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Archive. Retour sur l’Amérique nazie de Philip Roth

Courrier International, 23/05/2018

Considéré
comme un géant des lettres américaines, le romancier américain s’est éteint
mardi 22 mai. 
L’écrivian
Philip Roth en 2011. Photo Jim Watson / AFP
En 2004, il imaginait dans Le Complot contre
l’Amérique qu’un candidat pronazi avait remporté la présidentielle de 1940
face à Franklin D. Roosevelt. Une uchronie dont The New York Times soulignait
à la fois la puissance et les limites.

Tout au
long de sa carrière, Philip Roth a inventé des destins différents à des
personnages qui lui ressemblent : des garçons intelligents et sensibles
qui, en grandissant, deviennent des hommes timides et torturés, déchirés entre
le devoir et le désir, entre l’envie de conformité et la soif de révolte, des
artistes ou des universitaires, coupés de leurs racines de petits-bourgeois
juifs, et cumulant, au pire, soucis d’ordre narcissique, déceptions littéraires
et déboires avec les femmes.
Dans son
nouveau roman Le Complot contre l’Amérique [traduit chez Gallimard en
2006], qui ne laisse pas indifférent malgré ses défauts, Roth tente d’imaginer
que les États-Unis aient connu un sort différent. Que se serait-il passé, se
demande-t-il, si le héros de l’aviation Charles Lindbergh avait battu Franklin
D. Roosevelt à la présidentielle de 1940 et qu’il avait opté pour une politique
pronazie (dans la réalité, il affichait des sentiments antisémites et
défendait l’isolationnisme)
?
Une
longue tradition littéraire
Certes,
ce genre de fiction historique (ou uchronie) n’a rien de neuf. Dans impossible
ici, Sinclair Lewis dépeignait les États-Unis sous les traits d’une dictature
fasciste dirigée par un démagogue de Nouvelle-Angleterre. Dans Le Maître
du haut château, Philip K. Dick imaginait une Amérique occupée par les Japonais
et les nazis, où l’esclavage était de nouveau autorisé et où les juifs vivaient
sous des noms d’emprunt.
Mais ce
qui distingue ce cauchemar historique, c’est que le narrateur est un enfant
nommé Philip Roth et que le récit décrit les conséquences d’un antisémitisme
d’Etat sur la vie quotidienne d’une famille américaine ordinaire qui se trouve
être juive. Les passages du livre consacrés à cette famille Roth fictive
résidant à Newark, moments sobres et parfois profondément touchants, montrent
avec quelle violence la sphère publique peut interférer dans la sphère privée
de la famille et perturber les rêves d’un jeune garçon.
Parabole
sur la perte de l’innocence
En
revanche, Roth ne parvient à aucun moment à faire oublier au lecteur qu’en
vérité c’est bien Roosevelt qui a remporté un troisième mandat en 1940 et que
le nazisme n’a pas triomphé aux États-Unis. Comme dans sa trilogie américaine (Pastorale
américaine, J’ai épousé un communiste et La Tache), l’auteur
s’efforce de photographier les États-Unis au grand-angle, en créant une
parabole sur la perte de l’innocence et le prix à payer pour la “folie
inhérente à l’Amérique”.
Mais il
s’empresse d’arriver à un dénouement grotesque (quoique habile) et situe Le
Complot contre l’Amérique dans un paysage politique caricatural à
l’extrême, une sorte d’univers de bande dessinée, qui peut fonctionner dans un
film parodique ou dans un mauvais roman satirique, mais qui, ici, semble
étrangement peu convaincant, surtout quand figurent au premier plan des
personnages aussi réalistes et aussi bien campés psychologiquement que les
membres de la famille Roth. Dans le contexte actuel de la présidence Bush
[l’article a été publié le 21 septembre 2004], on peut interpréter Le
Complot contre l’Amérique comme une mise en garde soit contre les dangers
de l’isolationnisme, soit contre les dangers du Patriot Act [loi antiterroriste
votée après les attentats du 11 septembre 2001 et donnant des pouvoirs
accrus au FBI] et les menaces qu’il fait peser sur les
libertés individuelles.
Où se
mêlent drame historique et drame intime
Mais on
peut également y voir une tentative pas totalement aboutie de fusionner deux
genres incompatibles : le thriller politico-historique et le roman
d’initiation. Les scènes se situant au domicile de la famille Roth sont
entrecoupées de longs passages sur la présidence prohitlérienne de Lindbergh
(extrapolés à partir de faits réels, tels que les déclarations antisémites de
Lindbergh et son implication dans le mouvement isolationniste America First).
On apprend ainsi que Lindbergh a fait alliance avec l’Allemagne nazie et le
Japon impérial, et que des pogroms ont eu lieu dans tout le pays.
Mais,
dans le livre, la tragédie n’est pas tant la présidence Lindbergh ou la Seconde
Guerre mondiale que l’effet qu’ont ces événements retentissants sur la famille
Roth et sur la conscience enfantine de Philip. La tragédie, c’est lui observant
sa mère tenter de protéger les siens face à des événements qui lui échappent
totalement
; c’est lui
observant son père tenter d’adapter ses attentes à cette nouvelle et
terrifiante réalité. Au bout du compte, ce roman essaie de faire la liaison
entre les inquiétudes personnelles qui sont au centre de plusieurs des premiers
romans de Roth et la vaste fresque historique de sa trilogie américaine.

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Philip
Roth

Né en
1933 à Newark, dans le New Jersey, au sein d’une famille juive, Philip Roth
connaît le succès dès son premier livre, Goodbye Columbus, qui lui vaut le
National Book Award en 1960. Mais c’est son troisième roman, Portnoy et son
complexe, portrait désopilant d’un jeune Juif new-yorkais de la classe moyenne,
qui le rend immensément célèbre en 1969.

En 1974,
dans Ma Vie d’homme, Roth donne naissance à son alter ego littéraire,
Nathan Zuckerman, qui l’accompagnera dans une grande partie de son œuvre
postérieure, notamment sa “trilogie américaine” : Pastorale américaine (1999),
J’ai épousé un communiste (2001) et La Tache (2002). Tous les livres de
Philip Roth sont parus aux éditions Gallimard.