Politique de la donnée, discours public et formes de la surveillance Le pacte social de l’épidémie
Off Topic 23/04/2020 |
Une épidémie, dans un contexte humain, ne représente pas seulement un phénomène naturel, mais est aussi et surtout un phénomène social : comment la société, et en particulier le système de santé, est arrivée prête ou non face à la crise de la Santé publique ; comment la classe dirigeante gère l’urgence, comment la société civile réagit, le degré de perception et l’imaginaire de l’opinion publique : en substance, dans la médiation entre maladie, individus et groupes opérée par l’État, le gouvernement, les capitaux financiers et l’industrie.[1] Dans ce processus, le savoir médical, la culture de l’organisation de la santé publique et son orientation économique sont centraux.[2]
Tradotto da Vanessa De Pizzol – Rosa Llorens
Ce qui rend plus ou moins létal un virus ce ne sont pas seulement ses caractéristiques propres, mais aussi le système de protection que la société organise à l’égard de ses membres en tant que corps et organismes biologiques.
La pandémie Covid-19 aurait dû rester une épidémie plus virale et létale que la grippe saisonnière, avec des effets légers sur la grande majorité de la population, et très sérieux sur une petite fraction de celle-ci. En revanche – si l’on considère en particulier certains pays européens et les USA – le démantèlement du système de santé public a transformé ce virus en une catastrophe sans précédent dans l’histoire de l’humanité et en une menace pour l’ensemble de nos systèmes économiques.[3]
C’est le plan de communication, utile pour légitimer les différentes formes de surveillance et de distanciation sociale que le gouvernement appliquera inévitablement, qui revêt un rôle fondamental dans la médiation. Mais comment est construit le discours politique et technique qui raconte au jour le jour l’évolution de la maladie et qui se trouve ensuite repris, en cascade, par les réseaux sociaux et les grands médias ? À 18 heures, le pays s’arrête. La communication du bulletin de la Protection Civile et de l’Institut Supérieur de la Santé est devenue le rite laïc du discours public dans l’état d’urgence épidémiologique.
Depuis le début de l’urgence sanitaire, nous avons assisté à un changement dans la rhétorique publique, dans un crescendo d’agressivité et de paternalisme d’État envers la population, avec en parallèle l’exacerbation des mesures de confinement et la conscience (arrivée trop progressivement et à un prix trop élevé) des failles et des erreurs commises par la classe dirigeante les deux premières semaines. La narration intervient de manière hiérarchique et verticale, produisant les reflets qui sont ensuite repris par les réseaux sociaux et les médias.
Pour renforcer un récit de “guerre” où l’individu (libre de s’exprimer) devient soldat (exécute les ordres), la communication de la donnée est utilisée comme épouvantail ou élément servant à justifier les politiques de surveillance toujours plus restrictives et permanentes. La donnée est insérée dans un cadre narratif où au sens de la responsabilité et au sacrifice de ceux qui sont en première ligne – personnel médical et de santé – s’oppose, avant tout, non pas une organisation productive, par exemple, mais l’irresponsabilité des comportements individuels. L’image du sacrifice se voit en effet reportée sur plusieurs sujets : les médecins, justement, les travailleurs qui font avancer la production, les citoyens qui restent à la maison.
L’épidémie, comme toute situation d’urgence où la santé collective court un risque – et nous ne doutons pas que nous nous trouvions exactement dans cette situation -, fonde un nouveau, bien qu’en théorie temporaire, pacte social, inévitablement caractérisé par une plus grande mise au pas sociale ; cependant le profil de celle-ci dépendra du régime politique et du contexte dans lesquels éclate l’urgence, comme indiqué précédemment. Chez nous, le garant du pacte, que les sacrifices et les mesures de sécurité nécessaires à notre protection à tous, en partant des plus faibles, soient respectés, n’est pas le rôle proactif de la société et des corps intermédiaires, mais le bras répressif de l’État : Forces de l’Ordre, militaires, polices locales.
