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Le Sahel au défi de sa démographie

Jean-Marc
Pradelle, Claire Gillot, The Conversation, 1 juillet 2018

Ce lundi
2 juillet, la lutte contre le terrorisme et l’accélération du
développement des pays du « G5 Sahel » seront au centre des
discussions du sommet de l’Union africaine (UA), en Mauritanie.
Des villageois
se déplacent dans la région de Diapaga, à 300 kilomètres d’Ouagadougou, au
Burkina Faso afin de bénéficier d’une aide agricole durant une période de
sécheresse. Raphael de Bengy/AFP
Le Sahel
traverse une phase de croissance démographique sans précédent dans aucune autre
région du monde. En l’espace de 20 ans, période très courte, la population
des pays du G5 (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) pourrait
doubler, ce qui la ferait passer, en vase clos, de 80 à 160 millions
d’habitants en 2040.

En
comparaison, celle des pays côtiers atlantiques d’Afrique de l’Ouest sera
multipliée par 1,8, alors que la dynamique démographique dans le Maghreb
sera beaucoup moins forte : la population
devrait y croître d’environ 30 %
.
Graphique
établi par le Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (CSAO-OCDE). AFD, Author
provided
Ces
constats, renforcés par la situation de crise sécuritaire aiguë de certaines
régions du Sahel, inquiètent la France et l’Europe, qui y voient une menace
migratoire, amplifiée par des essais récents aux titres parfois provocateurs.
On pense notamment à l’essai de Stephen
Smith, La ruée vers l’Europe
.
Mais il
faut aussi replacer cette hausse importante de la population de l’Afrique
subsaharienne dans son contexte, celui d’une phase de rattrapage historique.
Avec un niveau de plus de 2 milliards prévu en 2050, elle retrouve seulement
en ce XXIe siècle l’importance
relative qu’elle avait dans la population mondiale au XVII
siècle, soit environ 1/5e.
Entre ces
deux dates, la traite
négrière et la colonisation
ont conduit l’Afrique subsaharienne à
moins de 10 % d’une population mondiale par ailleurs en croissance, sa
population ne dépassant pas 100 millions d’habitants jusqu’au début du XXe
siècle.
La
mobilité, condition clef du développement
Parler
d’une « Ruée vers l’Europe » comme le propose Smith revient cependant
à caricaturer la situation. L’objectif des femmes et hommes du Sahel, notamment
de sa jeunesse, est d’améliorer leur situation, de chercher un meilleur accès
aux services de base, à la formation, la santé, le logement, l’information, la
sécurité…
Ce qui
conduit parfois à se déplacer, sans perdre nécessairement le contact avec leur
région d’origine. C’est également l’aspiration au voyage, à la découverte, que
connaissent tous les jeunes du monde.
Ces
conditions meilleures, si elles ne se présentent pas sur place, ils les
trouvent dans les bourgs et villes de rang supérieur à leur lieu de vie actuel.
La majorité
des Sahéliens qui choisissent de se déplacer s’installeront donc dans leur
propre pays
. D’autres traverseront une frontière pour rallier des
pôles de croissance dans des pays voisins mieux dotés comme le sont la plupart
des pays qui entourent le Sahel, en Afrique de l’Ouest côtière ou au Maghreb.
Enfin,
une partie des déplacements conduira des Sahéliens vers d’autres régions du
monde, comme ce fut souvent le cas des régions en transition démographique (de
1850 à 1914, 60 millions
d’Européens quittèrent l’Europe
).
Achile
M’Bembé le dit à sa manière : « Si la
plus grande question du XX
siècle était
celle de la race, au XXI
siècle, ce
sera celle de la mobilité »
.
Une
transformation profonde et rapide des sociétés
Les idées
reçues ont la vie longue. Les images d’un Sahel de paysans et d’éleveurs que
les sécheresses
des années 70 et 80
avaient projetées dans le monde occidental
sont restées dans les mémoires.
Or, les
pays sahéliens se sont dotés depuis lors d’un réseau de villes et de voies de
