Réflexions à chaud sur la grève nationale en Colombie
José Antonio Gutiérrez Dantón 28/11/2019 |
La grève nationale du 21 novembre en Colombie, qui a vu des centaines de milliers, sinon des millions de personnes, occuper les rues et défier la répression et le couvre-feu sur tout le territoire, constitue sans aucun doute une des mobilisations les plus importantes de ces dernières décennies.
Elle est remarquable non seulement par son caractère massif, mais en outre par son protagoniste : les secteurs populaires urbains, qui ne s’étaient plus mobilisés ainsi depuis la période de luttes des années 1970 et 1980.
Après des décennies pendant lesquelles l’axe des luttes populaires en Colombie se trouvait dans le secteur rural (paysans et indigènes, essentiellement), les secteurs urbains prennent enfin massivement la direction des luttes contre le régime. Ce processus n’aurait pas été possible sans deux conditions : un sentiment de malaise généralisé dans la population, et une force organisationnelle capable de mobiliser pour cette lutte et de la soutenir. Dans ce sens, le Comité National de Grève est une instance clé ; et, dans le comité, il faut reconnaître le rôle de premier plan joué par la CUT (Centrale unitaire des travailleurs) en tant qu’expression la plus aguerrie de la classe laborieuse colombienne.
Il est inutile de préciser que les processus populaires urbains d’antan furent dans une grande mesure détruite au moyen du terrorisme d’Etat et ses tentacules paramilitaires. L’héritage funeste de la grève civique de 1977, ce fut le Statut de Sécurité, avec ses conseils de guerre oraux, des pratiques comme la disparition forcée (on fit disparaître Omaira Montoya à Medellin une semaine avant la grève du 14 septembre, et, depuis, cette pratique n’a pas cessé), et, finalement, la création et la prolifération d’appareils répressifs paraétatiques qui ont remplacé les appareils de répression officiels comme instruments principaux de la terreur. Ce n’est pas par hasard qu’aujourd’hui, dans les marches, on entend crier en chœur qu’on a déjà tout enlevé au peuple colombien, y compris la peur. Dans un pays où 66% de la population vit dans les villes, la réorganisation du mouvement urbain est un fait stratégique, d’une importance incalculable pour tout projet de transformation sociale.
Défi collectif contre la terreur
C’est justement cette disparition de la peur, cette lassitude généralisée qui ont permis au peuple colombien de défier et d’affronter la répression de façon franchement héroïque. Les violations de domicile, les menaces et les montages n’ont pas réussi à faire peur au peuple. Le couvre-feu et la militarisation ont été massivement ignorés, les concerts de casseroles et même les fêtes de rue réalisées en défi ouvert à une autorité que plus personne ne considère comme légitime. La résistance populaire a affronté la violence d’État à un prix élevé. Dès le premier jour de protestation, on comptait trois morts dans la Vallée du Cauca (deux à Buenaventura, un à Candelaria) ; aujourd’hui, nous ne connaissons pas avec certitude le nombre de morts, mais il continue à augmenter. L’étudiant de Bogota Dylan Cruz, 18 ans, est devenu un cas emblématique, quand les chiens enragés de l’ESMAD, la redoutable police anti-émeutes colombienne, lui ont tiré une balle à la tête par derrière, de la façon la plus lâche [il est mort à l’hôpital le 25 novembre, NdE]. Et pourtant, le peuple ne s’est pas laissé effrayer. Nuit après nuit, on a défié la répression et le couvre-feu. Les habitants ont démontré à l’Etat que les maîtres de leurs quartiers, ce sont eux, et non 4 000 soldats dans leurs véhicules blindés. Le peuple est enragé mais aussi joyeux ; l’establishment colombien est effrayé et réagit avec violence. Il est incroyable que Duque ait voulu, il y a à peine quelques mois, donner des leçons de droits humains au Vénézuélien Maduro !