Quand le plan du pacte social épidémiologique est axé plus sur la surveillance que sur la solidarité et l’égalité sociale alors le risque est que ne se produise un phénomène que les sociologues, empruntant le terme à la physique, appellent l’hystérésis : défini également phénomène d’hérédité, impliquant que la valeur instantanée d’une grandeur déterminée par une autre dépend non seulement de la valeur de cette dernière, mais aussi des valeurs que celle-ci a eues les instants qui précédent. Traduit en termes plus simples : la forme d’un corps, soumis à une pression donnée, reste déformée même quand la pression cesse.
Balance la donnée en une
Le récit des données assume donc une double fonction : d’un côté, justifier une certaine forme de sacrifice (celle que permettent le gouvernement et les marchés), détourner l’attention de l’organisation sociale et la concentrer, dans une optique de béhaviorisme radical, sur les individus irresponsables – les joggers, les promeneurs irréductibles, les parents qui emmènent leurs enfants dehors, ceux qui vont faire des courses pour “quelques euros” et ainsi de suite dans une liste au goût de plus en plus grotesque – qui détermineraient, du fait de leur influence sur les autres, de larges variations dans la statistique des grands nombres ; de l’autre, rappeler qu’ « un prérequis de la liberté est la santé physique »[4], et donc que toutes les restrictions sont légitimes si nous nous trouvons dans une “guerre contre un ennemi invisible”.
Mais de quelles données parle-t-on ? Davide Mancino, sur InfoData du Sole 24 Ore[5], nous rappelle que pour interpréter correctement les chiffres absolus communiqués quotidiennement dans le bulletin de 18 heures
Nous devons cependant avoir en tête que, déjà en temps normal, le fait de collecter des informations de sources différentes à un rythme aussi soutenu, de les réunir de manière systématique et sans erreur n’a rien d’aisé. Les difficultés s’ajoutent encore dans une situation comme celle que nous vivons.
En outre, citant une étude du Centre for the Mathematical Modelling of Infectious Disease[6], groupe pluridisciplinaire de la London School of Hygiene & Tropical Medicine, en Italie 4,7% à peine des cas réels de contamination par Covid-19 auraient été identifiés par les autorités.
Fait qui, si d’un côté il renvoie donc à une dimension beaucoup plus imposante de l’épidémie, de l’autre côté cependant redonnerait également plus de poids à l’alerte concernant la mortalité la plus élevée enregistrée en moyenne par le virus chez nous par rapport à d’autres pays – même s’il faut ajouter que deux autres facteurs ont une incidence sur le pourcentage des décès : la structure démographique de la population, en partant de l’âge ; la plus grande pression que subissent les hôpitaux dans cette situation d’urgence, ce qui abaisse le seuil de soins des patients hospitalisés.
Prendre conscience de cette donnée aiderait aussi à mieux contrôler la communication, les réactions de l’opinion publique et la gestion même de la maladie : quand, en effet, Fontana, gouverneur de Lombardie, déclare être surpris par l’augmentation des malades enregistrés en Lombardie, sans considérer par exemple la corrélation avec le nombre de tests effectués, il trahit également une profonde ignorance et incompétence en termes de data literacy.
