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Palestine. « L’occupation s’infiltre dans la vie intime des gens »

Pierre
Barbancey, L’Humanité, 16 Juin, 2018

Samah
Jabr est une psychiatre et psychothérapeute palestinienne exerçant à Ramallah,
en Cisjordanie. Elle sera en France le 19 juin, à l’occasion de la projection
de « Derrière Les Fronts : Résistances et Résiliences en Palestine ». Elle
répond aux questions de humanite.fr.

Que
signifie « résister » aujourd’hui en Palestine ?


Samah
Jabr :
Résister est une action et un état psychologique. C’est un acte
d’urgence face à l’avilissement et à la chosification, un état de dignité face
à l’humiliation et l’oppression, un acte d’espoir et d’optimisme face au
désespoir et aux sombres perspectives. La résistance palestinienne est un
remède pour les Palestiniens et aussi bien que pour les Israéliens. Il ranime
les Palestiniens de leur impuissance et réveille les Israéliens de leur ivresse
de puissance. Pourtant, la résistance peut être un remède très amer. Afin de
réduire ses effets secondaires, les Palestiniens ont besoin d’élaborer des
stratégies et de vérifier leurs choix de résistance pour que celle-ci soit
éthique, d’en évaluer les coûts humains et qui permette d’attirer la plupart
des gens au sein de la société palestinienne.
Les
Palestiniens devraient certainement s’abstenir d’utiliser les méthodes
israéliennes de domination comme la torture, la discrimination, une propagande
cruelle et diabolisante qui créé des représentations laides de l’« autre », se
référant à lui comme une chose ou un nombre. Les Palestiniens devraient mieux
calculer le risque de leurs choix et mieux protéger leurs enfants du danger ;
le coût de la résistance devrait être partagé par l’ensemble de la communauté
afin de préserver un sens de justice et de solidarité et renforcer le tissu
social du peuple palestinien. Gaza ne doit pas être laissée seule à se battre ;
notre leadership ne devrait pas se cacher derrière les sacrifices des personnes
vulnérables dans la société palestinienne. Les gens devraient être
symboliquement indemnisés pour leurs pertes sévères dues à leur résistance :
pour avoir perdu un  être cher, avoir passé des années en prison, avoir eu
sa maison démolie…
Qu’est-ce
que votre profession vous permet de faire spécifiquement et en quoi est-ce
important ?
Samah
Jabr :
Ma profession me permet de répondre à une forte demande de services dans
le domaine de la santé mentale, aux niveaux individuel et collectif. Je suis
impliqué dans l’établissement de services cliniques et je contribue
significativement à la sensibilisation du public en santé mentale ainsi qu’une
formation spécialisée pour les professionnels. Comme professionnelle de la
santé je me suis engagée à travailler pour le bien-être public. C’est une
profession qui me fournit la boîte à outils nécessaire pour percevoir les
blessures invisibles de ceux qui sont victime, silencieux et opprimés. Cela,
pour les aider à prendre la parole afin de guérir, ou du moins à parler en leur
nom quand ils ne peuvent pas le faire. C’est quand un traumatisme est révélé et
retraité que la guérison se produit, empêchant que cela se reproduise. 
La santé
mentale est une valeur universelle, et j’utilise la compréhension de cette
importance à renforcer la solidarité avec les Palestiniens et de contribuer à
un patrimoine professionnel qui défie l’occupation et autres systèmes d’oppression
locaux ou internationaux. Je collabore avec quelques autres professionnels de
la santé mentale internationale à cette fin. Qui est mieux pour expliquer au
monde que le manque de justice quelque part menace la paix partout, que les
professionnels de la santé mentale ? 
Comment
les femmes en Palestine sont-elles spécialement affectées par l’occupation ?
Samah
Jabr :
Les genres possèdent leurs propres vulnérabilités et leurs propres
capacités. Les inégalités liées au sexe peuvent augmenter sous l’occupation.
Sans entrer dans un match de souffrance, je dois dire que je m’inquiète d’abord
pour les hommes palestiniens puis pour les femmes. Les hommes palestiniens sont
