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L’ Autorité palestinienne fait la police sur Internet

24 août, 2017

Quand le bureau du procureur général de l’Autorité palestinienne, Ahmad Barak, s’est mis à entreprendre des démarches en vue de traiter les cybercrimes en Palestine, on n’a guère pensé à ce que cela allait pouvoir impliquer ni aux réalités politiques ambiantes. Dès 2006, l’AP adjoignait une petite unité anti-cybercriminalité au bureau du Ministère public et, en 2014, elle créait une unité du même genre au sein du département de la police de l’AP. Une fois ces deux unités en place, Barak inaugurait en 2016 une Cybercrime Task Force dont la tâche consiste à traiter les rapports sur les cybercrimes et à en examiner les preuves digitales. En 2017, la task force avait formé près de 170 membres dans ce genre de travail et, aujourd’hui, nombreux sont ceux qui opèrent dans les divers départements de la police en Cisjordanie.

Alors que la loi a pour but de contrer une hausse significative des e-crimes (passés de 502 en 2015 à 1 200 en 2016), s’il faut en croire le porte-parole de la police palestinienne, Louay Azriqat, le langage expansif et effrayant de la législation a rapidement incité des associations locales de défense des droits à réclamer des amendements, d’autant que c’est presque en secret, loin des yeux du public et sans la moindre transparence ni le moindre débat, que le président de l’AP Mahmoud Abbas a signé cette loi le 24 juin 2017. Ni la société civile, ni les associations de défense des droits n’ont eu leur mot à dire dans la rédaction de cette loi.

Bien que les 61 articles constituant la loi traitent principalement de graves e-crimes, dont, entre autres, la diffamation, l’extorsion de fonds, les e-virus, la fraude et l’espionnage électronique, trois des articles ont provoqué la colère des groupes de défense des droits, qui craignent que leurs stipulations n’aient un impact sur la liberté d’expression et le respect de la vie privée sur Internet :

L’article 32 exige des fournisseurs de services sur Internet qu’ils coopèrent avec les agences de sécurité en collectant, stockant et partageant les données et informations sur les utilisateurs pendant au moins trois ans, et qu’en outre ils bloquent tout site Internet lorsque les autorités judiciaires le leur ordonnent.

L’article 40 permet au procureur général ou à l’un de ses assistants de requérir qu’un tribunal délivre un ordre en vue de bloquer tout site Internet dans les 24 heures.

L’article 51 de la loi stipule que, « si un délit est commis en ligne et nuit à  »l’unité nationale » ou à  »l’harmonie sociale », il sera punissable » d’une peine de travaux forcés de 3 à 15 ans et que cette sentence sera applicable à toutes les personnes ayant participé au délit.

En termes pratiques, ces dispositions désignent ce que les journalistes, les groupes de défense des droits et les activistes perçoivent comme un effort ciblé contre leur travail, particulièrement lorsque celui-ci critique la coordination sécuritaire avec Israël, les divisions politiques actuelles entre le Fatah et le Hamas et la répression organisée par les forces de sécurité. Les journalistes ont exprimé des inquiétudes à propos de l’utilisation par Abbas des concepts d’« unité nationale » et d’« harmonie sociale » comme prétextes à maintenir sa solide emprise sur le pouvoir, emprise qu’il n’a cessé de consolider substantiellement au cours de ces dernières années. Jihad Barakat, un journaliste récemment arrêté par l‘Autorité palestinienne et relâché un peu plus tard suite aux pressions exercées par les groupes de défense des droits, a déclaré qu’il s’agissait d’une « loi dangereuse », insistant sur la nécessité qu’elle « se conforme aux libertés publiques, au lieu d’être utilisée pour les brider ».

Pour le seul mois de juin, le Centre palestinien pour le développement et les libertés des médias (MADA) rapportait que le nombre de violations des libertés médiatiques par les autorités palestiniennes dans la bande de Gaza et en Cisjordanie dépassait celui des violations commises par l’occupation israélienne : le Hamas et l’Autorité palestinienne avaient commis 41 des 51 violations répertoriées. Plus remarquable encore, à la mi-juin, le Ministère public de l’Autorité palestinienne avait émis des ordres en vue de bloquer 29 sites Internet considérés comme affiliés au Hamas ou partisans de Mohammed Dahlan, le grand rival d’Abbas, et cette décision est désormais renforcée par les articles 32 et 40 de la nouvelle loi.

Les citoyens ordinaires courent des risques eux aussi. Le 8 juin 2017, le personnel de la sécurité palestinienne arrêtait un jeune Palestinien, Nassar Jaradat, pour avoir critiqué sur Facebook Jibril Rajoub, un haut fonctionnaire du gouvernement. Peu de temps après que Jaradat avait publié un statut exprimant son désaccord avec les déclarations faites par Rajoub à la télévision israélienne, des membres de la Sécurité préventive palestinienne faisaient irruption chez lui, à Ramallah, et l’arrêtaient. Un autre cas est celui du satiriste des médias sociaux Ali Qaraqe, qui a été forcé de se réfugier en Turquie après avoir été convoqué à plusieurs reprises et harcelé par les forces de sécurité en raison de ses commentaires très critiques à l’égard de l’Autorité palestinienne.

Les Palestiniens vivant à l’étranger sont exposés au même genre de risque d’oppression et de détention. Alors que la loi ne définit pas de mécanisme précis d’application, l’article 2, lui, stipule clairement que les dispositions de la loi sont applicables aux Palestiniens résidant en dehors de la Palestine. Il est concevable que les Palestiniens qui expriment des critiques à l’égard de l’Autorité palestinienne alors qu’ils se trouvent à l’étranger se fassent interroger une fois de retour en Palestine.

La loi stipule également dans ses articles 43 et 44 que les agences palestiniennes anti-cybercriminalité doivent coopérer avec leurs homologues dans d’autres pays en enquêtant sur les cas transnationaux et en extradant des personnes qui enfreignent les dispositions de la loi. Une accusation fréquente formulée par Israël à l’encontre des Palestiniens concerne l’incitation en ligne. Il est possible que les autorités israéliennes fassent référence à cette législation pour réduire au silence les voix palestiniennes critiques à l’égard de l’occupation et de la politique d’Israël.

Le mois dernier, Barak a assisté à une discussion au MADA et a déclaré qu’il était « opposé à l’arrestation de tout journaliste sur base de questions concernant la liberté d’expression ». Toutefois, des représentants des groupes de défense des droits ont exprimé leur colère quant à la manière dont la loi a été adoptée et ont insisté pour qu’elle soit suspendue en attendant de procéder aux amendements nécessaires.

Il est plus que probable que les discussions autour de cette loi se poursuivent, bien qu’il ne soit pas évident que l’Autorité palestinienne décide de satisfaire aux revendications de la société civile. Une chose, cependant, est claire comme de l’eau de roche : la version actuelle de la loi constitue une nouvelle tentative de l’Autorité palestinienne de consolider son État policier.