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La Suède en marche vers l’abolition de l’argent liquide

Jens Berger 08/09/2019
La Suède a longtemps été considérée comme un pionnier en matière d’abolition de l’argent liquide.

Tradotto da Fausto Giudice
Selon une étude récente du Conseil suédois du commerce, l’argent liquide ne jouera plus de rôle dans les opérations de paiement quotidiennes dès 2023. Les banques privées suédoises auront ainsi mis fin à une campagne de longue haleine qui annonce une nouvelle ère qui pourrait de facto sceller la fin du monopole monétaire de l’État et leur ouvrir ainsi des perspectives de revenus jusqu’alors insoupçonnées. Cependant, les risques et les effets secondaires de ce développement sont énormes et le seul avantage concevable pour le client final est et reste la “commodité”. Par Jens Berger.
Lorsqu’il s’agit du triomphe des systèmes de paiement sans numéraire, la Suède est souvent présentée comme un pionnier. En Suède, vous pouvez déjà payer un parcomètre et des toilettes publiques par application sur votre smartphone, et même les sans-abris, selon ce que rapportent les médias, disposeraient de lecteurs de cartes et de terminaux permettant les paiements sans espèces. Reste à voir si c’est vrai, mais en tout c’est cynique.
Néanmoins, le nombre de transactions numériques dans le commerce suédois de détail est passé de 3,6 milliards à plus de cinq milliards au cours des cinq dernières années. Selon des contrôles aléatoires effectués par la Riksbank (Banque nationale) suédoise, 13 % seulement des paiements de détail sont désormais effectués en espèces. En Allemagne, 78 % de tous les paiements de détail sont effectués en espèces. Ces chiffres sont sans ambiguïté, mais doivent également être interprétés. L'”amour” des Suédois pour le paiement sans numéraire n’est en aucun cas aussi volontaire qu’on le dit souvent.
Le premier pas vers l’abolition de l’argent liquide en Suède a été sa raréfaction et son renchérissement. Après le retrait progressif de la Riksbank des services d’approvisionnement en espèces et la privatisation de ces tâches, les coûts de traitement de l’argent liquide dans le commerce de détail ont considérablement augmenté. Selon la Rikssbank, le commerce de détail doit calculer environ 4 % du chiffre d’affaires pour les frais accessoires directs (caisse, transport, dépôt et retrait) lors des paiements en espèces. En Allemagne, ce chiffre n’est que de 0,9%*. Dans des secteurs tels que les discounters et les supermarchés à gamme complète avec des marges bénéficiaires d’environ 2% du chiffre d’affaires, ce n’est pas du tout négligeable.
En revanche, les transactions sans numéraire, d’un coût aux alentours de 0,4%, sont beaucoup moins chères qu’en Allemagne, où les coûts varient entre 0,35% et 1,44%, selon le type et le prestataire. Il convient de noter que ces coûts sont supportés pour chaque transaction individuelle et que les banques collectent donc de l’argent pour chaque achat individuel – entre 0,2 % et 1,3 % du chiffre d’affaires en Allemagne est représenté par les coûts de transaction purs. Cela peut paraître peu, mais en Allemagne, le chiffre d’affaires total du commerce de détail s’élève à 535 milliards d’euros – dont un pour cent représente plus de cinq milliards d’euros. Les banques et les prestataires de services financiers ont donc de solides raisons matérielles de propager l’abandon des espèces.
Le gagnant d’une suppression de l’argent liquide serait donc en premier lieu les banques et les prestataires de services financiers, qui pourraient prélever leur “dîme” en contrôlant l’infrastructure de paiement pour chaque transaction individuelle dans le commerce de détail. C’est clair pour très peu de consommateurs, car ces coûts sont “facturés” dans le prix de détail final et ne sont donc pas visibles. Mais ce n’est là qu’un inconvénient parmi tant d’autres.
Ne demandez pas à votre banquier quels sont les risques et les effets secondaires.
– Dépendance technique
L’argent liquide a le grand avantage de “fonctionner” même sans électricité et sans technologie. Plus l’effort technique est important, plus le risque d’erreurs techniques est grand. L’éventail va des erreurs “stupides” au niveau de l’utilisateur jusqu’aux défaillances globales qui pourraient, par exemple, paralyser l’ensemble du secteur de la distribution en raison d’une panne de courant ou d’erreurs logicielles dans les algorithmes, invisibles au niveau du serveur.
