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Cinq histoires pour la liberté de la presse

Par
Arnaud Jouve, RFI, 03-05-2018

Tous les
ans, le 3 mai, les Nations unies célèbrent la Journée mondiale de la liberté de
la presse. Une occasion pour rappeler ses principes fondamentaux, pour évaluer
la liberté de la presse à travers le monde, défendre l’indépendance des médias
et rendre hommage aux journalistes qui ont perdu la vie dans l’exercice de leur
profession. Dans de nombreux de pays, des publications sont censurées ou
interdites, des journalistes sont harcelés, attaqués, détenus et parfois tués.
Ces cinq histoires en témoignent.
Protestation
pour une presse libre à Manille, aux Philippines.AFP
En avril
dernier, deux rapports annuels sur la liberté de la presse, présentés par
l’organisation américaine « Freedom House »
et par l’association française « Reporters
sans frontières (RSF)
 », partageaient le même constat : la
liberté de la presse dans le monde est de plus en plus menacée. Pour RSF, 72
pays sur 180 recensés connaissent une situation « difficile » 
ou « très grave » sur le plan de la liberté de la presse.

Une
détérioration que constate Christophe Deloire, le secrétaire général de
RSF : « Où cette spirale infernale va-t-elle s’arrêter ? En
l’espace de cinq ans, l’indice de référence utilisé par RSF s’est dégradé de
14%. Près des deux tiers des pays répertoriés ont enregistré une aggravation de
leur situation ».
Le
baromètre 2018 de RSF, qui recense les journalistes victimes d’exactions,
affiche à ce jour 14 journalistes tués, quatre journalistes citoyens tués, deux
collaborateurs tués, 176 journalistes actuellement emprisonnés, 126
journalistes citoyens actuellement emprisonnés et 15 collaborateurs
actuellement emprisonnés (ces chiffres ne recensent que les cas avérés par RSF
de journalistes morts ou emprisonnés à cause de leur activité de journaliste).
Ces cinq
exemples, d’hier et d’aujourd’hui, illustrent partiellement cette situation.
Shawkan,
un photojournaliste égyptien emprisonné
Mahmoud
Abu Zeid, surnommé « Shawkan », est un photojournaliste égyptien qui
est devenu à ses dépens le symbole d’une presse bâillonnée en Egypte. Le
gouvernement égyptien a beau avoir défendu en 2014 sa Constitution qui garantit
la liberté de la presse, il exerce un contrôle de plus en plus intense sur
toutes les formes d’expression publique.
A France
24, Nancy Okail, directrice exécutive du Tahrir
Institue for Middle East Policy
, disait au début du mandat du
maréchal Sissi que le gouvernement « s’en prenait surtout aux Frères
musulmans et ciblait tous ceux qui s’opposaient à l’armée et à Sissi. Ils
étaient vus comme des traîtres… A l’époque, c’était de la propagande
anti-média. A présent, les médias eux-mêmes sont pris en mains ». Le
gouvernement a créé il y a deux ans une Cour suprême pour l’administration des
médias, présidée par le président Sissi lui-même, qui a appelé la nation à
« n’écouter les paroles de personne d’autre que lui ». Les
journalistes qui ont pris des libertés avec la ligne officielle ont été jetés
en prison.
Dans ce
contexte, Shawkan est arrêté en 2013 pour avoir couvert la dispersion d’un
sit-in anti-gouvernemental qui s’était traduit par des morts côté manifestants
et forces de sécurité. Le photographe, toujours emprisonné depuis son
arrestation, est poursuivi pour de multiples chefs d’accusation, dont celui
d’appartenance aux Frères musulmans, mouvement illégal aujourd’hui en Egypte,
de possession d’armes à feu et de meurtre. Charges que nie Shawkan, qui est
soutenu par des organisations comme Amnesty
International
ou le Comité pour
la protection des journalistes
, qui estiment qu’il a été arrêté
alors qu’il faisait simplement son travail. Il risque aujourd’hui la peine de
mort.
Le Prix mondial de la liberté de la
presse Unesco/Guillermo Cano
a été décerné pour l’année 2018 à
Shawkan. Ce prix, créé par l’Unesco et décerné chaque année à l’occasion de la
Journée mondiale de la liberté de la presse du 3 mai, distingue une personne,
une organisation ou une institution qui a contribué d’une manière notable à la
défense et/ou à la promotion de la liberté de la presse, où que ce soit dans le
monde, surtout si pour cela elle a pris des risques. La décision de remettre ce
prix à Shawkan, emprisonné depuis 2013, a été jugée « humiliante »
par le porte-parole du ministère des Affaires étrangères égyptien.
