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Reportage. Au Mali, la mosquée de boue contre les djihadistes

Katarina Hoïje 28/06/2018
Chaque année, la grande mosquée en terre crue de Djenné se refait une beauté grâce aux habitants de la ville. Mais la menace terroriste croissante dans le centre du Mali a bien failli annuler cette grande fête.

La veille du crépissage, Balphady Yaro organise une soirée pour ses amis et voisins dans le quartier de Konofia. Des tables et chaises en plastique sont alignées dans les rues sinueuses qui entourent la place principale, où la mosquée domine les maisons basses en briques de terre crue. Il y a des assiettes de riz au gras*, servi avec de la viande et des légumes, et des sodas bien frais. Le son du coupé-décalé, un genre musical ivoirien, résonne sur les murs en terre.
Djenné, une ville d’environ 35 000 habitants au centre du Mali, est célèbre pour son architecture traditionnelle en briques de terre et sa mosquée classée au patrimoine de l’Unesco. Ce monument fait 16 mètres de haut, il est construit sur une plateforme de 90 mètres de long pour échapper aux inondations, et c’est le plus grand bâtiment au monde construit en terre crue. Entretenir ses murs tous les ans – une opération appelée crépissage – est un rituel exubérant auquel toute la ville participe et qui fait la fierté des habitants.
“Le crépissage est l’événement le plus important de l’année, plus encore que l’Aïd Al-Fitr, qui marque la fin du ramadan, ou la Tabaski [l’équivalent malien de Noël]”, affirme Balphady, un avocat âgé de 30 ans.
Tous les ans en avril, juste avant la saison des pluies, les habitants de Djenné se rassemblent pour ajouter une couche d’argile à leur mosquée. Le crépissage fait partie de la maintenance nécessaire pour éviter l’assèchement et l’effritement des murs, et c’est un grand festival qui met à l’honneur le patrimoine, la foi et la communauté de Djenné. Mais en 2018 [le 15 avril], c’est aussi un acte de défi.
L’instabilité croissante dans le centre du Mali, attisée par les conflits intercommunautaires et le nombre en hausse de milices et de groupes djihadistes qui exploitent l’absence d’armée sur place, menace maintenant Djenné et son rite annuel sacré. Des miliciens, dont certains sont associés au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (issu de la fusion en 2017 de plusieurs groupes extrémistes présents au Mali), ont envahi des villes, détruit des marchés et étendu leur influence dans le centre du pays.
Jusqu’à présent, Djenné et sa mosquée ont été épargnés, mais la région est de moins en moins sûre, et de plus en plus d’attaques sont perpétrées à proximité.
Un acte de résistance collective
“On sait que les miliciens se rapprochent”, affirme le maire, Yéya Maiga. D’ailleurs, cette année, le conseil municipal a pris une décision extraordinaire : un débat a été organisé sur l’annulation éventuelle de leur tradition bien-aimée. Mais dans un acte de résistance collective, ils ont décidé que rien n’arrêterait la fête.
La grande mosquée de Djenné est une sorte de magnifique château sorti d’un rêve. (Le journaliste français Félix Dubois a écrit en 1911 qu’elle tenait “du hérisson et du buffet d’orgue”.) Elle est construite quasi intégralement en briques de terre crue recouvertes de couches de banco, un mélange d’argile, d’eau et de son de riz. Le premier édifice remonte au XIIIe siècle, mais il est tombé en ruine au fil des siècles, et il a été reconstruit en 1907. C’est l’un des plus beaux exemples de l’architecture soudano-sahélienne.
La mosquée a trois minarets, et ses murs sont couverts de poteaux alignés à intervalle régulier, comme si on y avait enfoncé des cure-dents. Ces poteaux sont en bois de palmier de la forêt voisine : c’est un échafaudage permanent qui permet d’escalader les façades afin de réaliser le crépissage.
Le climat chaud et sec du Mali, ponctué de périodes de pluies torrentielles, met la terre sèche à rude épreuve et entraîne rapidement des fuites et des fissures. Les maisons en briques de terre crue ont aussi besoin de retouches annuelles. “Sans la nouvelle couche de banco, la mosquée s’effondrerait, tout comme nos maisons”, affirme Balphady.
Djenné, qui se situe en bordure du Sahel, une vaste étendue aride et peu peuplée, n’est accessible qu’en prenant un bac pour traverser le Bani. Il n’y a pas de route goudronnée en ville. Toutes les rues sont recouvertes de sable, que le vent emporte souvent dans les habitations.
“Je passe mon temps à balayer”, affirme Nouhoum Touré, l’un des 250 maçons de Djenné. Comme son père avant lui, il dirige l’association des maçons. Les semaines qui précèdent l’arrivée des pluies sont les plus chargées de l’année pour Nouhoum Touré, car beaucoup de gens refont le crépissage de leur maison.
Une pâte molle et collante
La veille du crépissage, il descend au bord de la rivière pour examiner la boue qui trempe depuis vingt jours. Celle-ci a été récupérée en aval et transportée ici en camion ou en charrette tirée par des ânes. Ensuite, les maçons les plus jeunes ont cassé les blocs en petits morceaux et les ont mélangés à de l’eau. À la fin, du son de riz – un liant qui empêche la boue de se fissurer en séchant – a été ajouté à la boue, qui devient une pâte molle et collante.
