Haïti : des protestations sans fin dans une république oubliée Vers un 7 février bis
Bárbara Ester 18/10/2019 |
Les manifestations populaires en Haïti sont un épisode des conséquences toujours plus structurelles et catastrophiques d’une histoire de pillages et d’oubli.
Tradotto da Fausto Giudice
En Haïti, la crise du régime s’aggrave après des semaines de protestations ininterrompues. Les émeutes actuelles sont l’aboutissement de plus d’une année de troubles et de près de trois ans de mécontentement à l’égard du président actuel, Jovenel Moïse. Les manifestants se rassemblent devant le Palais national, devant les bureaux de l’ONU et dans les rues pour exiger la démission du président. La crise politique n’est pas nouvelle mais condense, au moins, les deux derniers gouvernements du Parti Haïtien Tet Kale (PHTK). Son fondateur, Michel Martelly (2011-2016), comme son disciple Moïse, sont accusés d’avoir détourner les fonds de l’aide internationale après les deux dernières catastrophes climatiques qui ont frappé l’île. En conséquence, la population a été condamnée à la faim, à la pandémie et à la débâcle de son économie. Profiter du malheur de millions de compatriotes semble être la recette du “capitalisme du désastre”, pour reprendre le terme de Naomi Klein [1]. Une fois de plus, comme elle l’a fait à l’origine en tant qu’ « inconfortable altérité » de la Révolution française, Haïti montre qu’au-delà de toute valeur universelle d’humanité, pour la communauté internationale, « le business, c’est le business » [2].
Haïti a l’un des niveaux d’insécurité alimentaire les plus élevés au monde, avec plus de la moitié de la population – et 22% des enfants du pays – souffrant de malnutrition chronique. Son indice de développement humain la classe parmi les plus bas non seulement dans la région mais aussi dans le monde : 168 sur 189 pays [3]. Les indicateurs de la qualité de vie de la population sont écrasants et, de plus, Haïti doit faire face aux catastrophes naturelles qui frappent la Caraïbe. L’Indice mondial des risques climatiques de 2019 place Haïti au quatrième rang des pays les plus touchés par les catastrophes climatiques annuelles, avec en tête Porto Rico, où son gouverneur [4], également accusé de détournement de fonds d’aide, a démissionné sous la pression de la rue, et le Honduras, dont le président est accusé de fraude, corruption et trafic de drogue [5].
Près de dix ans après le tremblement de terre le plus dévastateur et le plus meurtrier de son histoire, Haïti non seulement ne se remet toujours pas de cette destruction, mais souffre également d’une nouvelle crise politique et sociale qui s’est aggravée depuis la mi-septembre. Dans un contexte d’inflation de 15%, de déficit de 89,6 millions de dollars et de dévaluation rapide de la monnaie (gourde), la crise humanitaire ne devrait faire que s’aggraver cette année. De plus, la crise de l’approvisionnement en électricité, due au manque d’essence, a fini par déclencher un mécontentement social face à une vie quotidienne perturbée : transports publics, commerce et écoles ne fonctionnent pas.
Ainsi, les catastrophes naturelles habituelles ont fini par naturaliser les conséquences sociales des problèmes politiques, qui impliquent des acteurs locaux qui ne pourraient pas éviter la crise sans l’approbation des intérêts internationaux et l’invisibilisation de la crise par leurs voisins latino-américains, concentrés sur le cas du Venezuela.
Un président illégitime, à l’origine de la crise actuelle
Moïse est entré en politique en tant qu’outsider [6], représentant l’élite agraire par son rôle de dirigeant d’Agritrans, une entreprise bananièredu nord-est. Son expérience politique antérieure était nulle, mais il a été choisi par Martelly (PHTK) comme successeur. Aux élections primaires d’octobre 2015, Moïse remporte la première place avec 32,81%. Toutefois, les élections ont été marquées par des allégations de fraude, d’intimidation des électeurs et de manifestations de rue, et ont finalement été annulées. Martelly, avec l’appui des USA, de l’Organisation des États américains (OEA) et d’autres gouvernements étrangers, voulait résoudre le plus rapidement possible le transfert du gouvernement à son successeur. Cependant, les responsables électoraux – en raison de protestations sociales persistantes et d’une nouvelle catastrophe, le passage de l’ouragan Matthew – ont retardé à trois reprises consécutives un nouveau vote face à la menace d’une violence incontrôlable [7].
