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L’islam au cœur de la quête identitaire du Pakistan

Farzana
Shaikh, The Conversation, 15 mai 2018

« Un
jeune Pashtoun qui refuse de se taire ». C’est en ces termes que Times of
India a récemment
décrit
Manzoor Pashteen. Cet activiste de 26 ans dénonce les
exactions commises par l’armée pakistanaise
et son rôle présumé dans
la disparition de milliers de Pashtouns, une ethnie du nord-ouest du Pakistan.
Le week-end du 21 et 22 avril, des millions de personnes se sont
rassemblées à Lahore
, défiant les autorités et l’armée, qu’elles ont
accusé de collusion avec des groupes extrémistes islamistes.
Mural in
Karachi. Wasif
Malik/Flickr
, CC BY

Pourquoi
les propos de Manzoor Pashteen sont-ils relayés par tant d’autres Pakistanais
aujourd’hui ? Peut-être parce qu’on a souvent cru, à tort, que le pays
était exclusivement bâti sur une identité nationale islamique, au mépris du
multiculturalisme et du rôle controversé de l’islam dans la définition de cette
identité.

Dans
cette vidéo diffusée en mars la foule acclame la « rock star » des
activistes, Manzoor Pashteen.

Le tout
premier État musulman
Créé en
1947, le Pakistan est le premier État musulman défini comme tel (c’est, avec
Israël, l’un des deux seuls cas de nationalisme religieux des temps modernes).
Cependant,
bien que l’islam soit clairement reconnu comme religion officielle dans la
constitution, son rôle dans la vie de la nation reste très controversé, et le
restera probablement au XXIe siècle. L’explication réside dans l’histoire du
pays
, une histoire chargée d’incertitudes sur la prépondérance de
l’islam dans la définition
même du Pakistan
.
La
question centrale est de savoir si (a) le Pakistan a été conçu comme une patrie sûre
pour les musulmans
, libérée de la domination de la majorité hindoue
dans l’Inde indépendante ou si (b) il répondait au désir de voir naître un État régi par
la loi islamique
, où le Parlement et le peuple seraient assujettis à
la volonté de Dieu par l’entremise d’une élite religieuse.

Discours
de Muhammad Ali Jinnah sur la création du Pakistan, en 1946.

