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Sorti des oubliettes : réédition de la version originale de Psychologie de masse du fascisme, le classique de Wilhelm Reich

Andreas Peglau 23/02/2020
Le 14 juillet 1886, Friedrich Engels avoua dans une lettre à Franz Mehring que lui et Marx avaient négligé « la manière » dont « les représentations politiques, juridiques et autres, façonnées par l’idéologie et les actions les traduisant » voyaient le jour.

Tradotto da Fausto Giudice
À l’exception de la « théorie critique », qui est restée marginale, cette lacune subsiste encore aujourd’hui dans le marxisme : l’enfance, l’éducation, la socialisation, la psyché, les motifs, la conscience et, plus encore, les processus inconscients n’y jouent pas un grand rôle. Mais comment pourrait-on jamais construire une communauté dans laquelle « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » et dans laquelle s’appliquerait la devise « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » si l’on ne recherche pas systématiquement et si l’on n’inclut pas ce qui caractérise exactement un individu libre, les conditions nécessaires pour qu’il soit libre, de quelles capacités disposent les personnes et quels besoins les animent ?
Contre leurs propres intérêts
La science psychologique (des profondeurs) dont ces questions relèvent est cependant considérée par nombreuses personnes de gauche comme une diversion par rapport au « vrai truc », la lutte des classes. Ce qui ressort de l’individu est fréquemment compris comme opposé au politique. On préfère considérer les humains comme des pages blanches sur lesquelles chaque société écrit son texte, d’une manière ou d’une autre, un jour ou l’autre.
Mais si tel était le cas, pourquoi des décennies de « socialisme réel » n’ont-elles pas produit d’entrées durables sur ces pages ? Pourquoi la majorité des citoyens de la RDA a-t-elle choisi la pseudo-liberté capitaliste en 1990 au lieu de tenter de restructurer leur propre État d’une manière qui fît sens ? Comment est-il possible que des personnes – encore aujourd’hui – se comportent contre leurs intérêts objectifs, courent après des politiciens malhonnêtes et des partis ouvertement réactionnaires ou contribuent volontairement à des systèmes dans lesquels elles sont manipulées, exploitées, opprimées ou même envoyées à la mort ?
Wilhelm Reich (1897-1957) est l’un des rares à avoir donné des réponses consistantes à ces questions. Il a été l’un des compagnons d’armes les plus créatifs et les plus importants de Sigmund Freud jusqu’à ce qu’il quitte Vienne pour Berlin en 1930. En Allemagne, il est devenu l’auteur psychanalytique le plus lu après Freud. En Autriche, le parti communiste l’avait désigné comme candidat au Conseil national (chambre basse du Parlement) à l’automne 1930. À Berlin, où il est immédiatement devenu membre du KPD (Parti communiste allemand), il a rapidement fait partie groupe dirigeant u mouvement de réforme sexuelle proche du parti et a enseigné à l’École ouvrière marxiste (MASCH, 1925-1933).
À la fin de l’été 1933, Reich a publié La psychologie de masse du fascisme alors qu’il était en exil au Danemark, une pierre milliaire dans ce qu’on appelle aujourd’hui la recherche sur l’extrémisme de droite. À ce jour il n’est paru aucun livre psychanalytique offrant un traitement aussi approfondi des racines psychosociales des mouvements de droite que La psychologie de masse de Reich (version française à partir de l’édition US de 1946, publiée par Payot en 1998) et La passion de détruire : Anatomie de la destructivité humaine d’Erich Fromm (orig. 1973, éd. fr. 2001).
Entre 1933 et 1941, Reich a été le seul psychanalyste au monde à s’opposer ouvertement et publiquement au fascisme, et à partir de 1935 également au stalinisme. Une figure remarquable de l’histoire des sciences et du mouvement ouvrier, dont il n’existe cependant qu’une misérable caricature. Comment cela est-il possible ?
« Muqueuse opaque »
Reich n’a jamais été un communiste conformiste. Après avoir critiqué les opinions de Friedrich Engels sur les origines de la famille dans ses publications en 1932 et constaté que ses camarades étaient « beaucoup plus pénétrés jusqu’à la moelle de morale sexuelle bourgeoise que nous le croyons tous », il a été pris dans les feux croisés de la critique. En peu de temps, le plus haut niveau du parti a été impliqué en la personne des fonctionnaires du comité central Ernst Schneller, Wilhelm Pieck et Ernst Grube. Après le la prise de pouvoir nazie, le différend est devenu insurmontable. D’après l’Internationale communiste, la dictature hitlérienne était « l’étape préliminaire » d’un « grand bouleversement ». Le verdict de Reich était différent. La première phrase de sa psychologie de masse était : « La classe ouvrière allemande a subi une lourde défaite et avec elle tout ce qui est progressiste, révolutionnaire, civilisationnel, les vieux objectifs de liberté de l’humanité laborieuse ».