On a voulu transformer l’indignation du peuple colombien en peur. Non seulement peur de la répression, mais peur de son voisin. Les macabres rumeurs qu’on a fait circuler dès le vendredi sur les réseaux sociaux, annonçant l’arrivée du loup –des vandales des quartiers périphériques allaient attaquer les maisons de la classe moyenne – font partie d’une guerre psychologique qui s’ajoute à cette guerre sale que le gouvernement de Duque a déclarée au peuple colombien. Ces annonces, qui ne relevaient que d’une stratégie de la panique, ne se sont pas matérialisées, mais elles ont eu pour effet que, dans certains quartiers, les gens ont cessé de protester pour se changer en vigiles. Il est certain que, dans toute protestation de masse, il y a des saccages : il en est ainsi de tout temps et dans tous les pays. Mais jamais, ou très rarement, on ne saccage des maisons : les saccages se produisent en général contre des magasins ou des supermarchés, là où se trouve la marchandise, et où il n’y a pas de risque d’affrontements. C’est pourquoi, quand on a commencé à parler d’attaques contre des ensembles résidentiels, j’ai trouvé cela si bizarre. Tout cela n’avait pour but que de détourner l’attention de la protestation, provoquer de la peur et peut-être même générer de la violence parmi les gens modestes, épargnant à la police et à l’armée le travail de casser des têtes. Ce n’est pas un hasard si les groupes de vigiles qui ont surgi “spontanément” face à ces prétendus saccages, comme “Défendons Bogota” ou “Résistance Civile Anti-émeutes” n’étaient que des façades pour des groupes de choc paramilitaroïdes uribistes [partisans de l’ancien président Uribe].
Ces stratégies terroristes ne sont pas nouvelles. Il est bien connu que des agents de l’Etat ont infiltré les protestations pour provoquer des excès et générer de la violence gratuite. Des dirigeants de la fédération syndicale de l’enseignement FECODE ont dit avoir isolé quelques-uns de ces individus dans les manifestations. Dans le passé, les conservateurs libéraient les pires criminels pour les utiliser comme hommes de main ; quand on interrogea le Condor Lozano [chef de bandes paramilitaires pendant la Violencia des années 1950, NdE] sur cette pratique, il répondit par cette célèbre phrase : « le seul crime, c’est de s’opposer au gouvernement ; tout le reste, c’est des conneries ». Les montages des agents d'(in)sécurité de l’Etat ont été révélés par Juan Gossaín quand il a rendu publics de nombreux documents du DAS [Département administratif de sécurité, remplacé par (ou renommé) Direction nationale du renseignement (DNI) en 2011 par Uribe, NdT] où on indiquait quelques-unes des pratiques utilisées lors d’opérations contre l’opposition à Uribe : sabotage, terrorisme, menaces, explosifs, pression, dénigrement, etc. C’est eux-mêmes qui utilisaient ces termes dans leurs documents de renseignement (1). Si, dans le passé, ils se sont servis de ces moyens, il n’est pas étonnant qu’ils utilisent aujourd’hui ce mélange de guerre sale et de guerre psychologique pour faire face à la protestation légitime du peuple. Heureusement, les gens ont réagi à temps et ne se sont pas laissé monter les uns contre les autres en un affrontement fratricide. Le peuple colombien comprend très bien que son ennemi n’est pas dans le quartier voisin.
Une colère qui grandit depuis de nombreuses années
Même s’il est judicieux de comprendre les événements colombiens depuis la perspective des révoltes anti-néolibérales qui ont secoué l’Équateur, Haïti et le Chili, il est certain que ces protestations sont aussi le fruit d’un processus d’accumulation d’une dizaine d’années propre au pays. Depuis la grève des coupeurs de canne à sucre dans la Vallée du Cauca en 2008, en passant par la minga [assemblée indigène], et les protestations et grèves paysannes, le peuple colombien a construit un riche legs de résistances qui se trouvent à la base de le grève actuelle. Il faut ajouter à ces expériences celles, locales, de centaines de grèves de travailleurs à la même époque, avec des niveaux divers de combativité, comme les protestations environnementales, dont l’importance réside justement dans le fait qu’elles ont servi de passerelle entre le monde rural et le monde urbain. Je crois qu’on n’a pas tout à fait compris cet aspect des protestations contre les méga-exploitations minières et l’extractivisme, dont l’exemple le plus clair a été la gigantesque bataille de la population de Tolima contre la Coloso et l’Anglo Gold Ashanti, dans laquelle campagne et ville se sont unies en une même lutte. Autre jalon décisif dans cette unité : la grève agraire de 2013, qui a aussi permis l’union de ces deux mondes en protestation contre le modèle de sous-développement imposé par l’Etat.
Cette lutte est un pas de plus dans un processus qui va se prolonger. Étant donné l’état d’esprit du peuple colombien et la maladresse d’un président qui s’est montré très efficace pour détruire des accords de paix et pour massacrer des enfants, mais totalement incapable de réduire le chômage, il paraît peu probable que Duque puisse terminer les trois années de mandat qui lui restent. Malgré ses appels tardifs au dialogue national, après un an d’autisme absolu, les gens n’avalent plus ses histoires. Les organisations ne s’assoiront pas facilement à la table des négociations avec un président expert en annulation des accords passés et en signatures d’engagements sans intention de les tenir.
