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Palestine : un pays virtuel au bout d’une route sans raison

Thomas
Richard, Stéphanie Latte Abdallah,

The Conversation, 14 juin 2018

« Qu’est-ce
qui m’attend dans la direction que je ne prends pas ? » écrivait Jack
Kerouac dans Les
Souterrains
.

Photo du
documentaire « Inner Mapping », une cartographie intérieure. Inner
Mapping, Author provided
Ici, la
question est plutôt, qu’est-ce qui m’attend dans la direction que je ne peux
pas prendre ? Inner Mapping de Stéphanie
Latte Abdallah et Emad Ahmad
appartient à la catégorie des
road-movies, mais sur un terrain où les routes égarent.
Lors des
reportages en Palestine, des mots reviennent : barrages, routes de
contournement, routes interdites, murs, clôtures, mais à force d’être répétés,
ces termes ont fini par prendre une connotation abstraite, vue de l’extérieur,
et avec eux, c’est la représentation elle-même du pays qui a fini par devenir
elle aussi abstraite.
Carte
sans territoire
La
Palestine, dans ce regard, c’est une carte qui n’a pas de sens, et pour
reprendre un jeu de mots houellebecquien,
qui ne correspond pas au territoire.
Photographie
extraite du film, un road movie avec le GPS palestinien pour guide. Inner
Mapping, Author provided
C’est
cette fêlure dans la représentation que ce documentaire cherche à explorer en
prenant un dispositif original : trois caméras GoPro fixées sur la
voiture, une autre qui filme l’intérieur, les rencontres et les réactions des
passagers, avec pour guide le système GPS palestinien, à travers la
Cisjordanie. Stéphanie Latte Abdallah l’explique ainsi :

« Je
suis partie de l’idée de mettre à l’épreuve cet objet global, banal qu’est le
GPS ; de donner corps à cet espace absurde, fragmenté entre la réalité des
déplacements en son sein et les espaces mémoriels, politiques qui se dérobent
toujours plus sous les pieds des habitants et deviennent un espace imaginé,
rêvé. Pour rendre visible la distorsion, nous avons expérimenté la carte, en
devenant, sans l’avoir au départ décidé, les sujets de cette
déambulation ; les images distordues des Gopros, saturées en couleur,
filment un paysage infini, possible, auxquelles s’affrontent celles de la
caméra qui racontent l’espace vécu. »
Chacun
est frontière
Et les
termes prennent alors une autre réalité, celle d’un monde où la technique ne
signale pas des bouchons, mais des déplacements de barrages, et où la route
réelle, celle qui permettrait de tourner à gauche et de rejoindre la
destination n’existe pas parce qu’elle est israélienne, et donc interdite.
Ou, à
rebours, lorsque le GPS passe sur la carte israélienne, c’est un tout autre
espace qui se dessine, formé de routes de contournements qui joignent les
colonies au sommet des collines en évitant les localités palestiniennes.
En
suivant les méandres de ces cheminements détournés, le film suit un territoire tout
entier devenu frontière, des découpages qui n’existent pas sur les cartes mais
sont présents dans la réalité et qui s’imposent aux gens, à l’épaisseur du
territoire, des frontières dont un GPS palestinien acculé par la colonisation
et l’occupation tente de rendre compte :
« Nous
portons chacun en nous notre propre frontière en raison de nos possibilités
différentes de déplacement : Emad en tant que Gazaoui, Faisal, le chef
opérateur comme Jérusalémite et moi, de nationalité française, vivant en Palestine.
À présent démultipliée et individualisée, la frontière-ligne est
absente. »
Une
cartographie intérieure
Chaque
individu détient alors un vécu et une vision de l’espace traversé, et en cela,
le documentaire est bien une cartographie intérieure. Au fil des trajets,
l’auteure-réalisatrice et le réalisateur vont à la rencontre des gens,
Palestiniens, colons, Israéliens qui vivent ou circulent dans des espaces de
facto partagés, les interrogent et s’interrogent sur ce que cela signifie de
circuler sur ce territoire, de la négation chez certains de l’existence même
d’une frontière à la brusque prise de conscience chez d’autres de la réalité
d’une limite qu’ils ne peuvent passer, ou dont ils ont refoulé l’existence.
Chacun a
son propre vécu du territoire et de ses frontières. Inner Mapping, Author
provided