Le 21 novembre 1933, Reich apprend par le journal du Parti communiste danois Arbejderbladet qu’il a été expulsé des organisations communistes. Entre autres raisons mentionnées : « la publication d’un livre au contenu contre-révolutionnaire », à savoir La psychologie de masse.
En 1933/34, le livre a fait l’objet de recensions positives par des trotskystes, des libres penseurs, les sociaux-démocrates danois, les anarchistes et des membres du Parti socialiste ouvrier (SAP). Dans la Neue Weltbühne de décembre 1933, Ludwig Marcuse confirme : « Reich cherche (…) les fondements théoriques d’une propagande réaliste (…) contre le fascisme. Il estime, à juste titre, que le marxisme, dans sa configuration théorique actuelle, ne peut assurer une telle propagande. »
Comme on pouvait s’y attendre, les journaux communistes avaient une opinion très différente. Le 7 janvier 1934, dans le Gegen-Angriff paraissant à Prague « que le succès temporaire d’Hitler emporte toutes sortes de petits bourgeois qui – comme Reich – se prennent pour des communistes ». Le 30 avril 1934, la Deutsche Volkszeitung complète le tableau : La psychologie de masse « reflète complètement la position du trotskysme international ». Le « prêcheur sexuel » Reich « a couvert le caractère de classe du fascisme avec une muqueuse opaque de sexualité inhibée ».
En 1936, Reich – qui avait eu des contacts avec Léon Trotsky entre 1933 et 1936 – figurait sur une liste de « trotskistes et autres éléments hostiles » établie par le secrétaire général du Komintern, Georgi Dimitroff. En 1937, le fonctionnaire du Komintern, plus tard politicien du SPD, Herbert Wehner, dénonce au NKVD « le trotskiste Reich (qui vit en Norvège) » avec trois douzaines d’autres (ex-)camarades. Une réhabilitation du Reich au sein du mouvement communiste n’a jamais eu lieu.
« Usage abusif de la psychanalyse »
L’Association psychanalytique internationale (IPV) et la Société allemande de psychanalyse (DPG) avaient déjà rayé en catimini Reich de leurs listes de membres en juillet 1933. La DPG s’était immédiatement rangée aux ordres des nouveaux maîtres à Berlin – et l’IPV l’a soutenue dans cette entreprise au mieux de ses capacités. Avec l’antifasciste populaire Reich comme membre, cela aurait été impossible. Le président de la DPG, Felix Boehm, a rapporté qu’au printemps 1933, « des dizaines de milliers de tracts ont été distribués et collés dans les lieux publics et les rues (…) avec le contenu suivant : « Protégeons notre jeunesse de la souillure culturelle de Reich ! »
L’expulsion de Reich a été rendue publique lors du même congrès de l’IPV en août 1934, au cours duquel fut approuvé le cours d’adaptation des analystes « aryens. Dans son discours d’ouverture, le président britannique de l’IPV, Ernest Jones, a tenté de stigmatiser le Reich et d’autres analystes de gauche : « La tentative de diffuser ses propres idées sociales au nom de la psychanalyse, (…) est un usage abusif de la psychanalyse, que je voudrais blâmer et rejeter fermement ».
En 1934, Karl Landauer a été le seul psychanalyste à mentionner publiquement la Psychologie de masse. Dans la Zeitschrift für Sozialforschung, il a fait l’éloge de Reich, écrivant qu’il « ne se satisfaisait pas de slogans comme l’embrumage des masses et la psychose de masse ». À part ça, les ex-collègues de Reich se sont concentrés sur la négation de ses mérites et l’ont accusé de graves troubles mentaux. Ainsi, l’un des plus éminents étudiants de Freud a été progressivement réinterprété comme une figure marginale quérulente et psychotique de l’histoire de la psychanalyse.
Le travail sociocritique du Reich ne joue aucun rôle dans le courant dominant de la psychanalyse, et on y chercherait en vain des discussions pertinentes sur la Psychologie de masse. Cela correspond à une tendance fondamentale : le cours d’adaptation au fascisme et la médicalisation simultanée des doctrines freudiens aux USA ont privé de leur fondement les courants analytiques orientés vers la critique sociale et le changement de la société – jusqu’à aujourd’hui. À aucun moment, l’IPV n’a tenté de réhabiliter Reich.