Les défis à relever
Il reste plusieurs défis pour le mouvement populaire : le premier, c’est de transformer la rage en organisation. Sans organisation, il n’y a rien. Cela veut dire renforcer les syndicats, former des comités d’étudiants, de retraités, de femmes, de tous ceux qui ont une raison de protester et quelque chose à exiger. La gauche a longtemps mené des stratégies populistes par lesquelles on essaie de transformer le mécontentement en votes. L’expérience colombienne prouve que ce processus ne fonctionne pas de façon mécanique. En 1978, le malaise exprimé par la grève de 1977 ne s’est pas transformé en votes pour la gauche. En 2014 non plus, le malaise exprimé par la grève agraire de 2013 ne s’est pas traduit en votes. L’électoralisme et les luttes populaires suivent des dynamiques différentes. Les batailles de rue doivent se gagner dans la rue. Si on ne veut pas perdre ce legs immense, il faut organiser ce peuple non pas en tant qu’électeurs individuels, mais en fonction de ses demandes concrètes et de sa capacité de pression collective. L’action directe est toujours un mécanisme fondamental pour avancer dans les luttes populaires.
Le second est la capacité à entretenir la mobilisation populaire et parvenir à la convergence de divers secteurs. Cela exige de trouver des mécanismes divers qui permettent à différents acteurs de participer au mécontentement collectif et de s’exprimer. Marches, concerts de casseroles, fêtes, et même groupes de yoga occupant les rues, ici, tout est bon lorsqu’il s’agit de montrer qu’il y a un peuple disposé à se faire entendre selon ses propres termes. C’est ce pluralisme tactique qui permettra de garder la mobilisation vive et fraîche. C’est important dans la perspective de la chronologie : dans l’année qui vient, des mobilisations agraires s’annoncent dans tout le pays, et, pour obtenir les changements structuraux, systémiques, de fond, que demandent les classes populaires colombiennes, la convergence de la résistance paysanne avec celle des secteurs urbains sera un facteur décisif. Cette convergence s’est rarement produite dans l’histoire colombienne.
Un troisième défi, c’est de conserver l’unité du mouvement. Il ne faut sous aucun prétexte casser le Comité National de Grève. Traditionnellement, l’oligarchie a utilisé la stratégie du diviser pour régner afin de dominer le peuple, et elle a réussi dans l’application de cette politique. Il suffit pour s’en convaincre de penser à la grève agraire de 2013, une puissante mobilisation qui a fini fragmentée en plusieurs tables de négociation divisées par régions et même par secteurs d’activité. À la fin des négociations, même le collectif paysan s’était dissous pour laisser place à des groupes malléables, comme les producteurs de pommes de terre, de café, d’oignons, les éleveurs laitiers, etc. Tous divisés de plus par régions, départements ou communes. C’est ainsi que toute cette force s’est dispersée et que le mouvement a été contenu. Ce mouvement passa les deux années suivantes à lutter, non pas contre le modèle, mais pour l’accès à des projets de production qui ne servirent même pas à améliorer la situation des campagnes. Il faut apprendre qu’ici on ne peut mettre l’unité en danger sous aucun prétexte. L’étudiant, l’enseignant, la maîtresse de maison, la travailleuse, le paysan, la retraitée, tous ont exactement les mêmes problèmes dans ce modèle économique.
Le dernier défi, c’est justement de transformer les revendications ponctuelles en une proposition de modèle alternatif, capable de modifier les fondements qui font que, dans un pays riche, la majorité doive survivre au prix de toute sorte d’acrobaties, tandis qu’une infime minorité vit dans une richesse obscène. Ici, les slogans ne suffisent pas, il est indispensable de penser à des propositions concrètes permettant de dépasser progressivement ce capitalisme qui dévore aujourd’hui les entrailles du pays, qui déforeste l’Amazonie, qui assèche les páramos [biotopes néotropicaux de la Cordillère des Andes, NdE], qui ne garantit pas d’avenir à l’immense majorité des Colombiens. Il ne peut plus s’agir de continuer à légitimer, au moyen de négociations, un État et un modèle incapables de donner des réponses à la hauteur de la crise que nous vivons. L’initiative, aujourd’hui, repose sur le camp populaire. Espérons que les processus organisationnels sauront maintenir cette initiative dans les jours et mois à venir.
Note
(1) Pour rafraîchir la mémoire, j’ai écrit article sur l’allocution de Juan Gossaín, qui est transcrite https://www.anarkismo.net/article/16405