General

Apologie de la contagion Une quarantaine permanente

Santiago Alba Rico 19/03/2020
Depuis l’apparition du Covid-19, il ne se passe plus rien. Il n’y a plus d’infarctus, de dengue, de cancer, ni autres grippes, ni bombardements, ni réfugiés, ni terrorisme, ni rien. Et, bien sûr, il n’y a plus de réchauffement climatique.

Tradotto da Jacques Boutard
Au début de l’été 1834, l’épidémie de choléra qui se propageait depuis deux ans à travers l’Espagne causa plus de 3 000 morts à Madrid. Le 17 juillet, la plèbe très catholique du quartier de Lavapiés (ou de l’Avapiés) attaqua et incendia les couvents de Madrid, tuant 75 moines et religieuses des ordres les plus divers installés dans la capitale : jésuites, franciscains, frères de la Merci, etc.. Les jours précédents on avait aperçu – disait-on – des « ribaudes » et des « gueux » en train de trafiquer les fontaines de manière suspecte et, la veille de l’émeute populaire (« une orgie de cannibales », selon Menéndez y Pelayo), un jeune marchand de peignes de la rue Carretas qui avait été pris en train de verser de la poudre jaune dans une canalisation de la Puerta del Sol, avoua sous les coups qu’il l’avait fait sur ordre des Jésuites. La ville fut prise de délire.
Dans son roman Un faccioso más y algunos frailes menos [Un factieux de plus et quelques moines de moins], Benito Pérez Galdós relate l’épisode en décrivant, à travers quelques personnages populaires, la terreur paranoïaque qui saisit les Madrilènes et leur acharnement à chercher un coupable. Maricadalso, qui vient de perdre sa fille, se fâche lorsque le prêtre Gracián parle d’une maladie orientale appelée « choléra » : « Ce n’est pas une épidémie qui vient d’Asie mais des malaimables», dit-elle ; « ce sont les méchants, les coquins qui veulent en finir avec une moitié du monde pour rester tout seuls. » Et quelques pages plus tard, après que la rumeur de l’empoisonnement des eaux s’est répandue, Tablas, l’amant de Nazaria la bouchère, assis à la table d’une taverne, exprime à ses compagnons l’obsession collective : « Pourquoi empoisonnent-ils les gens ? Pour en finir avec les libéraux. Ils disent : « Nous ne pouvons pas anéantir nos ennemis un par un, alors finissons-en avec toute le genre humain ». » La fureur vengeresse et anxiogène s’est déversée, comme un tsunami, sur les représentants de l’Eglise.
À l’époque du coronavirus, le monde devient familier et ancien. Chaque fois qu’un peuple a dû faire face à une menace collective, il a cherché un organisme concret auquel en attribuer la responsabilité afin d’y trouver un remède. C’est le bouc émissaire, que les Grecs appelaient pharmakos (d’où notre “pharmacie”), une victime choisie au hasard sur laquelle on chargeait toutes les responsabilités de la crise et dont le sacrifice, ou l’expulsion de la ville, délivrait les hommes de tout danger. « Morte la bête, mort le venin, » dit le proverbe. En 1834, le peuple de Madrid s’en prit au clergé parce que celui-ci soutenait les carlistes, prêchait des vertus qu’il ne pratiquait pas et accusait les pauvres de provoquer la colère de Dieu par leurs péchés. Chaque époque et chaque peuple a ses propres pharmakos. Ces dernières semaines, tandis que le coronavirus se propageait dans le monde entier, la fièvre conspirationniste a revêtu des traits contemporains, c’est-à-dire racistes et/ou géopolitiques. Il y en a qui relèvent clairement de la psychiatrie, et d’autres, de la pseudo-science. Parmi les premiers, je citerai celui d’un Italien cinglé qui rend responsables les vaccins. Selon lui, l’apparition du coronavirus aurait succédé à la campagne de vaccination obligatoire en Chine, où des substances contenant une “poudre intelligente”, déjà inoculées dans le sang de toute l’humanité, auraient été utilisées, permettant de “numériser” les personnes, afin que “les méchants” et les “coquins” – les élites mondiales – puissent activer le virus à distance aussi souvent qu’ils le souhaitent, ainsi que les fonctions des organes.