Le film
s’inscrit alors dans un parcours des Palestines du quotidien, morcelées,
personnelles, marquées par ces détours qui transforment l’appréhension du
territoire et la relation d’appartenance à celui-ci.

Le refus
du spectaculaire participe de cette démarche : il ne s’agit pas ici de
provoquer le scandale, ou d’entrer dans une polémique mais de susciter la
réflexion sur ce que cela veut dire que de vivre sur la propre borne de son
territoire, de vivre chez soi en errance.
« Comment
se construisent peu à peu l’étrangeté, la défiance vis-à-vis d’un paysage et
d’un espace parcouru, auparavant familier, c’est ce que nous avons filmé, quand
les routes séparent et éloignent plus qu’elles ne relient, ajoutant une autre
forme de violence, “infrastructurelle”
cette fois. »
La
frontière en films
Le film
rappelle aussi ce motif de la frontière qui irrigue par ailleurs le cinéma de
Palestine, et prolonge la réflexion entamée par Rashid Masharawi dans Ticket to
Jerusalem
(2002) ou Kazuya Ogawa avec Pink Subaru
(2009) et qui ont fait de la circulation en espace clos un motif majeur de la
représentation du territoire.
Au début
des années 2000, au moment de la Seconde
Intifada et de la construction du mur de séparation
, Michel Khleifi
et Eyal Sivan avaient commencé à explorer cette thématique avec Route 181,
fragments d’un voyage en Palestine-Israël – du numéro de la résolution de
l’ONU partageant la Palestine mandataire
, et dont ils suivaient les
frontières jamais tracées-, tandis que Simone Bitton titrait simplement son
film Mur en suivant le tracé de cette barrière alors nouvelle.
Bande
annonce du film Route 181.
Emad
Ahmad et Stéphanie Latte Abdallah tracent leur route alors que le choc de cette
construction est passé, et que l’occupation au jour le jour a pris de nouvelles
formes depuis la fin de la seconde Intifada (2000-2006) (lire notamment
l’introduction de Israël/Palestine,
l’illusion de la séparation
).
Ils sont
à la fois les témoins et les acteurs de la transformation des relations au
paysage induites depuis, de la privatisation de la sécurité aux checkpoints
dits frontaliers, et de la virtualisation de plus en plus grande du pays
lui-même symbolisée par son GPS fou.
Arrivée à
Ramallah. Photo extraite du documentaire. Inner Mapping, Author provided
Évoquer
les parcours en Terre Sainte, longtemps, cela a voulu dire suivre Maurice
Halbwachs
(La Topographie légendaire des Évangiles en Terre Sainte)
et mettre ses pas dans les pas d’un territoire recréé par les traces de
milliers de pèlerins et voyageurs venus donner chair à leur vie religieuse en
suivant les routes de Palestine, où ils croisaient les cheminements locaux,
personnels des habitants, tant il est vrai qu’un territoire vit par les
empreintes qui y sont laissées.

Dans le
cas présent, l’espace, rétréci jusqu’à n’être plus qu’une frontière intime, se
vit au risque de perdre le lien avec l’idée qui anime encore la Palestine
politique, pays virtuel au bout d’une route sas raison
.

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Projection-débat
le 15 juin de 18h à 20h, Amphithéâtre François Furet de l’EHESS,
105 boulevard Raspail, 75006, entrée libre. « Inner Mapping »
sera également au programme du festival des
cinémas arabes à Paris
organisé par l’Institut du Monde Arabe du
28 juin au 8 juillet.