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« Panama papers » : huit mois après, les conséquences historiques du scandale

14 Décembre 2016

Depuis sa publication, l’enquête sur l’évasion fiscale produit son lot presque quotidien de mesures réglementaires, d’articles et d’appels à l’action émanant du monde politique comme de la société civile pour lutter contre les paradis fiscaux.



Le 7 avril 2016, 14 grandes lettres bleues ont disparu en silence de la façade d’un immeuble de bureaux dans un quartier huppé de San Salvador, la capitale du plus petit pays d’Amérique centrale.
L’une après l’autre, elles sont descendues du mur bleu et beige revêtu de stuc, laissant derrière elles l’empreinte du nom de l’entreprise qui l’occupait encore quelques jours auparavant :

M-O-S-S-A-C-K-F-O-N-S-E-C-A.


Selon le personnel de la succursale salvadorienne de Mossack Fonseca, le cabinet d’avocats basé au Panama dont les fichiers ont fuité et inspiré des milliers d’articles révélant les secrets de la finance extraterritoriale, il s’agissait d’un déménagement prévu de longue date.
Les « Panama papers » en trois points
Le Monde et 108 autres rédactions dans 76 pays, coordonnées par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), ont eu accès à une masse d’informations inédites qui jettent une lumière crue sur le monde opaque de la finance offshore et des paradis fiscaux.
Les 11,5 millions de fichiers proviennent des archives du cabinet panaméen Mossack Fonseca, spécialiste de la domiciliation de sociétés offshore, entre 1977 et 2015. Il s’agit de la plus grosse fuite d’informations jamais exploitée par des médias.
Les « Panama papers » révèlent qu’outre des milliers d’anonymes de nombreux chefs d’Etat, des milliardaires, des grands noms du sport, des célébrités ou des personnalités sous le coup de sanctions internationales ont recouru à des montages offshore pour dissimuler leurs actifs.

Les autorités du Salvador soupçonnaient une autre vérité. La veille, elles avaient annoncé une enquête visant les citoyens qui avaient fait des affaires avec le cabinet. Elles craignaient que des preuves ne soient détruites. L’après-midi suivant la disparition de l’enseigne, des policiers — certains portant un passe-montagne noir, un maillot de football et un revolver accroché à la taille — ont donc fait une descente dans les locaux de Mossack Fonseca.
La police salvadorienne et le procureur général du pays ont saisi vingt ordinateurs, pendant que les autorités relataient en direct sur Twitter l’intervention.
La perquisition du siège de Mossack Fonseca au Salvador n’est qu’une des centaines de réactions des autorités aux « Panama papers » : enquêtes, amendes, démissions de hauts responsables, descentes de police, arrestations, réformes législatives nationales ou encore réunions internationales secrètes figurent parmi les mesures prises à la suite du scandale.
Les représentants de gouvernements et les militants de la société civile s’attendent à ce que ces répercussions se poursuivent pendant plusieurs années, alors que l’indignation suscitée par ces révélations incite les responsables politiques et les citoyens à faire la lumière sur un mystérieux système financier qui a résisté pendant des décennies à la réforme.

Yaourts et pierre


Des milliers d’Islandais manifestent le 9 avril à Reykjavik, après la révélation des Panama Papers.

Depuis que le scandale a éclaté, en avril, des centaines de journalistes originaires de divers pays ayant collaboré à l’enquête ont publié plus de 4 700 articles au sujet de Mossack Fonseca, le cabinet d’avocats international qui a créé des sociétés-écrans opaques pour des entreprises, des responsables politiques et des fraudeurs.
Les réactions aux révélations des « Panama papers » ont commencé dès que le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung et une centaine d’autres médias partenaires ont rendu publics leurs premiers articles à 20 heures, heure de Paris, le 3 avril. #PanamaPapers devient rapidement le hashtag le plus utilisé sur Twitter. Des milliers de manifestants ont défilé dans les rues sur tous les continents, à l’exception de l’Antarctique. Des foules mécontentes ont jeté des yaourts en Islande et des pierres au Pakistan.

Depuis, selon les informations parues dans les médias internationaux et les déclarations officielles, au moins 150 instructions, contrôles ou enquêtes ont été annoncés par la police, les douanes, les procureurs spécialisés dans la délinquance financière et la mafia, les juges et les tribunaux, les autorités fiscales, les Parlements et les cabinets d’audit dans 79 pays à travers le monde. Plusieurs milliers de contribuables et d’entreprises sont visés par une enquête. De l’Irlande à la Mongolie en passant par le Panama, les assemblées législatives ont fait voter à la hâte des lois pour combler les failles pointées du doigt par les médias partenaires de l’ICIJ. Les Etats affirment avoir déjà récupéré plusieurs dizaines de millions de dollars d’impôts sur des fonds auparavant non déclarés.
Aux quatre coins du globe, des policiers ont perquisitionné des entrepôts, des bureaux et des résidences. Des dirigeants de trois pays ont démissionné, dont un premier ministre et un ministre de l’énergie et de l’industrie. Des cadres d’entreprises et des avocats sont derrière les barreaux en attendant un procès au pénal en Europe, au Moyen-Orient et en Amérique latine. Au Salvador, où les autorités ont fait une descente au siège de Mossack Fonseca, aucune procédure pénale n’a été engagée, mais l’enquête se poursuit.
Les réponses n’ont cessé de se succéder depuis la première vague de réactions en avril. Les « Panama papers » produisent leur lot presque quotidien de mesures réglementaires ou législatives, d’articles et d’appels lancés par les responsables politiques et la société civile pour que les enquêtes et les initiatives se multiplient.
En mai, les départements du Trésor et de la justice américains ont proposé une série de nouvelles lois et règles visant à aider les forces de l’ordre et les autorités financières à débusquer l’argent sale à l’intérieur et en dehors des Etats-Unis.