Parmi les pseudo-scientifiques qui associent données réelles et élucubrations fantaisistes, on peut citer les déclarations, aussi virales sur les réseaux que les virus le sont dans les bronches, de Francis Boyle, un juriste usaméricain spécialiste de la « guerre biologique » qui, à partir de l’existence réelle d’un laboratoire P4 dans la région de Wuhan, se livre à de fébriles élucubrations sur une [prétendue] antichambre virale de la « Troisième Guerre mondiale ». Admettons qu’il y a quelque chose de troublant dans la gestion de la crise. Je fais allusion, dans le cas présent, à un excès de transparence. Contrairement à ce qui s’est passé lors des crises précédentes – on pense évidemment à Tchernobyl, mais aussi à la gestion obscurantiste des suites du 11 septembre aux USA – où la panique des populations reposait sur le sentiment fondé que les autorités occultaient les données et les décisions afin de protéger des intérêts sordides sans rapport avec le bien-être collectif, dans le cas présent l’inquiétude vient de la brutalité déconcertante des mesures gouvernementales, qu’elles soient ou non disproportionnées, par rapport à la gravité officielle de la menace et dont la nature arbitraire, selon les pays, est plutôt choquante.
En Italie, par exemple, on impose une distance d’un mètre entre les personnes, tandis qu’en France, les rassemblements de plus de 5 000 personnes sont interdits, deux mesures qui révèlent l’arbitraire gouvernemental, ainsi qu’une volonté assez histrionique d’afficher l’autorité de l’État, que certains interprètent déjà, de façon quelque peu précipitée, comme la répétition générale d’un futur « état d’exception ». Est-ce le virus qui a échappé à tout contrôle, ou les mesures prises contre lui ?
La vérité, en tout cas, est que cette “transparence administrative”, fille de l’ « improvisation émulative », a provoqué une panique mondiale très propice aux théories du complot dans un monde où toutes les puissances -technologiques, économiques et politiques- s’accordent pour les rendre crédibles. Le complotisme fonctionne toujours comme un moyen de défense contre ce que nous ne pouvons pas contrôler ; et disons qu’il n’y a pas de combinaison plus favorable que celle qui réunit un microbe imprévisible et un contexte civilisationnel qui nous dépasse complètement ; qui unit, en l’occurrence, l’infiniment plus petit que l’homme, insaisissable, avec l’infiniment plus grand, irreprésentable.
Nous avons donc, plus que jamais, besoin d’un bouc émissaire, un pharmakos, que la motivation en soit raciste, anti-impérialiste ou anticapitaliste. Pourquoi ? Parce que le complotisme, comme le rasoir d’Ockham, réduit toutes les complexités et les abstractions à un concret compréhensible et presque tactile, et en est donc rassurant. Il a quelque chose d’une amulette primitive ou d’une cérémonie destinée à éloigner le mauvais sort. Nous aimerions croire que seuls les hommes existent, même s’ils sont mauvais, et que même la destruction maximale est une affaire humaine qui nous maintient dans l’univers que nous avons nous-mêmes créé et que nous pouvons encore dominer. La conspiration, en fin de compte, est un ordre, un système, une volonté ; son sujet est intelligible et, si on ne peut pas toujours le neutraliser, il est toujours reconnaissable et, plus encore, capable de reconnaître : il reconnaît notre existence individuelle, ne serait-ce que pour y mettre fin. Quant à la nature et au pouvoir technologique, ils nous exposent soudain en pleine lumière, dans la nudité des origines, où nos corps, il y a 100 000 ans, étaient exposés aux mandibules aveugles des prédateurs.
En définitive, le complotisme nie les deux menaces qui terrifient le plus l’être humain : la contingence et la nature, que le capitalisme, du moins dans l’imaginaire occidental, semblait avoir conjurées pour toujours. Et voilà qu’un maudit virus couronné, sans visage et sans yeux, apparaît devant nous, armé de deux idées terrifiantes.