Une porte d’entrée pour les problèmes potentiels est, bien sûr, le client en bout de chaîne lui-même. Les cartes sont fragiles et peuvent se rayer et les smartphones et leurs systèmes d’exploitation sont tout sauf sûrs contre les erreurs de l’utilisateur. D’une part, tous les clients en bout de chaîne ne comprennent pas la technologie aussi bien que les “nerds” qui l’ont développée, et d’autre part, les smartphones sont des appareils complexes où non seulement l’utilisateur, mais aussi les fabricants et fournisseurs de logiciels eux-mêmes peuvent introduire des problèmes potentiels dans le système. Après une “mise à jour de sécurité”, par exemple, la vérification biométrique régulièrement utilisée par l’utilisateur peut d’abord être effectuée à l’aide d’une procédure bidirectionnelle avec un mot de passe complexe qui, pour des raisons de sécurité, doit contenir des caractères spéciaux, des chiffres et des lettres minuscules et majuscules, et si ce mot de passe a été oublié depuis longtemps, vous vous retrouvez gros jean comme devant à la caisse – et si par exemple c’est une station-service sur une autoroute étrangère, vous avez un réel problème.
Ce qui est un vrai problème sur le plan personnel peut être acceptable pour la société dans son ensemble avec un haussement d’épaules. La situation est cependant différente en ce qui concerne les risques sociaux. Une infrastructure sans numéraire est une cible ouverte par excellence pour les cyberterroristes et la guerre électronique. Des États comme les USA, qui ont le savoir-faire technique pour saboter même des réseaux complexes via leurs services, auraient ainsi le pouvoir de paralyser temporairement ou même durablement l’économie entière d’autres États. Rien que pour des raisons de sécurité, il s’agit là d’un argument convaincant contre les technologies vulnérables basées sur les réseaux.
– Criminalité
Les partisans des systèmes de transactions sans numéraire aiment toujours entendre l’argument selon lequel le fait de ne pas avoir d’argent liquide a un effet positif sur le taux de criminalité. Mais cet argument est à courte vue. Bien que le nombre de braquages de banques en Suède soit passé de 110 en 2008 à 16 en 2011, le nombre de “crimes et délits numériques” allant du skimming et du phishing à de nombreuses formes de fraude par carte de crédit a explosé. Le nombre de cas non signalés est susceptible de dépasser toutes les mesures, mais il est gardé méticuleusement sous clé. Les services relatifs à l’argent liquide sont généralement bien assurés, de sorte que la compagnie d’assurance supporte les dommages, par exemple, en cas de vol d’un transport de fonds. Dans les opérations de paiement sans numéraire, toutefois, les banques supportent généralement elles-mêmes le préjudice subi et ces sommes sont bien entendu également “tarifées” et sont finalement supportées par le client sous la forme de frais de transaction élevés facturés au commerce de détail. La criminalité ne passe donc que d’un domaine visible (vol de banque ou de transport d’argent) à un domaine invisible (criminalité informatique) ; elle ne disparaît pas. Bien au contraire.
– Protection des données
Ma banque doit-elle savoir en détail pourquoi je donne de l’argent à qui et pour qui ? L’État a-t-il besoin de savoir ? Non, bien sûr que non. Toutefois, l’un des principaux problèmes des systèmes de paiement sans numéraire est que ce sont précisément ces données qui sont collectées et stockées – et même pas rendues anonymes. Il en résulte une énorme quantité de données qu’il ne reste plus qu’à recueillir. Les caractéristiques qui permettent de relier les enregistrements de données à d’autres bases de données présentent un intérêt particulier pour les commerçants en données. Quiconque possède déjà vos données personnelles provenant de Google et de Facebook, par exemple, est également très intéressé par ce à quoi vous dépensez votre argent dans la “vraie vie”.
Si les banques ne sont toujours pas autorisées à vendre les données de leurs clients à des marchands de données externes en raison de réglementations relativement strictes en matière de protection des données, la situation est tout à fait différente pour les systèmes de paiement numérique utilisant des applications, d’autant plus qu’elles n’ont aucun contrôle fiable sur qui “écoute” et “capte” de telles applications. Le paiement via NFC, qui est actuellement la norme pour le paiement sans contact, s’effectue au niveau du système d’exploitation de votre smartphone. Le système d’exploitation de la plupart des smartphones provient de Google, le leader mondial des enregistrements de données personnelles. Quiconque croit que les données de paiement ne sont pas connectées et qu’elles ne continueront pas à faire l’objet d’échanges rentables sous quelque forme que ce soit doit être très naïf.
– Exclusion
Pour les jeunes ayant une affinité pour la technologie qui ont intégré la NFC dans leur Smartwatch et qui ont la connexion – et la petite monnaie nécessaire – via Google ou Apple Pay pour pouvoir payer rapidement, facilement et sans contact même à la boulangerie du coin, les transactions par paiement sans espèces peuvent être une chose pratique. Bien qu’il faille bien sûr se demander qui est réellement capable de vérifier les transactions individuelles par la suite. La facture de 23,40 euros de Starbucks est-elle correcte ?