Au
Pakistan, instrumentaliser le langage de l’islam dans un but politique est
devenu une habitude chez certains partis se disant laïcs, comme le Parti du
peuple pakistanais
(dirigé au fil des années par différents membres
de la famille
Bhutto
) et, dans une moindre mesure, le Muttahida
(ex-Mohajir) Qaumi,
ou Mouvement national uni. Cette tendance
aggrave la confusion parmi les citoyens et brouille encore plus les frontières
entre des visions politiques concurrentes.
Faute
d’un véritable consensus autour de la notion d’« islam » – en tant que foi, culture ou idéologie
–, la définition de l’identité pakistanaise et de sa relation à la religion
musulmane reste problématique.
Des
minorités au sein de la majorité
À
première vue, le Pakistan, avec sa population remarquablement homogène (elle
est composée à près de 97 % de musulmans), semble être à l’abri de toute
discorde en ce qui concerne le lien entre islam et l’État. Pourtant, la
division sectaire entre la majorité sunnite et la minorité chiite du pays, qui s’est accrue avec le temps,
démontre le contraire.
Le
problème est apparu dans les années 1980 lorsque les chiites, qui
représentent environ 25 % de la population (et constituent la deuxième
plus grande communauté chiite au monde, après celle de l’Iran) se sont mis à
soupçonner l’État de s’être engagé dans un processus de
« sunnitification » du pays, sous couvert d’islamisation, à travers
la promotion d’une identité sectaire distincte auprès de la majorité sunnite et
la mise en place de politiques fondées sur une interprétation
sunnite de la loi islamique.
Depuis,
le nombre
croissant d’attaques contre les chiites
par des groupes acquis à la
cause d’un État pakistanais sunnite dans lequel la population chiite serait
considérée comme une minorité non-musulmane alimente la crainte que les chiites
soient un jour relégués au rang de citoyens de seconde zone.
Ces
inquiétudes ne sont pas sans fondement. En 1974, un amendement à
la Constitution
, toujours en vigueur, a privé la minorité religieuse
ahmadi de son statut musulman, restreignant
du même coup ses droits civiques.
Mirza
Ghulam Ahmad
(13 février 1835–26 mai 1908),
religieux indien
fondateur
du mouvement ahmadi
(vers 1897). 
Makhzan-e-Tasaweer/
Wikimedia
Cette
mesure a rendu les ahmadis vulnérables aux agressions perpétrées par d’autres
musulmans, sunnites comme chiites. Ils se considèrent pourtant comme musulmans
et continuent de croire en l’islam. Mais ils ne s’identifient ni aux chiites ni
aux sunnites.
Ils
appartiennent à une secte messianique apparue au XIXe siècle au Penjab (région
alors sous domination britannique) sous l’impulsion d’un réformateur local, Mirza Ghulam
Ahmad
. Le statut de prophète-messie dont il jouit parmi ses adeptes
explique l’accusation d’hétérodoxie portée contre les ahmadis (qui la réfutent)
et les mesures
discriminatoires
de l’État à leur encontre.
Des minorités
au statut précaire
La notion
même d’islam étant violemment remise en question, le statut des autres
religions et minorités est devenu encore plus précaire. Les petites minorités
chrétiennes et hindoues, concentrées dans les provinces du Penjab et du Sindh,
ont vu leurs droits se réduire comme peau de chagrin sur fond de débat sur le
rôle de l’islam et sa capacité à garantir l’égalité de tous les citoyens.
De
récentes lois
anti-blasphème extrêmement strictes
, destinées à défendre la
sainteté et la réputation du prophète Mahomet, ont suscité la controverse et
aggravé ces inquiétudes car elles visent les minorités non-musulmanes. Ces
dernières sont ainsi accusées d’enfreindre la loi, ce qui sème le doute
sur la capacité du Pakistan à tenir son rôle d’État-nation, adapté aux enjeux
du XXIe siècle.
Les
tensions inhérentes à ces mesures se font particulièrement sentir pour les
minorités régionales, qui sont en outre confrontées aux mêmes problèmes que
d’autres minorités religieuses au Pakistan.
C’est le
cas des chiites hazâra de la province du Balouchistan. Ils font depuis
longtemps l’objet d’une campagne de nettoyage ethnique et de persécutions
religieuses orchestrées par des groupes militants sunnites. Ces derniers
cherchent à promouvoir une politique sectaire anti-chiite et encouragent les
préjugés sous-entendant que les hazâra
seraient des agents de l’Iran.
Une
famille qui se déchire
Mais le
combat autour de l’islam et de sa place dans la définition de l’identité
nationale pakistanaise va bien au-delà du schisme entre sunnites et chiites.
Les
divergences doctrinales au sein de la majorité sunnite ne sont pas moins
importantes. Deux conceptions opposées de l’islam et de sa relation à l’État
ont ainsi causé de profondes fractures entre les courants dits barelvis
et deobandis.
Les
premiers, majoritaires parmi les sunnites du Pakistan, sont très présents sur
de vastes portions du territoire, en particulier dans les zones rurales, où ils
entretiennent un lien étroit avec les sanctuaires soufis locaux. Toutefois,
comparés à leurs rivaux, les sunnites deobandis, ils ont relativement peu
contribué à modeler les contours de l’État pakistanais.
Les
divergences de point de vue
entre ces deux groupes portent
principalement sur la place de l’intercession dans la pratique de la religion,
les barelvis mettant l’accent sur le rôle des médiateurs spirituels et la
dévotion personnelle envers le prophète Mahomet, tandis que les deobandis
privilégient la responsabilité individuelle et les pratiques religieuses
conformes à la sharia.
Depuis le
début du XXIe siècle, cependant, des groupuscules barelvis ont adopté une
politique plus musclée pour forcer l’État à imposer une définition de plus en
plus rigoriste de ce qu’est un musulman, dans le but de durcir le profil
islamique du Pakistan.
L’exemple
le plus récent date de la fin 2017, quand des barelvis partisans de la ligne
dure ont poussé le ministre de
la Justice à démissionner en l’accusant de blasphème
, sous le
prétexte qu’il aurait cherché à affaiblir la profession de foi imposée aux
musulmans en modifiant les termes d’une nouvelle loi électorale.
Les lois
sur le blasphème au Pakistan, France 24.
Si le
pouvoir politique des barelvis doit encore être consolidé, celui des deobandis
est déjà bien établi. Leur influence s’est
considérablement développée dans les années 1980
lorsque des
organisations deobandis ont reçu le soutien financier de l’État pour avoir
contribué à l’expansion de la politique djihadiste du Pakistan en Afghanistan
et servi de bras armé à l’État contre les troupes
indiennes au Cachemire
.
Cette
position privilégiée a permis aux deobandis de se poser en acteurs majeurs de
la scène politique pakistanaise. Ils ont ainsi remporté plusieurs succès
notables dans leur quête de faire de l’islam conservateur l’idéologie dominante
de l’État.
« Saouditisation »
du Pakistan ?
Néanmoins,
l’exclusivité du duel politique entre les barelvis et les deobandis est
régulièrement remise en question par d’autres courants sunnites, y compris les
salafistes, connus au Pakistan sous le nom d’Ahl-i-Hadis.
Bien que très minoritaires parmi les sunnites pakistanais, ils cherchent eux
aussi à convaincre l’État de s’aligner sur leur lecture stricte et littérale de
l’islam.
Ce
faisant, ils ont orchestré de violentes attaques contre des sanctuaires soufis
locaux qu’ils jugent
anti-islamiques
.
Un
sanctuaire à Multan, dédié au célèbre Hazrat Baha-ud-din Zakariya, saint soufi
mort en 1257. C’est le plus vieil exemple de décor en céramique bleue du
sous-continent indien. Wasif
Malik/Wikimedia
, CC BY-SA

