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Jacques André et Laurence Rosier : la honte, exploration d’un silence

Viviane Chocas | Le 26 novembre 2017
Le premier, psychanalyste, vient de diriger un ouvrage sur la honte. La seconde, linguiste, publie un livre sur les insultes faites aux femmes. Ensemble, ils auscultent un sentiment complexe que les récentes affaires de harcèlement sexuel placent sur le devant de la scène.

Madame Figaro. – Dans la multiplication des témoignages depuis plus d’un mois, un mot revient chez les femmes harcelées : la honte. « Je n’en ai pas parlé parce que j’avais honte », a dit dans nos colonnes Isabelle Adjani, confrontée il y a des années à un metteur en scène violent. La honte avec son mauvais compagnon, le silence. Si l’on peut avoir honte de bien des choses – son ignorance, son incompétence, sa famille, sa différence… -, on perçoit très vite que honte et sexualité ont des liens archaïques et fondamentaux. Pourquoi?
Jacques André. – La Genèse commence par la honte, ce n’est pas rien !
« Or tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre », dit ce texte…
J. A. – Que ce mythe biblique ait ou pas valeur de vérité, il indique une origine. Puis… viennent l’arbre, le serpent, la pomme croquée, et la sexualité change la nature de la nudité. La honte est inséparable d’un regard porté. C’est un affect public, qui suppose – même si on peut se faire honte à soi-même, tout seul – qu’on est placé à un moment ou à un autre sous le regard d’autrui. On n’a pas honte à la naissance. L’affect de honte est relativement tardif. À quel moment ça surgit revient à se demander à quel moment la nudité ne va plus de soi.
Une des pistes étymologiques relie la honte au « Hund » allemand, le chien. Car, dans l’est de la France, sous l’Ancien Régime, on faisait porter à certains condamnés sur les épaules un chien, sur des kilomètres, à travers champs, pour les humilier…
J. A. – C’est intéressant. Au Pakistan, considéré comme l’un des pires pays quant aux maltraitances faites aux femmes, un fait divers récent a produit les images d’une épouse accusée d’adultère contrainte à défiler nue dans le village. On est là dans une violence extrême, à la racine des choses. Car d’une certaine façon, celui qui a honte est nu. Si on veut chercher le lien sexuel le plus simple, il est associé à cette mise à nu. Plus rien ne vous protège. « Perdre la face » est sans doute la meilleure métaphore de la honte : il y a quelque chose de ce qui fait le noyau de la personne, l’essentiel, qui est atteint. Narcissiquement touché. Fait remarquable, les souvenirs de honte dans l’enfance ne deviennent quasiment jamais de beaux souvenirs. Car ce souvenir ne vieillit pas, il reste intact. Quelque chose ne passe pas.
Laurence Rosier, vous venez de publier un livre sur l’insulte faite aux femmes. La plus répandue ? « Salope ».
Laurence Rosier. – Le mot se forme à partir de sale et hope, une variante de huppe, un oiseau dont le nid sent mauvais.
J. A. – On est salope dès le nid, en quelque sorte.
L. R. -Exactement, je parle aussi dans mon livre des pisseuses, terme utilisé pour désigner la future enfant, de cette préassignation qui existe pour les femmes.
Banalisée, cette insulte continue de faire mal et honte…
L. R. -On n’entend pas ou peu le terme « salope » dans les cours de récré à l’école – alors qu’on entend « pédé » ou « enculé »-, l’insulte surgit à l’adolescence. Même si, entre filles, on s’en sert parfois comme un signe de connivence, l’insulte désigne très vite celle qui couche à droite à gauche. Le terme en plus de la connotation sexuelle se charge d’un poids moral : la salope est la rusée, la manipulatrice, la machiavélique. Le salaud, lui, c’est le traître : la connotation sexuelle tend à disparaître du masculin.
J. A. – C’est tout de même une affaire complexe. Oui, l’insulte « salope » est faite pour salir, traiter la femme de personnage sexuel. Ça n’empêchera pas dans l’intimité que ça puisse devenir un mot doux ou érotique.