Le coronavirus (1) est aléatoire. C’est-à-dire qu’il n’a pas été créé par l’homme et que son destin ne dépend pas en fin de compte de l’humanité. D’une part, il n’a aucun critère pour choisir ses victimes, il le fait de la manière la plus démocratique qui soit. Comme la peste d’Athènes, la mort noire du Moyen Âge, la grande peste de Londres ou la « grippe espagnole » d’il y a un siècle, elle menace la vie des riches comme des pauvres, des roturiers comme des nobles, tout en étant légèrement plus indulgente – c’est tant mieux – envers les Subsahariens, dont les systèmes de santé ne résisteraient pas à l’assaut. Un virus est tellement infra-humain qu’il ne reconnaît même pas nos hiérarchies sociales et nos taxonomies historiques, ce qui nous stupéfie et nous rabaisse en tant qu’êtres humains. Même les pauvres sont rassurés par une Faucheuse dotée d’une conscience de classe ! D’autre part, sa propre contingence nous empêche de lui attribuer la moindre intention coupable ; il nous tue sans que cela ait de sens, ni pour lui, ni pour nous ; il n’y gagne rien, dans un monde où le profit est toujours une circonstance atténuante et même une vertu ; nous perdons tout, dans un monde où nous voulons au moins être punis pour un crime ou pénalisés pour avoir opposé une résistance. Car nous préférons toujours la malveillance au hasard.
De plus, le coronavirus (2) n’a pas de personnalité, il est, si l’on veut, abstrait. Nous ne pouvons pas nous lui parler, ni l’implorer ou négocier avec lui. Il est l’Autre absolu qui transforme tout autre, comme porteur de quelque chose qui n’est pas lui-même, en ennemi de cette humanité qui ne se conserve qu’en nous. Exactement comme le pouvoir des machines et celui de la finance.
Notons que la contingence et l’impersonnalité sont les deux traits que nous attribuons traditionnellement à la Nature antagoniste (entendue comme cette entité superflue que nous pensions de plus en plus petite) à l’ordre humain. Ce qui est à l’extérieur de nous, ce qui reste à l’extérieur de nous, ce que nous n’avons pas encore réussi à intérioriser ou à assimiler : combien tout cela est effrayant pour une civilisation solipsiste qui a oublié que c’est aussi la source de toute la vraie joie. Le virus infra-humain qui tue est inséparable de la fleur parahumaine qui nous ressuscite, du regard surnaturel qui nous fait dérailler dans le métro.
Ainsi, face au danger le plus abstrait, nous préférons, comme il y a mille ans, comme il y a 50 000 ans, la conspiration qui nous permet de haïr une personne concrète, même imaginaire, et d’être haï par une personne concrète, même si nous ne pouvons pas nous défendre. Les « coquins » et les « méchants » ont un nom, un visage, des yeux, une volonté. Les « coquins » et les « méchants » s’occupent de nous, Dieu merci ! Le complotisme qui humanise un virus contingent et impersonnel apporte ce minimum de narcissisme et d’estime de soi sans lequel pas même les plus humiliés et les plus offensés ne peuvent survivre.
Or, la vérité est que ce complotisme millénaire est désormais incapable de mobiliser l’expérience de l’impuissance – face à la contingence et à l’abstraction – qui nous saisit tous dans un monde où la Nature se révolte et dans lequel la biopolitique technologisée nous désoriente. Cette irritante sensation d’irréalité, la racine soudaine de la réalité immergée dans nos tablettes et nos supermarchés, indique un tournant ou un coude civilisationnel que nous avions bercé ou incubé lors de toutes les crises précédentes. Quelle que soit l’évolution de la pandémie, nous pouvons signaler trois “effets anthropologiques” que le virus lui-même, ou sa gestion administrative et médiatique, a déjà introduits dans nos vies.
Le coronavirus (premièrement) a révélé en un instant – en un éclair – notre vulnérabilité ou, si vous préférez, notre antiquité. Soudain, nous vivons dans un monde très ancien, nous faisons partie d’un monde très ancien et nous réagissons d’une manière très ancienne. Notre peur déchire le mince voile de nos illusions d’immortalité et nous ramène au premier jour du Cro-Magnon, quand nous étions à la merci des bêtes sauvages. Nous ne sommes ni postmodernes, ni cosmopolites, ni des cyborgs. Nous ne sommes pas des citoyens du XXIe siècle.