Les troubles sociaux qui ont rassemblé l’opposition, les chefs religieux et les chefs d’entreprise, ainsi que des membres de la diaspora haïtienne et des organisations de défense des droits humains, se sont focalisés sur le manque de transparence des processus électoraux et à la nécessité de réformer les procédures de vote. Entre février 2016 et février 2017, un gouvernement intérimaire a été mis en place sous la direction de Jocelerme Privert, élu par l’Assemblée nationale pour combler le vide du pouvoir après la fin du mandat de Michel Martelly. De nouvelles élections ont eu lieu en novembre 2016 et, à rebrousse-poil de la conjoncture, Moïse a été élu au premier tour avec 55,67% des voix [8]. Encore une fois, les allégations de fraude ont terni des élections qui ont mis plus d’un mois à être validées.
En plus de la faible légitimité de départ, l’augmentation des conflits sociaux et la crise politique ont trois causes clés : (1) la crise du carburant ; (2) un grand changement institutionnel ; et (3) la corruption manifeste de ses fonctionnaires.
En ce qui concerne le prix du carburant, depuis 2005, le gouvernement de Hugo Chávez avait créé le Programme Petrocaribe, qui permet à Haïti d’acheter, depuis 2006, du pétrole à un prix subventionné. Les fonds libérés par cette prestation ont permis de favoriser le développement des infrastructures et des programmes sociaux, sanitaires et éducatifs. Suite au blocus et à la crise économique qu’il traverse, le Venezuela a arrêté en mars 2018 les livraisons de barils à prix subventionnés. S’ajoutant à la fin de la prestation, le gouvernement haïtien a annoncé en juillet de la même année l’élimination des subventions à l’énergie. Cette mesure impopulaire était conforme à ce qui avait été convenu en février 2018 avec le Fonds monétaire international (FMI) : un ensemble de réformes structurelles de son économie, euphémisme utilisé pour désigner l’ajustement. En retour, l’organisme a promis 96 millions de dollars en prêts financiers pour aider le pays à rembourser sa dette. Le cycle d’une nouvelle crise politique a commencé avec l’augmentation du pétrole et de ses dérivés : 38% pour l’essence, 47% pour le diesel et 51% pour le kérosène 10]. Face à cela, la rue a explosé à nouveau, les protestations sont devenues massives et la police a réprimé, provoquant plus de morts et plus de chaos. Finalement, la mesure a été abrogée.
En conséquence de l’ajustement impulsé par le FMI, la crise institutionnelle s’est aggravée, caractérisée par une valse permanente des fonctionnaires, en particulier des premiers ministres, dont la fonction est de servir de médiateurs entre les pouvoirs exécutif et législatif afin de parvenir à la gouvernabilité et au consensus. Après la vague massive de protestations de juillet 2018, Jack Guy Lafontant a démissionné. Moïse a alors cherché à le remplacer par un avocat connu et ancien président, Jean-Henry Céant, cherchant ainsi à obtenir une unité avec l’opposition. Seulement six mois plus tard, Céant a été démis de ses fonctions. Son successeur a été Jean-Michel Lapin, qui a passé à peine quatre mois en poste avant de finalement présenter sa démission proclamant l’absence d’accord entre les acteurs politiques. Quelques heures plus tard, le président Moïse nomme son quatrième Premier ministre, Fritz-William Michel, au profil plus technocratique et, jusqu’alors, fonctionnaire au ministère de l’Économie et des Finances. À la différence de ses prédécesseurs, Lapin n’a même pas réussi à faire en sorte que le Sénat ratifie sa prise de fonction – non pas parce que le gouvernement n’avait pas la majorité, mais en raison des perturbations causées -, de sorte que le Cabinet dans son ensemble est dépourvu de caractère institutionnel formel. La dernière tentative pour obtenir la désignation de Lapin en septembre de cette année a culminé avec le pétage de plombs d’un sénateur du parti au pouvoir, Jean-Marie Ralph Féthière, qui a déchargé une arme à feu contre des manifestants au Parlement, blessant un photographe et un garde du corps [11].