Quel regard avez-vous porté l’un et l’autre sur la prise de parole qui a suivi l’affaire Weinstein ?
Celui qui a honte est nuJacques André
L. R. – Pendant des années, en linguiste, j’ai recueilli des données sur l’insulte aux femmes, je savais le sujet socialement vif. J’ai été inquiète que non seulement les femmes harcelées n’aient pas parlé avant, mais tous les autres autour non plus. La prise de parole ensuite a pu être violente à travers le #balancetonporc. J’ai pris ça comme une étape.
J. A. – La parole individuelle comporte des risques, de carrière éventuellement, de honte… L’affaire Weinstein, ce n’est pas une femme qui la dénonce au départ, mais un homme, un journaliste, et pas n’importe lequel, lui-même est lié à l’affaire (Ronan Farrow, fils de Mia Farrow et Woody Allen, avocat, défend depuis des années Dylan, sa sœur adoptive qui a accusé Woody Allen de l’avoir agressée sexuellement à 7 ans, NDLR). C’est à partir de ce sol-là que les femmes s’engagent à parler, car quelque chose est posé, prouvé. Weinstein reconnaît rapidement les faits, au moins partiellement, et personne ne peut plus arguer d’un « elles l’ont cherché ». La culpabilité a changé de camp. Par ailleurs, dans les témoignages de femmes, on a pu voir combien la honte venait aussi rencontrer quelque chose dans l’histoire de la personne.
Ainsi, Isabelle Adjani a-t-elle poursuivi : « J’avais honte, pourquoi ? Parce que j’ai été élevée dans la honte par un père qui m’exhortait à baisser les yeux si le regard d’un homme se posait sur moi. Je n’ai développé aucun réflexe de défense, si ce n’est me cacher, m’enfuir. »
J. A. – C’est remarquable, exemplaire. Si l’on en revient à l’affaire Weinstein, je pense que celles qui se sont probablement le mieux défendues sont celles qui connaissent très peu l’expérience de la honte. Ou pour lesquelles la honte ne s’est pas incrustée. Le témoignage de Léa Seydoux est allé dans ce sens par exemple. Elle a dit quelque chose comme « J’ai vu tout de suite à qui j’avais affaire », et raconté être immédiatement entrée dans une sorte de défi face au personnage. Si à l’homme qui sort nu de la douche, la femme peut dire : « C’est plus facile de le montrer que d’en parler », c’est terminé. L’homme débande aussitôt. Les moyens pour une femme de se défendre existent. Encore faut-il qu’elle ait à ce moment-là le recul pour pouvoir le faire. C’est assez facile de faire débander un homme avec la parole. Quand Marie Dorval demande à Alfred de Vigny : « C’est quoi cette petite élévation ? », ça va vite. (la comédienne rencontre le poète en 1829, NDLR). Enfin, si tant de femmes ont pu prendre la parole, c’est qu’il s’agit d’un moment collectif. C’est une assemblée de femmes qui dit : « Il s’est passé ceci », ce n’est plus une femme seule.
L. R. – La honte a cessé d’être isolée avec le #metoo. On a pu faire honte à la honte, en quelque sorte.
Une pétition de près de 100 000 signatures a demandé au gouvernement des mesures. Un cadre légal peut-il faire évoluer les choses ?
J. A. – D’une certaine façon, oui. Aux États-Unis, un prof d’université ne peut plus fermer la porte de son bureau s’il est seul avec son thésard ou sa thésarde. Certes, cela modifie les comportements sociaux collectifs. Est-ce qu’on y gagne sur tous les tableaux ? Qu’est-ce que l’on perd ? Il y a quelque chose qui peut devenir assez persécutant. On n’évitera pas les dénonciations calomnieuses.