De la rivière, le mélange est ensuite transporté dans des paniers en osier par les jeunes maçons, qui le versent dans des fosses installées devant la mosquée avant l’événement.
C’est peut-être l’emplacement protégé de Djenné et de sa mosquée, sur une île entre deux bras du Bani (un affluent du Niger), qui les a préservées en 2012 d’une incursion islamiste. Cette année-là, Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) et ses alliés, Ansar Dine et le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), ont pris le contrôle du Nord, et en ont fait un califat. (Ils ont été délogés peu après avec l’aide des Français et des forces de l’Union africaine, mais ils sont loin d’avoir été vaincus.)
Un sort des marabouts
Certains pensent pourtant qu’il y a une explication supplémentaire. Djenné, qui a été pendant des siècles une étape importante sur les axes commerciaux du Sahara, a joué un rôle crucial dans le développement de l’islam en Afrique. La mosquée et ses chefs religieux vénérés, les marabouts, sont légendaires dans la région. En 2012, quand Aqmi et ses alliés ont détruit des mausolées à Tombouctou, à 450 kilomètres au nord, les marabouts se sont rassemblés dans l’ombre de la mosquée afin de prier pour la ville. On raconte qu’ils ont jeté un sort sur Djenné pour la protéger.
Quand j’en discute avec le gardien de la mosquée, Yaya Nientao, un homme dégingandé qui porte un boubou beige, il laisse entendre que les sorts des marabouts ont permis de tenir à distance les milices. “Les marabouts sont très puissants”, affirme-t-il sous le haut plafond du bâtiment, soutenu par cent grands piliers.
Pour l’instant, le sort semble fonctionner. Mais le chaos se rapproche. Le nord du Mali est instable depuis longtemps, en raison d’un mouvement séparatiste de Touaregs et de plusieurs insurrections armées qui défient l’autorité du gouvernement sur ces territoires. Régulièrement, des attentats ont lieu dans des hôtels, sur des marchés et contre les forces de maintien de la paix de l’Onu.
Fermeture d’écoles à cause des djihadistes
Mais les violences s’intensifient dans le centre du pays, notamment parce que l’État néglige cette région. Les affrontements mortels entre des groupes communautaires qui se disputent des ressources [notamment entre éleveurs et cultivateurs], en particulier dans la région de Mopti où se trouve Djenné, deviennent plus fréquents. Des groupes djihadistes ont étendu leur présence et profitent de l’absence d’armée pour accroître leur influence.
Au nord de Djenné, des attentats et des menaces djihadistes ont entraîné la fermeture d’écoles. Dans le village de Koro, à 150 kilomètres à l’est de Djenné, beaucoup de gens n’osent plus aller au marché, car des habitants qui en revenaient ont été braqués sur la route par des miliciens. Ceux-ci ont aussi débarqué lors des prières du vendredi pour exiger que la population suive “les règles”, et notamment que les femmes portent le voile.
Durant les mois et les semaines précédant le crépissage, Yéya Maiga, l’édile de Djenné, a reçu plusieurs avertissements lui conseillant de reporter les festivités. “Je savais que différer le crépissage serait vu comme une capitulation face aux terroristes”, explique Yéya Maiga.
Grimper le long des murs
Bien après minuit dans le quartier de Konofia, la soirée de Balphady Yaro commence à peine. Elle se prolongera jusqu’après 4 heures du matin, quand le muezzin appellera les noctambules à la mosquée. “Faire la fête toute la nuit les fera grimper encore plus haut le long des murs pendant le crépissage”, affirme Balphady Yaro.
Appliquer une nouvelle couche de banco sur les façades de la mosquée est une course qui oppose les onze quartiers de la ville. Les jeunes hommes s’appuient sur les poteaux qui hérissent les murs et les crépissent à mesure qu’ils grimpent jusqu’aux minarets ronds. “Comme dans la vie, sourit Balphady, tout le monde veut finir au sommet.” Pendant le crépissage, chaque quartier est chargé d’une zone, et l’équipe la plus rapide est désignée vainqueur.
Avant l’aube, le jour tant attendu du crépissage, les habitants de Djenné se rassemblent près de la mosquée et attendent que Nouhoum Touré, maître maçon, donne le coup d’envoi en étalant le premier de la boue sur le mur.
“On a fait du bon boulot”
Une clameur parcourt la foule quand des dizaines de jeunes hommes – des maçons et des apprentis – se précipitent vers la mosquée. Des petits groupes appuient des échelles en bois contre les façades. Des jeunes, qui portent des paniers en osier remplis d’argile dégoulinant, montent aux échelles à toute vitesse pour atteindre les premiers poteaux en bois. En équilibre précaire sur ces paliers, ils prennent de gros morceaux de boue et les étalent sur le mur.
Quand le soleil se lève au-dessus de Djenné et transforme les ombres informes en sombres silhouettes, un groupe de garçons et de maçons entreprend l’ascension des minarets.
Quatre heures plus tard, la lumière du matin éclaire la mosquée fraîchement crépie. Les taches foncées d’argile mouillée donnent au bâtiment un air maladif. Nouhoum Touré est couvert de boue, du sommet de son turban à ses sandales en plastique (qui, miraculeusement, lui restent aux pieds). “On a fait du bon boulot, se félicite-t-il à l’ombre de la mosquée. D’habitude, on travaille pendant deux jours. Cette fois-ci, on a tout fini en une journée.”