été la seule avertie par les ONG. Tous les pays vendeurs d’armes à ces
clients l’ont été. Ces ONG, avec l’ONU et le Parlement européen, ont réclamé la
mise en place d’un embargo.
Les
belligérants s’en prennent à des populations civiles sans défense, de manière
totalement indiscriminée.
Les États
sont souverains. Ils vendent en fonction de leurs règles et des garanties
qu’ils prennent. Que leur reprochez-vous précisément, et à la France en
particulier ?
Les États
vendeurs sont garants du suivi de leurs ventes et du respect des engagements
pris par les acheteurs. Autrement formulé, les États parties au traité sur le
commerce des armes (TCA) n’entendent pas cesser d’en vendre, mais ont un
intérêt commun à la régulation de ce commerce face à la mondialisation croissante
des échanges. Les déplacements massifs de populations, l’accès de plus en plus
facile à des armements sur les marchés illicites, de même que le développement
du terrorisme sont autant de conséquences néfastes pour les gouvernements d’un
marché de l’armement dérégulé. Il devient de plus en plus difficile de
justifier aux yeux de l’opinion publique notre inertie face aux horreurs de la
guerre et des violations massives du droit international humanitaire.
Or,
s’agissant seulement de la France, ces règles contraignantes ne sont pas
appliquées. Pire : notre pays viole le TCA. Il écrit dans son préambule
qu’il « reconnaît aux États des intérêts légitimes d’ordre politique,
sécuritaire, économique et commercial dans le commerce international des armes
classiques » ; il n’en souligne pas moins « la nécessité de
prévenir et d’éliminer le commerce illicite d’armes classiques et d’empêcher
leur détournement vers le marché illicite ou pour un usage final non autorisé,
ou encore à destination d’utilisateurs finaux non autorisés, notamment aux fins
de la commission d’actes terroristes ». La France sait que, depuis le
début de cette guerre, les lois de la guerre sont systématiquement violées. Les
belligérants s’en prennent à des populations civiles sans défense, de manière
totalement indiscriminée. Dans un rapport de janvier 2017, l’ONU recensait
déjà 987 frappes sur des cibles civiles. La France le sait
parfaitement. Et il faudrait que nous laissions passer ça ?
Avez-vous
obtenu des réponses officielles à vos questions sur ces ventes ?
Jamais.
Pas une seule. C’est pour cette raison que nous nous sommes adressés le 1er
mars au Premier ministre et secrétariat général de la sécurité et de la défense
nationale (SGDSN), afin de demander la suspension immédiate des licences
d’exportation de matériels de guerre et matériels assimilés destinés aux pays
impliqués dans la guerre au Yémen. Il s’agit d’obtenir du gouvernement qu’il
respecte les engagements internationaux souscrits par la France et de demander
à la juridiction administrative qu’elle sanctionne l’action illégale de
l’administration ; nous n’obtiendrons rien sans une vaste campagne
d’opinion. Le droit reste la traduction d’un rapport de force au sein de la
société. Nous convions les représentants des associations dont l’objet social
recoupe ces objectifs et les parlementaires à se rassembler pour renforcer
notre saisie prochaine du Conseil d’État aux fins de voir la France suspendre
ses exportations d’armes destinées aux pays impliqués dans la guerre au Yémen.