L’armée israélienne n’a pas de snipers à la frontière de Gaza : elle a des chasseurs
Gideon Levy 09/03/2020 |
Ce sont les meilleurs de nos garçons. L’un est un « musicien d’un bon lycée », un autre un « boy-scout qui s’est spécialisé en théâtre ». Ce sont les snipers qui ont tiré sur des milliers de manifestants non armés le long de la barrière frontalière de Gaza.
Dans la bande de Gaza, on compte 8 000 jeunes hommes handicapés de façon permanente à la suite des actions des tireurs d’élite. Certains sont amputés des jambes, et les tireurs en sont très fiers.
Aucun des tireurs d’élite interviewés pour l’effrayant reportage d’Hilo Glazer dans Haaretz (6 mars) n’a de regrets. S’ils s’excusent, c’est parce qu’ils n’ont pas versé plus de sang. L’un d’entre eux a été raillé dans son bataillon avec « voilà le tueur ». Ils agissent tous comme des meurtriers. Si leurs actes ne le montrent pas – plus de 200 morts à cause d’eux – alors leurs déclarations prouvent que ces jeunes hommes ont perdu leur boussole morale. Ils sont perdus.
Ils continueront à étudier, à faire carrière et à élever une famille, et ne se remettront jamais de leur cécité. Ils ont handicapé physiquement leurs victimes, mais leurs propres handicaps sont plus graves. Leurs âmes ont été complètement tordues. Ils ne seront plus jamais des individus moraux. Ils sont un danger pour la société. Ils ont perdu leur humanité, si tant est qu’ils l’aient eue, sur les bermes de tir qui font face à la bande de Gaza. Ce sont les fils de nos amis et les amis de nos fils, les jeunes de l’appartement d’en face. Écoutez comment ils parlent.
Le discours des soldats que nous connaissions autrefois – le recueil de témoignages sur la guerre des six jours publié en anglais sous le titre « The Seventh Day » (Le Septième Jour) – s’est transformé en discours de bouchers. C’est peut-être mieux ainsi – nous nous sommes épargné une certaine hypocrisie – mais il est difficile de ne pas être choqué par l’abîme dans lequel nous avons sombré. Ils se sont souvenus du nombre de genoux qu’ils ont flingués. « J’ai ramené sept à huit genoux en un jour. En quelques heures, j’ai presque battu son record». « Il a chopé environ 28 genoux ». Ils ont tiré sur des jeunes hommes et femmes non armés qui essayaient en vain de lutter pour leur liberté, un but qui ne pouvait être plus juste. « Le scénario habituel est censé être que vous frappez, vous cassez un os – dans le meilleur des cas, la rotule -, dans la minute qui suit, une ambulance vient l’évacuer, et au bout d’une semaine, il reçoit une pension d’invalidité ».
Ça ne vous suffit pas ? « L’objectif est de causer le moins de dégâts possible à l’incitateur, afin qu’il cesse de faire ce qu’il fait. Donc, moi, au moins, j’essaierais de viser un endroit plus gras, dans la région du muscle ». Toujours pas assez ? « Si vous avez touché par erreur l’artère principale de la cuisse au lieu de la cheville, alors soit vous aviez l’intention de faire une erreur, soit vous ne devriez pas être un sniper. Il y a des snipers, peu nombreux, qui “choisissent” de faire des erreurs ».
Ils savaient à qui ils avaient affaire. Ils ne qualifient même pas leurs victimes de « terroristes », mais seulement d’ « incitateurs ». Quelqu’un les a comparés aux membres d’un mouvement de jeunesse.
« Même si vous ne connaissez pas leurs “rangs” précis, vous pouvez dire par leur charisme qui est le chef de groupe ».
Ils choisissaient leurs victimes par leur charisme, avec la précision d’un sniper. Leur « aura de leader » a destiné de jeunes hommes à une vie de handicap dans la cage qu’est Gaza. Mais cela n’a pas suffi. Ils deviennent assoiffés de sang comme seuls des jeunes incités peuvent l’être. Ils voulaient plus de sang, pas seulement du sang, le sang d’un enfant. Pas seulement du sang d’un enfant, mais devant sa famille.
« ‘Laissez-moi juste une fois descendre un môme de 16, voire de 14 ans, mais pas d’ une balle dans la jambe – laissez-moi lui exploser la tête devant toute sa famille et tout son village. Qu’il gicle le sang. Et peut-être que pendant un mois, je n’aurai pas à bousiller 20 genoux de plus ».
Ils voulaient du sang de la tête d’un garçon pour s’épargner le besoin de détruire 20 genoux de plus. Ils identifiaient l’âge de leurs victimes à leurs vêtements : des chemises à col pour les plus âgés, des t-shirts pour les plus jeunes.
Aucun n’a été traduit en cour martiale. Rectiificatif : l’un d’entre eux a été condamné à sept jours de prison militaire pour avoir tiré sur un mouton. Les soldats de l’armée la plus morale du monde ne tirent pas sur les moutons. Avec 200 morts et 8000 blessés, ils pensent que « les entraves qui nous sont imposées sont honteuses ». C’est leur honte. Ils sont notre honte. Eux, et leurs commandants. Eux et l’armée qui leur ordonne de tirer sur les manifestants comme s’ils étaient des « canards qui ont choisi de franchir la ligne ».
Les gens qui tirent sur les canards ne sont pas des tireurs d’élite. Ce sont des chasseurs.