Destructeur des « lois morales »
Naturellement, les fascistes ont également contribué à faire de Reich – qui en tant que « communiste juif » correspondait parfaitement à leur image de l’ennemi – un « non-humain ». Après que son appartement eut été fouillé et qu’il eut été attaqué dans le Völkischer Beobachter du 2 mars 1933 en tant que destructeur des « lois morales », Reich a fui l’Allemagne. Le 10 mai 1933, il est l’un des quatre psychanalystes, avec Sigmund Freud, dont les écrits ont été brûlés à Berlin. Ce même mois, l’ensemble des publications de Reich étaient répertoriées dans l’index nazi, deux ans avant que les écrits de Freud ne connaissent le même sort. Suivent l’observation, la déportation et – après l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne nazie – la déchéance de nationalité, ainsi que la préparation d’un procès pour trahison contre lui et son ami Willy Brandt, le futur chancelier fédéral. En mai 1935, le Deutscher Reichsanzeiger [JO allemand] a annoncé l’interdiction de tous les imprimés publiés par Reich depuis 1932. Lorsque le ministère de la Propagande a établi peu après la première « Liste de la littérature nuisible et indésirable », toutes les œuvres du Reich y figuraient. En mars 1934 déjà, la Psychologie de masse du fascisme avait été inscrite au registre de la Bibliothèque allemande de Leipzig en tant que publication ne pouvant plus être utilisée et mentionnée en public.
Après tout cela, il n’est pas étonnant que la première édition de ce livre ait été presque complètement oubliée. Quand on se réfère à la Psychologie de masse de Reich, on se réfère presque toujours à la troisième édition en anglais publiée en 1946, qui est disponible en allemand depuis 1971. Mais cette troisième édition est très différente de l’originale.
En 1933, le but déclaré de Reich était de fusionner des éléments de la psychanalyse et du marxisme en quelque chose de nouveau, qu’il appela « économie sexuelle ». En 1942, lorsqu’il s’est penché sur la révision de la Psychologie de masse, après avoir vécu trois ans aux USA, il s’était éloigné de Freud et de Marx, et plus encore de toute forme de politique partisane, et avait donné à son travail une nouvelle orientation : l’étude de l’énergie vitale, qu’il appelait « orgon ». Il cherchait maintenant des formulations qui pourraient également s’appliquer au stalinisme et à tous les systèmes autoritaires-despotiques et patriarcaux. Mais beaucoup de ces formulations ne convenaient pas pour dépeindre le capitalisme, la République de Weimar et le mouvement national-socialiste avec la même précision que dans la première édition du livre. Bien que l’édition de 1946 soit une continuation remarquable, elle ne remplace pas la lecture du texte original.
Mis au placard
Les écrits du Reich sont aussi rarement mentionnés dans les publications actuelles sur l’autoritarisme, le fascisme, l’Holocauste, la recherche sur les criminels nazis et l’extrémisme de droite. C’est étonnant, car sa vision du fascisme en tant que mouvement autoritaire, nationaliste, raciste – en particulier antisémite -, militant et glorifiant la violence (masculine), est très cohérente avec les définitions de « l’extrémisme de droite » qui sont considérées comme valables. Et c’est regrettable parce que Reich a introduit dans le débat certains aspects indispensables – comme l’interdépendance des dirigeants et des personnes dirigées et la co-induction d’orientations de droite par les ennemies du désir et du corps, par l’oppression des enfants, des femmes et de la sexualité, bref : par le patriarcat. Seule la socialisation autoritaire, émotionnellement et sexuellement oppressive a transformé des bébés encore en bonne santé psychologique en sujets apprivoisés, racistes et fanatiques prêts à détruire, et donc en fascistes potentiels. Reich décrit ce dernier processus comme suit :
« L’inhibition morale de la sexualité naturelle de l’enfant rend l’enfant anxieux, timide, craignant l’autorité, obéissant bien élevé au sens bourgeois du terme,; elle paralyse, car maintenant toute impulsion agressive est chargée d’ une peur pesante, les forces rebelles de l’homme, fixe par l’interdiction de la pensée sexuelle une inhibition générale de la pensée et une incapacité à critiquer ; en bref, son but est la création du citoyen qui est adapté à l’ordre de la propriété privée et le tolère malgré le manque et l’humiliation. En préalable à cela, l’enfant passe par l’État autoritaire miniature de la famille, à la structure de laquelle l’enfant doit d’abord s’adapter afin de pouvoir être classé plus tard dans le cadre social général. (…) Car si la sexualité est exclue des voies de satisfaction naturelles par le processus de répression sexuelle, elle emprunte des voies de satisfaction substitutive de diverses natures. Ainsi, par exemple, l’agression naturelle se transforme en sadisme brutal, qui est une partie essentielle de la base psychologique de masse de cette guerre qui est mise en scène par quelques-uns pour des intérêts impérialistes ».