Jan
Kuciak et la mafia italienne
Le
journaliste slovaque Jan Kuciak et sa compagne Marina Kusnirova, tous deux âgés
de 27 ans, ont été abattus chacun d’une balle dans la maison qu’ils venaient
d’acheter à Velka Maca, à 65 km de Bratislava, le 25 février 2018. Jan Kuciak
travaillait pour le site aktuality.sk appartenant à l’Allemand Axel Spinger et
au Suisse Ringier et enquêtait sur des affaires de corruption.
Dès
l’annonce de la mort du journaliste, aktuality.sk et d’autres médias ont publié
une version inachevée de son article portant sur les relations présumées de
personnalités politiques slovaques influentes avec des hommes d’affaires
italiens, soupçonnés d’être liés à la mafia calabraise Ndrangheta. Dans ce
dernier papier intitulé La mafia italienne en Slovaquie, ses lutins s’étendent
à la politique, Jan Kuciak écrivait : « Les Italiens liés à la mafia ont
trouvé un second foyer en Slovaquie : ils ont commencé à faire des affaires, recevoir
des subventions, collecter des fonds européens, mais surtout établir des
relations avec des personnalités politiques influentes, jusqu’au gouvernement
slovaque… Ils possédaient ou possèdent toujours des dizaines d’entreprises,
dont la valeur s’élève à plusieurs dizaines de millions d’euros… »
L’assassinat
a suscité des rassemblements de centaines de personnes à Bratislava en mémoire
du journaliste et contre la corruption. Le chef de la police, Tibor Gaspar a
annoncé que le meurtre était « très probablement » lié aux
investigations de Jan Kuciak. Le Premier ministre Robert Falco, qui a eu des
mots durs contre la presse en exhibant un million d’euros pour toute
information sur le crime, est, dans un deuxième temps, revenu sur la teneur de
ses propos, rassurant les principaux médias sur « la protection de la
liberté d’expression et la sécurité des journalistes ».
Ce
meurtre est intervenu quatre mois après celui de la journaliste maltaise Daphne
Caruana Galizia à Malte en octobre 2017, vraisemblablement assassinée pour
avoir dénoncé la corruption sur l’île méditerranéenne.
Photojournalistes
au Brésil.JEFFERSON BERNARDES / AFP
Rana
Ayyub, victime de la haine en Inde
RSF a
appelé, ces jours-ci, les autorités indiennes pour qu’elles assurent la
protection physique de la journaliste indienne Rana Ayyub, qui subit
actuellement une campagne de haine sans précédent.
L’affaire
a commencé le dimanche 20 avril avec la parution d’un faux tweet lui attribuant
des propos invraisemblables selon lesquels elle soutenait des violeurs
d’enfants et prenait la défense des musulmans contre le gouvernement
nationaliste hindou. Ce tweet s’est développé sur les réseaux sociaux
entraînant un déchaînement d’insultes et de menaces extrêmement violentes,
allant de films pornographiques avec sa tête incrustée, à des appels au viol
collectif ou au meurtre.
Rana
Ayyub, qui a porté plainte auprès de la police de New Delhi, a dit à RSF :
« Je n’ai pas pu dormir pendant trois nuits, je ne pouvais plus parler. Les
trolls ont posté mon numéro de téléphone et mon adresse personnelle. Avec une
haine si profonde, qu’est-ce qui va les empêcher de venir chez moi en meute et
me tuer ? ».
Pourquoi
une telle hostilité ? Rana Ayyub est notamment célèbre pour une enquête
qu’elle a réalisée sur l’instrumentalisation par Narendra Modi des émeutes
anti-musulmanes dans l’Etat indien du Gujarat en 2002, qui a marqué les débuts
de l’ascension de Modi jusqu’au poste de Premier ministre. Or, comme le
rappelle RSF, depuis la victoire du parti de Modi aux élections générales en
2014, les journalistes témoignent régulièrement de pressions dont ils sont
victimes dès qu’ils osent le critiquer, lui ou son gouvernement. Ce qui a
entraîné une hausse considérable de l’auto-censure dans la presse indienne,
rajoute RSF.
Rana
Ayyub, dans la continuité des agressions dont elle était victime, a reçu un
post Facebook qui, précise RSF, laisse peu de doute sur la provenance de cette
campagne qui lui écrit : « Tu vois, Rana Ayyub, voilà ce qu’ils ont
diffusé sur toi. Alors ne t’avise pas de parler à nouveau des Hindous et de
Modi. »
« Cette
campagne de haine n’est pas sans rappeler celle qui a précédé l’assassinat de
la journaliste Gauri Lankesh, vraisemblablement par des membres de la droite
nationaliste hindoue en septembre dernier », rappelle RSF qui place l’Inde
en 138eme position sur 180 pays dans son classement mondial 2018 de la liberté
de la presse.