Nous portons dans notre corps une très longue histoire qui nous revient au moment où nous sommes le moins préparés à l’assumer. Nous confondons à nouveau la maladie, le crime et le péché ; nous confondons à nouveau l’étrangeté et l’animalité ; nous avons besoin d’un pharmakos de notre taille ou d’une plus petite/grande, suffisamment proche pour que nous puissions le haïr et suffisamment éloigné pour ne pas être “contagieux”. La « transparence administrative » et ses mesures spectaculaires, qui pourraient changer nos habitudes pour longtemps, donnent libre cours à ce primitivisme ressuscité qui, en même temps, s’accorde très bien avec le « célibat social » du capitalisme : célibat nationaliste, célibat consumériste, célibat raciste. L’homo masqué, symbole de la nouvelle ère, c’est le retour capitaliste vers les cavernes.
Inséparable du premier point, le coronavirus (deuxièmement) a révélé – dit-on – la fragilité de l’économie. Ce n’est pas vrai. Et pas seulement parce que, comme l’explique Eric Toussaint, l’économie était déjà en crise avant son déclenchement. Non. Le coronavirus n’a pas révélé la fragilité de l’économie mondiale ; ce qu’il a révélé, c’est sa dépendance vis-à-vis des corps – les corps qu’il exploite et qu’il nie et dont il fantasme sans cesse le « dépassement », matériellement et symboliquement. Cette fragilité pourrait aussi être l’occasion de décider quel monde nous voulons et nous devrons faire en sorte qu’il soit conforme à notre volonté, mais je crains fort que, si « physiquement » nous n’avons pas ou peu changé en 40 000 ans, les changements culturels que nous avons subis ces dernières décennies, qui nous ont peut-être rendus plus conscients, nous ont aussi rendus plus paresseux et moins vigilants ou, en d’autres termes, plus stupides.
Personne – en principe – ne veut être contaminé, et c’est logique ; mais il s’agirait plutôt de revendiquer la contagion, d’utiliser la contagion en notre faveur, d’assumer la contagion, comme les médecins et le personnel de santé, comme alternative à un ordre abstrait, très vulnérable à la contingence, qui se veut libéré de toutes les limites : celles de la mort, de la douleur, du sacrifice et même des aventures. Un ordre qui, non content de confondre le bonheur avec la consommation, ou les guerres avec les noces, confond depuis longtemps « communication » et vie. L’Italie, toujours à l’avant-garde du meilleur et du pire, avec ses mesures radicales contestées et ses paniques nihilistes, nous montrera le chemin.
Enfin (troisièmement), et ce n’est pas du tout anecdotique, le fait très paradoxal que le coronavirus, avec sa scandaleuse fragilité, ait aboli la mort, ne cesse d’être inquiétant – à l’origine de ce sentiment d’irréalité radicale. Le résultat de la “transparence administrative” et de l’utilisation des informations, Et de la panique que les deux ont provoquée, il se trouve que depuis l’existence de Covid-19 personne ne meurt plus. En fait, il arrive que rien ne se passe. Il n’y a plus de crises cardiaques, de dengue, de cancer, de grippes, d’attentats à la bombe, de réfugiés, de terrorisme ou quoi que ce soit d’autre. Bien sûr, il n’y a plus de changement climatique, même s’il serait très facile et très utile d’associer pédagogiquement la multiplication des virus au harcèlement capitaliste de la Nature ; et même de profiter de cette pause pour remettre en cause le modèle. Le monde s’est arrêté, nous vivons dans un état d’exception ou de quarantaine planétaire où nous attendons, presque soulagés et presque heureux, cette parenthèse tremblante qui nous invite à considérer le monde comme perdu – et à en profiter pour boire un dernier coup sur une dernière terrasse, toujours estivale.
Pendant ce temps, les “coquins” et les “méchants” continuent à travailler.