Cela permet de tirer une conclusion importante : si l’on pouvait s’assurer que ce type de socialisation n’aurait plus lieu, les systèmes fascistes n’auraient plus de base de masse et les mouvements de droite n’auraient aucune chance. Les personnes mentalement saines ne veulent ni opprimer ni être opprimées. Elles ne tolèrent pas la dictature, surtout quand elle est exercée aussi brutalement que sous le fascisme.
Caractères autoritaires
Mais qu’est-ce que Reich entendait par « fascisme » en 1933 ? Reich voyait le fascisme comme un « mouvement de classe moyenne » pénétrant le prolétariat. Mais objectivement, ce mouvement bénéficiait aux milieux les plus réactionnaires de la grande bourgeoisie, et était animé notamment par leur crainte d’une révolution socialiste. En même temps, le fascisme était l’expression exacerbée de structures de caractère autoritaires de masse, qui reliaient les dirigeants et de grandes parties des dirigés.
Par le biais de l’idéologie raciale, « l’axe théorique du fascisme allemand », on ne cherchait pas seulement à « mettre un manteau biologique sur des tendances impérialiste »”. La haine des Juifs a également aidé l’individu national-socialiste à ignorer ses blocages psychosexuels : si la religion chrétienne s’est opposée pendant des siècles au sexe « en tant que caractéristique internationale de l’humanité dont seul l’au-delà peut racheter », aujourd’hui, le « fascisme nationaliste attribue le sexuel sensuel à la “race étrangère””. En combattant l’image de l’ennemi, le juif, le national-socialiste combattait, en la niant, sa propre sexualité. Comme ce déni n’est pas limité aux membres du NSDAP, le fascisme est aussi « l’éclosion d’une société en phase terminale, tant sur le plan sexuel qu’économique, contre les (…) tendances du bolchevisme à la liberté sexuelle et économique ».
Reich a donc décrit le fascisme comme un phénomène psychologique, social, économique et politique et l’a en même temps placé dans un contexte historique plus large. Une protection durable contre les développements fascistes n’était donc pas concevable pour lui sans une compréhension psycho-psychanalytique des processus sociaux, sans de sérieux changements dans l’éducation, la formation, la sexualité, sans surmonter les normes patriarcales. Il conclut donc en mars 1934, dans la postface de la deuxième édition de Psychologie de masse : « Si l’on essaie de changer seulement la structure des humains, la société y est rétive. Si l’on essaie de changer seulement la société, les humains y sont rétifs. Cela montre que rien ne peut être changé tout seul ».
D’actualité…
Le glissement politique actuel vers la droite a donné au classique de Reich une nouvelle brisance. Au moyen de ses thèses, on peut argumenter comme suit sur le succès électoral des partis d’extrême-droite : la gauche émancipatrice croit que les humains sont bons et sociaux. Elle propage donc la solidarité, l’équité, etc., en fin de compte la liberté et l’égalité. Mais elle ignore le fait que la grande majorité d’entre nous a été et est déformée psychologiquement par une socialisation oppressive, aliénante et autoritaire qui a commencé dans l’enfance. Cela tend à nous rendre antisociaux, injustes, insolidaires, destructeurs. Cela crée la peur de la liberté et de la confrontation avec le pouvoir en place, fait en sorte que l’on cherche plutôt des boucs émissaires pour une existence insatisfaisante, que l’on peut attaquer sans se mettre en danger. En 1933, c’était les Juifs et les communistes, aujourd’hui, ce sont surtout les réfugiés. Des études à long terme sur les attitudes autoritaires et d’extrême droite menées sur le “centre” à Leipzig ont montré en 2016 et 2018 respectivement : 80 % des Allemands ont au moins quelques attitudes xénophobes. L’agression autoritaire, le désir d’écraser les autres des personnages à structure autoritaire, caractérise près de 70 % de la population allemande.
C’est précisément là que l’extrême-droite – inconsciemment – entre en jeu. En d’autres termes : alors que la gauche se tourne vers un humain idéal, qui n’existe pratiquement pas dans la réalité, l’extrême-droite récupère les masses dans leurs structures caractérielles autoritaires et destructrices – et gagne. Reich a écrit : « Ce n’est que lorsque la structure de la personnalité d’un « Führer » concorde avec les structures individuelles de masse de larges cercles, qu’un “Führer” peut entrer dans l’histoire ».