souvent dans un état de troubles parce qu’ils sont particulièrement ciblé par
l’occupation, par des actes de torture, par humiliation et l’émasculation.
Aussi par la place de « fournisseurs et protecteurs » qu’ils pensent leur être
assignée.  Il y a aussi moins d’empathie envers les hommes au niveau
international qui est souvent contenue dans les « préoccupations » exprimées
souvent envers les enfants et les femmes palestiniens. 
Au cours
de ces dernières années, il y a eu un nombre croissant de participation directe
des femmes dans les confrontations avec l’occupation, et donc plus de femmes
ont été ciblés, tués, blessés et emprisonnés par les Israéliens. Mais les
expériences plus répandues des femmes restent le sentiment de détresse
émotionnelle quand leurs hommes disparaissent (11 % des ménages palestiniens
sont dirigées par des femmes), en lien avec la perte psychologique et le
chagrin, parfois une culpabilité pathologique lorsque leurs enfants sont
arrêtés ou tués. L’occupation s’infiltre dans la vie intime des gens, induisant
une réaction de traumatisme. Celui-ci affecte la façon parentale de se
comporter voir d’être mère, alors qu’il s’agit d’une faculté très importante du
rôle social palestinien. Néanmoins, les femmes palestiniennes sont généralement
pleines de ressources, résistantes et leur démonstration de plus de souplesse
dans les rôles de genre leur permet de parvenir à obtenir plus de succès à
modifier le tissu social de la communauté. Les femmes palestiniennes sont
réputées pour être travailleuses, elles ont un taux de fécondité élevé, leur
éducation est élevée et comptent comme force de travail. Tout cela les aident à
survivre et à vivre sous l’occupation. 
L’oppression
en Palestine est constituée de multiples couches, mais celle de l’occupation
est la plus épaisse. Une femme palestinienne doit se frayer un chemin vers la
liberté par le biais de différentes sphères politiques. Mais elle doit
également se méfier des faux programmes qui prétendent à l’autonomisation des
femmes palestiniennes alors qu’il ne s’agit que de normaliser les relations
avec le féminisme sioniste. N’oubliez pas les fausses « préoccupations sur les
droits de la femme dans la bande de Gaza sous le gouvernement islamique »
dénoncées par des institutions qui n’ont jamais dénoncé les violations
israéliennes flagrantes de tous les droits de l’homme. En féminisant ce droit,
certains tentent en réalité de diviser davantage les Palestiniens, de semer la
confusion. Le renforcement du pouvoir des femmes ne peut pas se réaliser au
détriment des droits humains des Palestiniens et de la libération nationale.
Comment
pouvez-vous garder espoir en l’avenir ?
Samah
Jabr :
Pour moi et beaucoup d’autres Palestiniens, l’émotion de l’espoir
découle de la conviction que la cause palestinienne est une cause juste, et que
nous sommes la ligne de front d’un combat universel contre l’oppression et la
colonisation. Je me rends compte que la dynamique des pouvoirs conventionnels
n’est pas en faveur des Palestiniens, mais il ne faut pas sous-estimer le
capital moral des Palestiniens. Quand l’injuste ordre du monde utilise le droit
de veto pour empêcher une résolution de l’ONU qui dénonce la mort israélienne
de civils palestiniens, l’attitude de Fédération de football de l’Argentine qui
refuse d’aller jouer avec l’équipe d’Israël à Jérusalem occupée, représente un
triomphe moral pour les Palestiniens.
Mais les
Palestiniens ne devraient pas chercher des solutions dans les poches des
autres. Les Palestiniens n’ont pas perdu leur forte volonté ni leur motivation.
Ils ont besoin identifier leurs objectifs et de s’entendre sur une stratégie
claire et un plan d’action pour leur projet de libération. Ce que j’espère
n’est pas la simple libération des terres ou la création de l’État ; mais c’est
le type de chemin que nous prenons pour la libération, comme individus et comme
une nation qui compte. Tant que nous ne sombrons pas dans la cécité morale et
que nous savons préserver notre connectivité humaine, je ne suis pas préoccupée
de savoir combien le chemin va être escarpé et long.