En réalité, le client est plus susceptible de se soumettre à la technologie à ses risques et périls – une autre passerelle pour les pirates et les cybercriminels.
Mais qu’arrive-t-il à toutes ces personnes qui, en raison de leur âge, ou de leurs limitations psychologiques ou de santé, de leur origine ou de leur statut social, ne sont pas en mesure de participer au magnifique monde coloré des applications et des cartes de crédit ? Comment, par exemple, une personne aveugle peut-elle vérifier un paiement affiché sur un écran ? Avec quoi un sans-abri devrait-il payer ? Après tout, 670 000 Allemands adultes n’ont même pas de compte courant, ce qui est le minimum requis pour participer à des opérations de paiement sans espèces.
Pour garder à l’esprit les limites de l’attractivité de ces systèmes de paiement, il est souvent utile de se pencher sur sa propre “situation financière”. Lorsque j’étais encore étudiant, par exemple, il arrivait plus souvent à la fin du mois qu’un débit oublié ou supprimé dépasse la limite de crédit. Mais ce n’était pas un problème, car dans un tel cas on pouvait s’entraider et on pouvait tout simplement emprunter quelques marks (aujourd’hui des euros) à un ami. Au début du mois suivant, la limite de crédit était à nouveau disponible et l’argent emprunté était remboursé. Dans un avenir sans argent liquide, cela ne serait plus possible. Et ce qui est vrai pour les étudiants un peu négligents financièrement, l’est encore plus pour les chômeurs et les personnes qui ont un emploi précaire et pour qui la fin du mois est une préoccupation financière constante.
La rapidité avec laquelle vous pouvez être exclu, même pour des raisons non financières, peut déjà être constatée lors d’une visite dans les pays scandinaves. En tant qu’étranger, vous n’obtenez pas de compte suédois, ce qui est une condition nécessaire pour l’utilisation de l’application de paiement “Swish”, qui est si répandue en Suède. Mais comme de nombreux parkings automatiques à Stockholm ne peuvent être alimentés que par cette application, il n’est déjà plus possible pour les touristes de se garer légalement à Stockholm. Et le shopping est déjà un problème pour les étrangers, car en Suède – à la différence des autres pays scandinaves – les magasins ne sont pas obligés d’accepter des espèces.
Vers la privatisation du monopole monétaire
Si vous voulez participer à ce nouveau monde merveilleux sans argent liquide, vous devez avoir accès à un compte dans une banque commerciale. Cela place les banques dans une position de pouvoir qu’il est peu probable qu’elles soient en mesure d’atteindre sur la base de leur seul oligopole de fait. La fonction monétaire la plus importante est probablement celle des moyens de paiement. Si cette fonction monétaire est de facto laissée à quelques banques commerciales, qui à leur tour peuvent dicter les prix, les conditions et l’accès au système de paiement, alors il ne s’agit rien de moins que de la privatisation partielle du monopole monétaire de l’État. Et une fois que cet oligopole aura le pouvoir de le faire, les frais de transaction encore relativement peu élevés dans des pays comme la Suède appartiendront également au passé. Les banques privées ne se sentent responsables ni face au bien commun, ni à l’économie, mais à leurs actionnaires.
De plus, l’argent est – du point de vue de la théorie économique – une relation de dette. En théorie, chaque billet est une obligation émise par la banque centrale. Toutefois, les soldes créditeurs sur les comptes de banques commerciales, les cartes de paiement ou les soldes créditeurs numériques ne constituent qu’une créance à l’encontre de l’établissement émetteur ou de l’exploitant du logiciel de paiement. Cela est peut-être sans conséquences en période de calme, mais lors de la prochaine crise financière, ce point est d’un grand intérêt, car tous les prestataires de services financiers qui ont une fonction de créancier deviennent soudainement “systémiquement pertinents” si on veut empêcher les systèmes de paiement d’imploser. Notre système bancaire, qui a déjà déraillé de toute façon, deviendrait ainsi ” systémiquement pertinent ” jusqu’au dernier maillon par l’abolition de l’argent liquide. Dans une économie de marché, cependant, un tel statut est très problématique pour les entreprises privées qui ont l’intention de réaliser des bénéfices et entraîne – comme le montre la récente crise financière – des risques qui pourraient menacer l’ensemble du système économique.
Où est l’État ?
