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Tunisie : ce que “le peuple veutˮ

Fausto Giudice 16/09/2019
Ach-chaab yourid isqât al-nizâm : le peuple veut/exige/a besoin de la chute du régime. 

Ce slogan, né lors d’un conflit entre supporters de foot quelques semaines avant l’éclatement de la révolution tunisienne le 17 décembre 2010, est devenu au fil des ans, le slogan le plus répandu dans le monde arabe, mis à toutes les sauces -les Frères musulmans jordaniens remplaçant isqât par islah, la réforme, les läicards libanais ajoutant ta’ifi (confessionnel) -, y compris commerciales et publicitaires. Kaïs Saïed, lui, s’est contenté de prendre les deux premiers mots – le peuple veut – pour slogan de la campagne électorale qui l’a vu arriver en tête du premier tour, devant Nabil Karoui, laissant ainsi au peuple lui-même le soin de dire en détail ce qu’il veut. Une stratégie intelligente et payante.
La surprise provoquée par les résultats du premier tour de l’élection présidentielle tunisienne du 15 septembre, aura été tout tout sauf divine. Les modernistes des beaux quartiers ont beau jeu de dénoncer Saïed comme « salafiste », les islamistes ont eu beau jeu de faire croire qu’ils apportaient de fait leur soutien à Saïed (ce que l’intéressé a démenti fermement), ayant choisi le Cheikh Mourou comme leur candidat officiel avec pour seule consigne qu’il devait perdre, ce premier tour est riche d’enseignements :
1-« Qu’ils dégagent tous ! »
En mettant aux premiers rangs deux hommes n’appartenant pas au karakouz -le théâtre de marionnettes de la politique politicienne -, les électeurs, peu nombreux (seuls 45% des 7 millions d’électeurs dont 1 million de nouveaux électeurs, ont voté) ont exprimé leur ras-le-bol radical du régime des copains et des coquins qui a remplacé, en recyclant une bonne partie de ses acteurs et figurants, le régime déchu en 2011. Ras-le-bol des partitocrates, des mafieux, des magouilleurs, des combinationnistes, qu’ils soient en costume-cravate ou enturbannés.
2- La fin des partis
Kaïs Saïed a remporté sa première victoire sans avoir l’appui d’un parti, sans argent, sans campagne électorale médiatisée, mais juste avec ses moyens personnels du bord, et le bouche-à-oreille a fait le reste. L’image qu’il a projeté était celle d’être le plus honnête, le plus sérieux, le plus authentique des 26 candidats, bref celui le mieux à même d’entendre ces « fils du peuple » que sont les 20-30 ans instruits issus des classes populaires défavorisées, urbaines et rurales, bloqués dans leur trajectoire pour devenir soutiens de famille, précarisés et n’ayant d’autre choix que de tenter l’aventure de la migration vers les centres du pouvoir mondial. Pour ces électeurs, leurs mamans, leurs familles, la « boulitique », celle des partis, n’est qu’un jeu de dupes qu’ils vomissent. Saïed l’a dit clairement : « L’ère des partis, partout dans le monde, est révolue. Les jeunes s’organisent en dehors des structures traditionnelles. C’est ce que nous ferons. »(Interview à Jeune Afrique, 26/10/2018).
3-Démocratie directe
Le cœur du programme, très succinct – de Saïed n’est rien moins que révoilutionnaire. Il veut supprimer le parlement tel qu’il est aujourd’hui et le remplacer par une assemblée des assemblées évoquant les zapatistes du Chiapas ou les Gilets jaunes. Il le formule ainsi :
« Tout d’abord, une totale réorganisation politico-administrative de la pyramide du pouvoir. Il faut inverser la tendance et aller du local vers le régional, pour synthétiser les attentes et les différentes volontés. Des conseils locaux, dont les membres, parrainés par des électeurs et des électrices, seront élus au suffrage universel après un scrutin uninominal à deux tours. Ils siégeront dans chaque délégation pour identifier les programmes de développement local. Leur mandat, basé sur la représentativité, sera révocable. Les projets seront présentés au conseil régional qui émanera des conseils locaux, et auquel participent également les directeurs régionaux des administrations centrales. Ainsi, le plan de développement régional fera la synthèse des différents projets préparés au niveau local, avec une ergonomie dans les réalisations. Chaque conseil régional aura son représentant à l’Assemblée, et une alternance des membres dans les conseils régionaux permettra un auto-contrôle pour se prémunir contre la corruption et les dérives. » (Interview à Jeune Afrique déjà citée).
4-Non aux dérives identitaires
Saïed a été attaqué comme « salafiste » pour ses prises de position dites conservatrices : il s’est dit opposé à l’égalité dans l’héritage pour les femmes, à la dépénalisation de l’homosexualité et à l’abrogation définitive de la peine de mort. On peut certes être hérissé par ces prises de position, mais il faut comprendre que ces questions restent ultra-marginales pour la société tunisienne, qui est aux prises avec d’autres problèmes plus graves, à commencer par la montée en flèche du coût de la vie (merci la Banque mondiale !), la quasi-disparition des possibilités de travail salarié pour les jeunes, diplômés ou non, et la dégradation hallucinante du cadre de vie, notamment la crise provoquée par les pénuries d’eau et d’électricité, s’ajoutant aux dérèglements climatiques et leur lot de sécheresse/inondations. S’exprimant dans un arabe littéraire moderne fluide et maîtrisé, le juriste Saïed ne fait aucune concession à la politique identitaire devenue le cheval de bataille de tous les néolibéraux pour conquérir ou conserver leurs marchés politico-commerciaux. Bref ? il donne l’image d’une « force tranquille » n’appelant à la haine contre personne, se distinguant par là des nombreux agités du bocal en compétition pour ce premier tour.
5-Monsieur Propre contre Monsieur Sale
Le deuxième tour de l’élection aura lieu en octobre, après les élections législatives du 6, sans doute le 13 ou le 20. Il verra « Robocoop », comme l’ont surnommé ses étudiants, affronter l’autre « homme nouveau » et « étrange soldat », le Berlusconi italien, Nabil Karoui, actuellement emprisonné sur des soupçons d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent, qui doit sa popularité au fait d’être le patron d’une chaîne de télévision racoleuse, Nessma TV, et de faire la charité aux pauvres. S’ajoute à cela l’aura que lui donne sa condition de « seul prisonnier politique » tunisien. Karoui évoque en effet beaucoup Berlusconi et ses émules « populistes » européens, tous des néolibéraux déguisés en « anti-système », alors qu’ils sont les produits et les acteurs les plus accomplis de ce système. L’avantage qu’il aura sur Saïed sera d’ordre tactique : il disposera d’un groupe parlementaire issu des candidats élus de son parti (Qalb Tounes, Au cœur de la Tunisie), alors que Saïed, jusqu’à nouvel ordre, n’aura pas de base parlementaire, se retrouvant ainsi « seul contre tous ». Qui, du cowboy solitaire et du janissaire dissident, l’emportera ? Les paris sont ouverts.