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La centrale nucléaire d’Ostrovets : un Tchernobyl en puissance aux portes de l’Europe ?

28 Juillet 2016

Aux confins de l’Europe, c’est un peu le sujet chaud du moment. Sous nos latitudes, en revanche, personne ou presque n’en parle. Il y aurait pourtant matière à s’inquiéter. La Biélorussie a lancé le chantier de construction d’une centrale nucléaire dans la région de Grodno, limitrophe de la Lituanie. Les associations de défense de l’environnement, le Parlement européen et de nombreux analystes tirent la sonnette d’alarme, tant le projet semble hâtif et peu en phase avec les normes de sécurité les plus élémentaires.

Minsk a entrepris la construction d’une centrale nucléaire à Ostrovets, dans la région biélorusse de Grodno, à 50 kilomètres de Vilnius, capitale de la Lituanie. Le régime d’Aliaksandr Loukachenka a confié la réalisation des travaux au géant russe du nucléaire Rosatom, qui gère le chantier et forme le personnel. Le coût total du projet s’élève à 9,7 milliards de dollars – de l’argent prêté par Moscou – pour deux réacteurs à eau sous pression de type AES 2006, d’une puissance de 1 200 MW chacun. L’exploitation du premier réacteur devrait commencer en 2018. La centrale prendra alors progressivement le relais des centrales à gaz qui fournissent 95 % de l’électricité actuelle du pays. 

Ça, c’est pour l’objectif affiché. Et à en croire l’équipe qui œuvre à la construction de la centrale, tout serait mis en œuvre pour qu’il soit rempli dans des conditions de sécurité maximales. Circulez, il n’y a rien à voir : « Tchernobyl, on y pense tous les jours. C’est pour ça qu’on prend toutes les précautions », affirme ainsi Andreï Kushnarenko, en charge de la sûreté du site. Comment, en effet, oublier ce 26 avril 1986, quand on sait que la Biélorussie fut le second pays le plus touché par cette catastrophe – 70% des retombées du nuage radioactif auraient atterri sur le quart sud-est du pays. Edouard Svirid, chargé de l’information du public, se veut lui aussi rassurant : « Le toit ajouté à la centrale la protégera de possibles défaillances à l’intérieur et des risques venus de l’extérieur. »

La communication officielle de Minsk est également bien rôdée, martelée à tout va : la probabilité d’un accident serait inférieure à un tous les dix millions d’années. Pas suffisant cependant pour désamorcer les inquiétudes hors de Biélorussie. Les premiers à avoir exprimé leur préoccupation sont les pays baltes, la Lituanie voisine en tête. Et pour cause : du fait du montant limité du prêt consenti par la Russie, Rosatom s’est engagé à construire une centrale qui n’inclura pas de sarcophage autour des réacteurs. Des sarcophages qui n’ont pourtant rien de superfétatoires, puisqu’ils ont pour objet de contenir les radiations en cas de fuite. L’approche de Minsk revient donc à concevoir une voiture sans ceinture de sécurité, tout en assurant aux acheteurs que les accidents de la route sont très rares. Dans ces conditions, le moindre dysfonctionnement de la centrale exigerait une évacuation totale de la capitale lituanienne voisine.

Si Rosatom affirme que ses réacteurs sont sûrs, les organisations russes de défense de l’environnement en doutent. Pour rassurer, Minsk se contente pour sa part d’avancer que le site n’étant pas situé sur une zone sismique, les risques sont minimes. C’est oublier un peu vite qu’un puissant tremblement de terre a secoué la région en 1909. Au danger que représente l’édification de deux réacteurs sans sarcophages dans une zone touchée par une intense activité sismique il y a un siècle viennent s’ajouter deux autres problèmes, celui de l’utilité profonde du projet et celui de sa rentabilité. Sur le premier point, Georgy Lepine, éminent scientifique biélorusse, confie son scepticisme au journal français La Croix : « Dans le pays, nous n’avons pas de vrais spécialistes pour gérer la centrale. Et, fondamentalement, nous n’en avons pas besoin pour notre approvisionnement en électricité ». Voilà qui n’est guère enthousiasmant, d’autant que le deal passé entre Minsk et Moscou, s’il est censé assurer l’indépendance énergétique de la Biélorussie, pourrait bien consacrer a contrario sa subordination pour de longues années encore. 

Le crédit contracté par la Biélorussie auprès de Moscou, d’un montant de presque 10 milliards de dollars, devra être remboursé sur 25 ans à compter d’un délai de six mois après le lancement du second réacteur, en 2020. D’ici-là, un défaut de paiement expose la Biélorussie à perdre le contrôle, voire la propriété du projet – un scénario dénoncé comme très probable par nombre d’experts. Ainsi ce projet, qui visait initialement à réduire la dépendance énergétique biélorusse à son voisin, semble bien parti pour la renforcer encore plus, comme la Russie fournira crédits, technologies et combustibles.

Si, on s’en doute, Minsk ne communique pas spécialement sur les zones d’ombre liées au projet, organisant même une forme d’omerta rendant compliqué le travail des lanceurs d’alerte,  côté russe, un certain mutisme est lui aussi de mise. Si les plaintes des pays baltes ont finalement forcé le Kremlin à se prononcer, sa position est demeurée très ambiguë. Tout en assurant qu’elle était ouverte aux négociations, la Russie a continué la mise en œuvre du projet sans aucune modification ou prise en compte des inquiétudes qui lui avaient été soumises. Il n’est pas inhabituel que Moscou prétende être à l’écoute pour donner le change, tout en continuant sans complexe à mener à bien ses projets. Tous les observateurs s’accordent à dire que l’attitude d’ouverture affichée n’est qu’une manoeuvre dilatoire, une façon de gagner du temps, et de ne pas répondre à cette question, soulevée par certains analystes : et si ce projet était une réponse au bouclier anti-missile de l’OTAN, qui avait tant irrité le Kremlin ? L’infiltration d’une menace nucléaire aux portes de l’UE pourrait ici servir de moyen de pression – voire de chantage.

Pour l’heure, l’EU n’a pas encore réagi, alors que la menace devient plus réelle chaque jour. Ni Jean-Claude Juncker, Président de la Commission, ni Karmenu Vella, commissaire à l’Environnement, ni Maroš Šefčovič, commissaire aux Energies, ne se sont intéressés au dossier – au prétexte que la Biélorussie n’est pas membre de l’Union. Pourtant, les conséquences potentielles de l’implantation de cette centrale au rabais aux portes de l’UE pourraient s’avérer dramatiques pour les pays membres. En effet, n’en déplaise au gouvernement français de l’époque, la radioactivité ne connait pas d’obstacles, les nuages radioactifs ne contournent pas diplomatiquement les frontières. Pas plus que les cours d’eau : le site se sert de l’eau des rivières qui se déversent dans la mer Baltique, elle-même reliée à des cours d’eau qui traversent tout l’Europe. 

Le Parlement européen a soumis la question de la sécurité nucléaire aux portes de l’Europe à la Commission le 7 juin dernier. Il faut accompagner cette demande d’une pression citoyenne afin que cet enjeu soit traité à la hauteur de sa gravité. Une solution pourrait être de mandater un acteur indépendant chargé de la sécurité du site, accrédité par Bruxelles. Ce qui est certain, c’est que tant que la Commission n’aura pas pris ses responsabilités, rien n’empêchera la construction d’un nouveau Tchernobyl en puissance aux portes de l’Europe.