L’inaction de l’État est un autre problème central de l’abolition rampante actuelle de l’argent liquide. Même si les risques sont ignorés et qu’un passage aux opérations de paiement scripturales est jugé souhaitable, cela ne signifie pas que cette opération de paiement scripturale doive être privatisée. Bien au contraire ! La BCE, par exemple, travaille sur un système de transfert appelé TIPS, qui permettra d’effectuer des virements en temps quasi réel à des coûts de transaction de 0,2 cents par transaction, tout en fournissant une interface aux fournisseurs tiers.
Il n’est donc pas du tout nécessaire de recourir aux solutions totalement surfacturées et à la protection des données – des solutions juridiquement problématiques – du secteur financier ou même de Google, Facebook, Apple and Co. Le secteur public pourrait fournir ces services mieux, à moindre coût et avec moins de risques. Mais de manière étonnante, cette alternative publique n’est même pas sérieusement débattue.
En Suède, cependant, on a déjà atteint le point où la banque centrale nationale veut créer une monnaie électronique. Ce qui est spécial : Cette e-krona -“couronne électronique”- sera alors garantie par l’Etat. Ça a l’air sympa mais c’est un point de rupture programmé dans le système. Si l’Etat est entièrement responsable de la “couronne électronique” et que le reste du crédit numérique est une créance du secteur bancaire privé, il existe un risque très réel de “ruée vers la banque numérique” en cas de crise financière, c’est-à-dire d’un déplacement des créances sur les banques privées vers les créances sur l’Etat. Les conséquences ne sont pas différentes de celles d’une véritable panique bancaire – le système bancaire s’effondrerait en très peu de temps.
Note
* Sans compter les coûts salariaux – en tout état de cause discutables – pour le processus de paiement, qui ne sont pas non plus inclus dans les chiffres suédois. Toutefois, ces chiffres doivent être appréciés avec prudence. Il existe en Allemagne une corrélation claire entre le montant de la transaction et le mode de paiement. Comme les cartes de débit et de crédit sont de plus en plus utilisées pour les transactions importantes, la proportion des coûts fixes est réduite grâce à ce mode de paiement. Si les Allemands devaient payer des montants plus faibles sans espèces, les coûts relatifs (en proportion du chiffre d’affaires) pour le traitement des paiements augmenteraient considérablement.
1661 : Les premiers billets de banque en Europe étaient suédois
Stockholms Banco a émis les premiers vrais billets de banque en Europe. Ils ont connu un grand succès, mais tout s’est soldé par la faillite d’une banque.
C’est Johan Palmstruch, fondateur de Stockholms Banco, la première banque suédoise, qui a émis les billets. La raison en était qu’en 1660, le gouvernement central avait commencé à frapper de nouvelles pièces d’un poids inférieur à celui des pièces plus anciennes. Cela a entraîné que de nombreux déposants voulaient récupérer leurs vieilles pièces plus lourdes, car elles avaient une valeur métallique plus élevée. Cela a mené à une ruée vers les banques. Pour contrer ce phénomène, Palmstruch a commencé à émettre des certificats de dépôt. Il s’agissait d’un titre qui donnait au propriétaire le droit de retirer le montant déposé en pièces de monnaie.
La particularité des certificats de dépôt, que l’on appelait des notes de crédit, était que la banque ne dépendait plus du dépôt d’argent pour pouvoir prêter. Au lieu de cela, les nouveaux certificats étaient remis sous forme de prêts de la banque. Ils pouvaient être utilisés pour acheter n’importe quoi et c’est ainsi que les premiers billets de banque en Europe ont été inventés.
La nouveauté des billets de banque de Palmstruch était qu’ils n’étaient liés à aucun dépôt. Elles étaient plutôt fondées sur la confiance du grand public dans le fait que la banque paierait la valeur du billet en pièces sur demande.
Les billets de banque sont rapidement devenus populaires car ils étaient plus pratiques que les pièces lourdes et encombrantes en cuivre. Au cours des années suivantes, la banque a imprimé de plus en plus de billets. Cela les a amenés à perdre de la valeur, un phénomène que l’on connaît aujourd’hui sous le nom d’inflation. Le grand public a finalement perdu confiance et de nombreuses personnes ont exigé le remboursement de leurs billets. Mais Stockholms Banco n’avait pas assez de pièces et a donc commencé à exiger le remboursement des prêts qu’elle avait accordés. Cela s’est terminé par la faillite de la banque et de nombreuses personnes ont eu des problèmes financiers.
Le Conseil du Royaume – le gouvernement de l’époque – a décidé en 1664 que les prêts seraient remboursés et que les notes de crédit seraient retirées. Palmstruch a reçu l’ordre de comparaître devant la Cour d’appel de Svea et a été condamné à mort pour mauvaise gestion de la banque en 1668. Il fut gracié mais resta en prison jusqu’en 1670 et mourut l’année suivante.
Source : Sveriges Riksbank, trad. Fausto Giudice