communication. Dans certains pays sahéliens, le niveau
d’urbanisation est ainsi passé de 2 % en 1950 à 25 % en 2010
.
Les Sahéliens se procurent leur alimentation via le marché pour plus des
deux tiers
.
Les
chaînes alimentaires (production-transformation-commercialisation)
fonctionnent, permettant aux Sahéliens de se nourrir à 80 % de
produits sahéliens
, ces derniers se composant principalement de
céréales, graines oléagineuses, racines et tubercules, légumineuses, huile,
sucre.
Les
diasporas émigrées en Afrique (en Côte d’Ivoire notamment), en Europe, en
Amérique du Nord, apportent par ailleurs à leurs pays d’origine plus de
ressources que l’aide au développement : 2,2 milliards
de dollars au Sénégal et 1 milliard au Mali en 2017
.
La vision
dominante aujourd’hui d’un Sahel en crise provient surtout des difficultés de
certains États de la région (notamment le Mali et le Nigeria) à gérer la sécurité de leur territoire
national
.
Cette
vérité, certes préoccupante, ne doit pas masquer que le Sahel est engagé dans
une transformation interne des sociétés, passant par une forte urbanisation des
bourgs, des villes secondaires et des capitales, et par une transformation des
modes de vie (comportement de consommation, logement, mode de transport, accès
aux services et à l’information).
Accompagner
le processus de peuplement en cours
Ces
transformations en appellent d’autres. Ainsi, l’urbanisation en cours
nécessitera d’équiper les agglomérations et de les doter de pouvoirs locaux
représentant toutes les parties prenantes impliquées dans les économies et
sociétés locales, leurs biens communs.
Les
régions frontalières entre les pays du Sahel et les pays côtiers (de la Côte
d’Ivoire au Cameroun en passant par le Nigéria) verront une activité
commerciale dense. La distinction rural-urbain laissera la place à la notion de
territoires centrés sur des bourgs et des villes secondaires, ce qui suppose
que les pouvoirs centraux acceptent de jouer le jeu d’une véritable décentralisation,
point clef d’un renouveau de la gouvernance que les peuples sahéliens,
notamment leur jeunesse, appellent
impatiemment de leurs vœux
.
Ce
mouvement est en marche mais les observateurs occidentaux peinent à le
comprendre, notamment à saisir l’importance
considérable du secteur informel
véritable économie populaire permettant à
la majorité de se procurer un revenu
, secteur en outre articulé avec
le secteur « moderne » comme celui des technologies mobiles et des
nouveaux médias.
Comprendre
les transformations induites par ce peuplement accéléré – où vivront les
Sahéliens, comment évolueront les emplois et les comportements sociaux – est
indispensable pour anticiper, et pour ouvrir l’éventail des choix offerts aux
Sahéliennes et aux Sahéliens, dans différents domaines, notamment l’aménagement
des cadres de vie, la planification familiale, l’éducation, l’emploi et la
mobilité.
Questions
internationales n°58, « Sahel », janv-fév 2012, PIB Sahel, 2011. Sciences Po/Banque
mondiale
, CC BY-NC-ND
Une
mobilité dont doit s’emparer la CEDEAO
Les pays
sahéliens et la communauté internationale ont donc deux défis essentiels à
relever dans le Sahel, celui de la crise sécuritaire et celui de la
transformation du peuplement. Ces deux défis n’ont pas les mêmes temporalités
et l’un ne peut occulter l’autre.
Pour
servir de cadre général aux débats des États sur cette mobilité, seule la Communauté
économique des États de l’Afrique de l’Ouest
(CEDEAO) paraît à la
hauteur des enjeux, parce qu’elle regroupe déjà une large majorité des États
concernés, plusieurs pays, non des moindres, étant en outre candidats à y
entrer (la Mauritanie, le Maroc, la Tunisie).
Dans les
deux cas, les bailleurs de
fonds
doivent s’efforcer d’adopter ensemble des modes d’action plus
rapides et efficaces que par le passé.