L. R. – En Belgique, nous travaillons depuis des années sur le harcèlement dans l’espace public. Un récent rapport a montré que 100 % des femmes ont été harcelées, à des degrés divers. Avec cette affaire Weinstein, les gens se sont aussi allongés sur le divan des réseaux sociaux, attendant parfois des bravos, des encouragements, et comme une libération… Ce fut assez fascinant. Cette parole libérée, il va falloir l’accompagner avec des campagnes de prévention. Nous sommes, je crois, dans une mouvance sociale où les gens réclament de l’action, du faire.
J. A. – Là, le psychanalyste que je suis est nécessairement plus sceptique. La question est complexe. Dans une tribune pour « le Monde », Nancy Huston a parlé, à raison il me semble, de « démocratisation du droit de cuissage ». La sexualité s’est libérée au cours du XXe siècle. Elle est partout aujourd’hui, les images sont là. Mais cette libération a aussi considérablement augmenté l’attaque sexuelle, l’agression. Alors que surgit l’affaire Weinstein, personne ne songe une seconde à interdire la pornographie – démocratiquement, ça n’a pas de sens -, or la pornographie repose à peu près uniquement sur des fantasmes masculins, et son axiome numéro un, c’est : toutes des salopes. Or la pornographie est aussi, dans les sociétés occidentales en tout cas, pour les adolescents garçons et filles, devenue la première entrée dans la sexualité adulte. Il y a là quelque chose d’une brutalité considérable.
L. R. – Nous préparons une exposition sur la pornographie à la demande des plannings familiaux, notamment, confrontés à des adolescents dont la première initiation sexuelle est effectivement l’image pornographique. On n’a pas envie d’être des moralistes, mais on doit étudier et déconstruire la chose. Je ne suis pourtant pas catastrophiste.
Pour revenir à la honte, comment s’en sortir, alors ?
La honte a cessé d’être isolée avec le #metooLaurence Rosier
J. A. – De manière individuelle, ça fait une grande différence lorsque la chose est dite. Mieux encore, si elle est reçue par quelqu’un qui ne juge pas et n’ajoute pas à la honte, mais permet éventuellement de la déplacer. Alors elle perd de sa violence, de sa force. Elle peut se raconter.
C’est un poison ?
J. A. – C’est très nocif, oui.
L. R. -On peut en faire une œuvre, comme Annie Ernaux, car la honte traverse tous ses ouvrages. Mais la blessure reste là.
J. A. – Indiscutablement. Elle l’a très bien dit d’ailleurs.
L. R. -Il existe aussi un sentiment d’imposture, je crois plus féminin que masculin. Pas vraiment de la honte ni de la culpabilité, cela a à voir avec les deux. Occuper une place qui n’est pas tout à fait la sienne : ce prisme de l’imposture est intéressant quand on travaille sur la parole des femmes.
J. A. – La fragilité de l’érection est de mon point de vue le plus gros problème ! Car la prétention de la virilité est à la mesure de son incertitude. L’érection est toujours incertaine : il faut donc la prouver.
Françoise Héritier a toujours contesté l’idée qu’il y aurait des pulsions masculines irrépressibles…
J. A. – Nous n’étions pas d’accord, et en discutions beaucoup. Elle a toujours évoqué la domination masculine par le biais de la reproduction, et le fait que les femmes sont capables d’engendrer aussi bien des filles que des garçons, à savoir le même et le différent (NDLR : d’où, dès la préhistoire, selon Françoise Héritier, la mainmise des hommes sur le corps des femmes, qu’il leur fallait s’approprier pour en contrôler le fruit). C’est bien entendu valable anthropologiquement. Mais aujourd’hui, est-ce que la domination des hommes sur les femmes porte sur la question de la fécondité ? Personnellement, j’en doute. En revanche, le motif de la virilité, que nous appelons dans notre patois psy « angoisse de castration », celui-là est un motif solide, bien ancré, pas près de disparaître. Il manquera toujours des centimètres au pénis.
L. R. – D’où l’importance de la déconstruction. Éduquons les filles et les garçons ! Car la virilité se construit aussi socialement, et là, on peut agir.
J. A. – C’est tout à fait exact.