Pour bien
comprendre l’influence des Ahl-i-Hadis, il faut prendre en compte les liens
exceptionnellement étroits qui existent entre le Pakistan et l’Arabie saoudite,
pays à dominance salafiste. Cette relation particulière a gommé la diversité
des expressions de l’islam au Pakistan et provoqué un phénomène de « saouditisation »
du Pakistan
.

Autre
facteur essentiel, la proximité de la principale organisation Ahl-i-Hadis du
pays, Lashkar-i-Tayyaba
(qui opère actuellement sous le nom de Jamaat-ud-Dawa), avec les autorités
militaires pakistanaises. Lakshkar-i-Tayyaba est devenu tristement célèbre dans
le monde entier pour avoir perpétré les attentats de
Bombay en 2008
. Cette organisation promeut l’idée d’une identité
islamique du Pakistan faisant ainsi écho à l’idée d’une
« Inde hindoue »,
De
nouvelles divisions
Ces
fractures discursives ont nettement accentué les divergences d’opinions sur la
relation putative entre l’islam et l’identité nationale pakistanaise. Même si
le 11 septembre a brièvement conduit le Pakistan à tempérer les
exhortations privilégiant une interprétation monolithique de l’islam comme base
de l’identité du pays, cet épisode éphémère n’a pas permis de dépasser les
contradictions fondamentales au cœur du problème.
Dans le
film Khuda Kay Liye (2007), un religieux (joué par l’acteur indien Naseeruddin
Shah) tient un discours devenu depuis célèbre sur les dérives de l’islam.
Le XXIe siècle
a même engendré de nouvelles divisions sur l’identité du Pakistan, nourries par
la complexité d’un islam mondialisé. Parmi celles-ci, la plus importante est
l’opposition construite entre l’islam dit « extrémiste », dont le
Pakistan s’efforce de se distancier, et un islam « modéré »,
acceptable aux yeux de la communauté internationale
, auquel le
Pakistan voudrait se rattacher.
L’avenir
nous dira si ces récentes tentatives de redéfinir l’identité nationale pour en
faire un exemple d’islam « modéré » pourra réduire les fractures du
pays sur la question religieuse et apaiser les violents conflits actuels entre
différentes visions du Pakistan.
En
attendant, le pays et sa population continuent de payer un lourd tribut à
l’état d’incertitude chronique née de cette relation épineuse à l’islam.