Javier
Valdez et les cartels mexicains
Javier
Valdez, journaliste mexicain, a été assassiné à l’âge de 50 ans le 15 mai 2017
par les cartels de la drogue, selon la justice mexicaine, pour son travail
d’investigation « sur des sujets tels que le narcotrafic et le crime organisé
». Javier Valdez était pigiste pour l’Agence France-Presse (AFP) depuis plus de
dix ans, dans l’Etat de Sinaloa au Mexique. Correspondant du quotidien de
gauche La Jornada, il était aussi le fondateur de Riodoce, un hebdomadaire
d’investigation à Culiacan, la capitale de l’Etat, et auteur de plusieurs
ouvrages sur la criminalité au Mexique.
L’Etat de
Sinaloa, qui bat régulièrement des records de criminalité, est aussi le
territoire historique du cartel de Sinaloa, dont le rayonnement international
notamment sur le trafic de drogue en a fait le cartel criminel le plus puissant
du Mexique et peut-être du monde. Son chef, « El Chapo » Guzman,
aujourd’hui probablement remplacé, a été l’homme le plus recherché du pays
jusqu’à son arrestation et son transfert dans une prison américaine en 2016.
Le cartel
de Sinaloa se serait rapproché d’un autre puissant cartel mexicain, le cartel
du Golfe pour contrôler la principale zone de production de drogues mexicaine.
Les deux cartels disposeraient de près de 100 000 hommes armés, d’après le
ministère de la Défense américain. Le Mexique a connu plus de 23 000 assassinats
en 2016, c’est le deuxième pays le plus meurtrier au monde après la Syrie en
pleine guerre civile.
L’assassinat
de Javier Valdez avait déclenché en mai 2017 une vague de mobilisation et
d’indignation à travers le Mexique. Le commissaire de la sécurité nationale en
charge de la lutte contre les cartels, Renato Sales a annoncé, en avril 2017,
l’arrestation de Heriberto N., l’un des meurtriers présumés du crime de Javier
Valdez. D’après RSF, Javier Valdez aura été le cinquième journaliste assassiné
sur 11 pour l’année 2017 au Mexique, juste avant la Syrie qui comptera pour la
même année 12 journalistes tués.
Ghislaine
Dupont et Claude Verlon assassinés au Mali
Le 2
novembre 2013, la journaliste Ghislaine Dupont et le technicien de reportage
Claude Verlon, tous deux de Radio France internationale, étaient assassinés
dans le désert, probablement trente minutes après avoir été kidnappés, à Kidal,
au Mali où ils réalisaient des interviews. Cinq ans après, aucun des auteurs
présumés du rapt n’a été arrêté vivant. Et si une
déclassification de documents a eu lieu
en France en février 2016,
permettant de mieux identifier la chronologie des faits, elle a avant tout été
source de frustration pour les avocats, de nombreux passages étant masqués en
vertu du secret défense.
Rien de
très nouveau non plus dans les documents fournis en mai 2017 par la Mission des
Nations unies au Mali. La Minusma a communiqué à la justice toutes ses notes
internes liées aux évènements du 2 novembre. Des écrits qui permettent
notamment de mieux connaître la chronologie des faits juste après l’enlèvement,
mais ne donnent pas d’information vraiment nouvelle sur le fond.
Concernant
le mobile du rapt, toujours pas d’explication. Le juge français Jean-Marc
Herbaut, qui a succédé au juge Marc Trévidic, a choisi d’écarter l’idée d’une
vengeance qui serait liée au non-versement d’une part de
rançon lors de la libération des otages d’Arlit
. Cette hypothèse
avait été accréditée dans un reportage diffusé en janvier 2017 sur la chaîne
France 2. Après cette
émission
, les avocats des parties civiles avaient demandé l’audition
d’une quinzaine de personnalités, mais le juge a refusé la quasi-totalité des
demandes. Enfin, faute d’état civil fiable des principaux suspects encore
vivants, aucun mandat d’arrêt international n’a pu encore être lancé par la
justice française.

En février
dernier, le juge Herbaut a effectué pour la première fois un déplacement à
Bamako où, avec l’aide de ses collègues maliens, il a recueilli des données
téléphoniques et auditionné des témoins. Mais un des freins à l’enquête
aujourd’hui est l’impossibilité pour les justices malienne et française
d’enquêter sur le lieu du drame, à Kidal. La situation n’est toujours pas
normalisée. Comme pour de nombreuses victimes de la presse à travers le monde,
les familles de Ghislaine Dupont et de Claude Verlon sont toujours dans
l’attente de réponses. Cette Journée mondiale de la liberté de la presse leur
rend hommage.