En octobre, Ron Wyden, sénateur démocrate de l’Oregon et membre du comité des finances du Sénat des Etats-Unis, a adressé un courrier au département du Trésor et à l’Internal Revenue Service (chargé de collecter les impôts) pour demander des informations sur les éventuels éléments qu’ils avaient rassemblés à partir de la base de données des « Panama papers » et qui avaient été rendus publics par l’ICIJ et ses partenaires.
« Les informations parues dans les médias à la suite de la publication des “Panama papers” ont mis en avant les opérations opaques des sociétés-écrans anonymes à travers le monde », a-t-il écrit, et il s’est dit préoccupé par le recours aux sociétés extraterritoriales « comme instruments d’évasion fiscale ou de blanchiment d’argent ».
En novembre, Europol, l’office de coopération policière européen, a révélé avoir trouvé 3 469 concordances probables entre la base de données des « Panama papers » et les informations de ses propres fichiers concernant le crime organisé, la fraude fiscale et d’autres formes de criminalité. Sur ces concordances, 116 étaient liées au projet d’Europol relatif au terrorisme islamiste, baptisé « Hydra ».
« Le point principal ici est que nous pouvons relier des entreprises liées aux “Panama papers” non seulement à des infractions économiques, comme le blanchiment d’argent, mais aussi au terrorisme, aux groupes russes de criminalité organisée, au trafic de stupéfiants, à la traite d’êtres humains, à l’immigration illégale et à la cybercriminalité », a souligné le chef du renseignement financier d’Europol, Simon Riondet.
Deux chefs d’Etat ou de gouvernement demeurent pris dans des scandales publics et des enquêtes en cours à la suite des révélations des « Panama papers ».
En Argentine, un procureur fédéral étudie actuellement le rôle joué par le président Mauricio Macri dans une société des Bahamas qu’il n’avait pas mentionnée dans ses déclarations de patrimoine publiées lorsqu’il était maire de Buenos Aires.
Au Pakistan, la Cour suprême examine un recours déposé par des membres de l’opposition contre le premier ministre, Nawaz Sharif, dont les enfants détenaient des biens immobiliers à Londres par le biais de sociétés créées par Mossack Fonseca, d’après les documents des « Panama papers ». L’opposition l’accuse de ne pas avoir divulgué les opérations extraterritoriales de sa famille et d’avoir blanchi de l’argent à l’étranger pour payer les biens immobiliers. Monsieur Sharif et ses proches affirment n’avoir rien à se reprocher.
« Les “Panama papers” ont sans aucun doute secoué le monde de la transparence, a indiqué Porter McConnell, directeur de la Financial Transparency Coalition, basée à Washington. L’ampleur inouïe de l’enquête, associée au nombre de personnalités concernées, a contribué à maintenir le sujet des sociétés cachées à l’ordre du jour. Aucun Etat ne veut être le prochain Panama. »
135 milliards partis en fumée
Au cours des huit derniers mois, les gouvernements ont déclaré avoir recouvré ou saisi plusieurs dizaines de millions de dollars d’arriérés d’impôts et d’autres sommes en s’appuyant sur les « Panama papers » : plus de 80 millions en Colombie, 1 million en Slovénie et même 170 kg d’argent en lingots en Australie. Des milliards de dollars supplémentaires potentiellement détournés dans le cadre de l’évasion fiscale restent à retrouver.
Des marques très connues ont également subi les répercussions des révélations des « Panama papers ». D’après les conclusions d’un groupe d’universitaires, celles-ci ont fait disparaître 135 milliards de dollars de la capitalisation boursière de quelque 400 sociétés cotées. « L’impact est énorme », a estimé Hannes Wagner, professeur de finance à l’université Bocconi de Milan et coauteur de l’étude.
Selon lui, les retombées financières des « Panama papers » pour les entreprises représentent la plus grande perte de l’histoire faisant suite à des fuites de données ou des scandales, devant les pertes combinées de capitalisation boursière liées aux affaires Enron et Volkswagen.
Les entreprises citées dans les « Panama papers » ont subi des pertes plus lourdes après la publication de l’enquête que celles sans lien avec le dossier. Si l’étude ne donne pas de nom, un examen par l’ICIJ des mouvements du cours de sociétés cotées sélectionnées au hasard ayant des liens avec les « Panama papers » révèle toutefois que le géant suisse des matières premières Glencore et la banque britannique HSBC Holdings Plc ont vu leur action chuter à la suite de la publication des articles et de la base de données. Glencore International AG apparaît parmi les clients de Mossack Fonseca, et des filiales de HSBC faisaient partie des banques ayant le plus demandé de sociétés extraterritoriales pour le compte de clients auprès du cabinet d’avocats.
D’après les universitaires, la perte de valeur indique que les investisseurs pensent que les entreprises auront plus de mal à éviter les impôts à l’avenir ou risquent de se voir infliger des amendes pour évasion fiscale.
A l’issue d’un audit interne motivé par les « Panama papers », la banque Nordea, premier organisme de prêt de Scandinavie, a admis avoir dans de nombreux cas « clairement manqué » à ses propres principes visant à identifier les clients à risque et les infractions potentielles telles que le blanchiment d’argent. Cette banque a bloqué 68 comptes suspects mais n’aurait trouvé aucun élément montrant qu’elle avait contribué activement à l’évasion fiscale.