Enfin, en février 2019, le scandale de corruption a éclaté, popularisé sous le nom de #PetroCaribeChallenge. Le hashtag provient d’un tweet qui demandait en créole : Kote kòb Petrocaribe a ? (Où est l’argent de PetroCaribe ?). Depuis lors, les gens ont commencé à militer pour un audit collectif et une nouvelle vague de mobilisations contre le gouvernement haïtien, accusé de détourner des milliards de dollars de la subvention vénézuélienne. Corollaire de la grande mobilisation citoyenne, la Cour des comptes a remis fin mai au Sénat un rapport dans lequel elle conclut qu’au moins 14 anciens responsables ont détourné plus de 3,8 milliards de dollars du programme Petrocaribe entre 2008 et 2016. En ce qui concerne l’actuel président, le rapport précise qu’Agritrans s’est vu attribuer des contrats pour la construction de projets bananiers et d’autoroutes qui n’ont jamais été réalisés, malgré l’argent reçu à cette fin [12].
Aide internationale ou ingérence ?
Haïti est-il un État failli ? Depuis son indépendance et sa première Constitution en 1804, Haïti a connu 30 coups d’État et a eu 20 constitutions. Aujourd’hui, elle vit l’une de ses plus grandes crises sociopolitiques depuis son bicentenaire (2004) avec le coup d’Etat contre Jean Bertrand Aristide, après que celui-ci eut déclaré qu’Haïti exigerait une réparation historique à la France, son ex-métropole. Finalement, la France a pris l’initiative de résoudre à sa manière la crise haïtienne et a forcé Aristide à démissionner. En février 2004, le président a quitté Haïti dans un avion US escorté par des soldats yankees. Depuis lors et jusqu’en octobre 2017, le pays a fait l’objet d’une intervention de l’ONU (Nations Unies) par le biais de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) [13].
Par la suite, elle a pris la forme de la Mission des Nations Unies d’appui à la justice en Haïti (MINUJUSTH), mission qui visait à normaliser le système d’administration de la justice en Haïti en fonction des modèles mis en œuvre dans la région au cours des deux dernières décennies. La MINUJUSTH a garanti un contingent de police comme moyen de “soulager” le recours à la force. Toutefois, avec la tendance régionale à la militarisation des forces de sécurité, cela se traduit par la poursuite de l’occupation et de la répression. La mission a pris fin le 15 octobre 2019, ce qui n’implique pas que l’ONU doive quitter Haïti, mais plutôt qu’elle cherche de nouvelles formes d’ingérence [14][15].
Bien que l’aide humanitaire vise à fournir une aide alimentaire, sanitaire et psychologique avec l’approbation du gouvernement et sans violer sa souveraineté – en particulier face aux catastrophes naturelles – dans la pratique, elle a été déviée pour intervenir militairement dans des pays, renverser des gouvernements et s’emparer de leurs richesses naturelles [16]. Après le tremblement de terre de 2010, la MINUSTAH a ” collaboré ” avec un ocntingent de 7 000 soldats et policiers. Le bilan : des centaines de dénonciations d’abus sexuels et d’une épidémie de choléra provoquée par ceux qui sont allés “porter secours” [17][18].
Selon l’ancien directeur du Fonds d’assistance économique et sociale d’Haïti (FAES) entre 2012 et 2015, Klaus Eberwein, seulement 0,6 % des dons internationaux sont allés à des’organisations haïtiennes, 9,6 % au gouvernement haïtien et les 89,8 % restants ont été versés à des organisations étrangères. Malheureusement, Eberwein a été retrouvé mort d’une balle dans la tempe dans un hôtel de Miami avant de comparaître devant une commission anti-corruption du Sénat haïtien sur les fonds Petrocaribe et les mauvaises pratiques de la Fondation Clinton [19].
Ces fonds ont entraîné la prolifération des ONG qui ont commencé à assurer des fonctions que l’État avait l’habitude d’assurer, consolidant ainsi une nouvelle étape dans l’agenda du système néolibéral. Au fur et à mesure que les ONG avançaient, l’État se retirait, affectant à la fois la souveraineté et l’autodétermination du pays [20]. L’intermédiation des organisations permet à ceux qui les financent, comme la Banque mondiale, le gouvernement USA et le FMI ou les entreprises transnationales d’obtenir la libération des barrières douanières, ce qui finit par dévaster la production nationale et, par conséquent, l’économie du pays à travers la privatisation des services publics et la conclusion de contrats avec des sociétés privées internationales pour les offrir. Cette carte configure ce que l’économiste Naomi Klein a appelé le “capitalisme du désastre”, qui fonctionne parallèlement à la “doctrine du choc”. Selon sa thèse, les crises dérivées des catastrophes, comme dans le cas d’Haïti, permettent des opportunités d’affaires pour l’investissement privé, de sorte que les puissances et les intérêts des multinationales parviennent à s’ancrer dans le territoire dévasté avec l’aide des ONG.
En guise de conclusion
Le PHTK est actuellement le garant de l’activité du capital international, principalement par le transfert des terres paysannes aux transnationales US. Pour cela, il ne compte que sur un petit secteur de l’oligarchie locale, qui bénéficie d’une partie du détournement des fonds au détriment de la majorité de la population. L’exacerbation de la dépendance à l’égard de l’aide internationale combine le colonialisme traditionnel avec une nouvelle phase du néolibéralisme en tant que gestionnaire du désastre. L’influence usaméricaine a consolidé une économie haïtienne essentiellement extractive – environ 2 milliards de gisements minéraux exploités principalement par des sociétés usaméricaines et canadiennes [21]. Actuellement, cette influence est le seul soutien d’un président impopulaire, dont la démission continue d’être exigée par le peuple dans ses protestations massives.
Alors que les leaders de l’opposition appellent les manifestants à ne pas baisser les bras tant que Moïse n’aura pas démissionné, le slogan s’étoffe : « Nous disons aux habitants de Cité Soleil [le plus grand bidonville de la capitale, avec 250 000 habitants] et à la population haïtienne de se soulever pour renverser ce gouvernement », a déclaré François Pericat, un participant aux manifestations du 27 septembre à l’ Associated Press. « Le Président Jovenel Moïse ne fait rien pour nous, il nous tue ». Moïse a pris ses fonctions le 7 février, date emblématique qui rappelle la fin de près de 30 ans de dictature (1957-1986) de la famille Duvalier, François (Papa Doc) et son fils Jean-Claude (Baby Doc), qui a finalement fui l’île à la suite de protestations généralisées. Après l’annonce de la fermeture de la MINUJUSTH, Moïse a déclaré qu’il ne démissionnera pas et qu’il ne veut pas d’un autre 1986 [23] ; mais, le soulèvement populaire fait miroiter la perspective d’une rebelote , un 7 février bis.
Notes
[1] Naomi Klein, La stratégie du choc : La montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud 2008
[3] https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/Haiti%20Country%20Brief_%20August_2019.pdf
[9] https://www.nodal.am/2019/10/decadas-de-neoliberalismo-neocolonialismo-e-injusticia-climatica-han-llevado-a-haiti-al-limite-por-keston-k-perry/
[15] https://mundo.sputniknews.com/america-latina/201910161088993267-mision-de-paz-de-la-onu-concluye-mandato-en-haiti-sin-impedir-brotes-de-violencia/
[18] https://www.nytimes.com/2017/06/26/world/americas/cholera-haiti-united-nations-peacekeepers-yemen.html
[19] http://www.resumenlatinoamericano.org/2017/08/08/hallan-muerto-a-un-funcionario-de-haiti-que-iba-a-denunciar-a-la-fundacion-clinton/
[21] https://www.nodal.am/2019/10/decadas-de-neoliberalismo-neocolonialismo-e-injusticia-climatica-han-llevado-a-haiti-al-limite-por-keston-k-perry/