En second lieu, un deuxième avertissement des chercheurs nous aide à déconstruire cette cadence quotidienne du bulletin de la Protection civile et l’ISS : entre la confirmation d’un cas et un décès, un certain temps s’écoule nécessairement, 13 jours en moyenne, selon les estimations du groupe ; et ceci aussi doit être pris en compte : les chiffres que nous considérons aujourd’hui sont en réalité une photo prise il y a environ deux semaines. Et à ce propos, ajoutons le deuxième point, celui des décès : comme l’a démontré une enquête de L’Eco di Bergamo[7] et l’a dénoncé également l’association des médecins de terrain de Brescia, une méthode systématique de calcul de la mortalité réelle causée par le Covid-19 dans un territoire ne peut se baser uniquement sur les décès officiels, mais devrait faire la différence entre leur moyenne statistique, mettons, des 10 dernières années et le chiffre enregistré pendant la période où l’épidémie a éclaté. Après les deux premières semaines de silence et de réticences, la pression exercée par la société civile a obtenu que l’ISTAT[8] et le Système de surveillance de la mortalité journalière (sous la tutelle du ministère de la Santé) publient les statistiques des décès. Le résultat, s’il a d’un côté accentué le deuil et le traumatisme social[9], a cependant remis au centre la question de ce qui n’est pas déclaré : mortalité effective, dynamiques de la contagion et nécessaires mesures de solidarité avec tous les exclus, quelle qu’en soit la raison, des données officielles. Et, comme cela a été démontré par les récentes ouvertures d’enquêtes sur l’hôpital d’Alzano Lombardo et les maisons de retraite, faire la lumière sur ce qui n’est pas déclaré signifie aussi mettre en évidence les graves manquements dans la gestion politique de l’épidémie et les responsabilités dans la subordination, de la Région Lombardie à la Mairie de Milan, de la santé publique aux pressions de Confindustria et Confcommercio.
En tout état de cause, même si l’on applique les corrections de calcul et d’analyse nécessaires, il n’en reste pas moins que nous vivrons dans tous les cas dans une illusion de précision. C’est le point sans doute le plus important, qui nous confirme une fois de plus le caractère de la donnée comme construction sociale : c’est en effet ce qu’on choisit de communiquer, mais aussi comment on choisit de la collecter. À propos des données communiquées à la Protection Civile, qui justifieraient la transition vers la phase 2, avec des assouplissements prévus à partir du 14 avril pour l’activité professionnelle, dans un post sur Facebook du 11 avril, le journaliste Daniele Raineri a noté fort justement que
Nous en sommes à trop de jours de confinement, le même pourcentage de croissance qui, il y a une semaine, [5 avril, NDA] nous faisait dire “la situation s’améliore” ouvre une question aujourd’hui. Nous avons besoin de nouvelles données, celles qui proviennent de la Protection civile sont trop opaques. Âge moyen des nouveaux contaminés ? Sortaient-ils pour travailler ou étaient-ils en confinement ? Avaient-ils des membres de la famille ou des personnes contaminées chez eux ? Ont-ils utilisé les transports en commun ? Ont-ils remarqué les premiers symptômes il y a une, deux, trois semaines ? Ce sont des données anonymes et faciles à collecter. Ce sont surtout des données qui devraient être communiquées à un pays qui se dirige vers les quarante jours de restriction de la liberté individuelle. Communiquer uniquement le nombre de personnes en soins intensifs, région par région, commence à être perçu comme condescendant, on doit communiquer quel est le problème de transmission du virus aujourd’hui.
Et dans un post du jour suivant :
Les données ne sont pas fausses, elles sont partielles. Pour certaines catégories, elles sont précises et utiles. Pour d’autres catégories, elles n’ont qu’un vague rapport proportionnel avec la réalité. Il en faudrait beaucoup plus et mieux ventilées. À commencer par les tests. Le nombre de tests de contrôle (pour savoir si les malades déjà confirmés sont encore malades ou non) doit être séparé des tests qui découvrent de nouveaux cas positifs.
Que la précision soit ou non réelle est secondaire par rapport au besoin de clarté que la société développe presque de façon morbide lorsqu’elle se trouve violemment placée face à la complexité du monde[10] : c’est un mécanisme typique des crises, comme l’avait déjà remarqué Antonio Gramsci dans ses Cahiers de prison, et comme cela semble encore plus prégnant dans cette nouvelle phase de crise globale qui nous force à une oxymorique séparation hyperconnectée et à l’overdose d’informations.
En même temps, le récit du nombre absolu est au centre du deuxième niveau de la machine du consensus, celui qui s’attaque aux comportements individuels en partant de décrets et d’ordonnances des gouvernants avant de se trouver ensuite renforcé dans ce cas par les journaux télévisés, les quotidiens et les réseaux sociaux. Si on met en effet un tour de vis à l’épreuve des données (déplacements, trafic web, pourcentage de violation des ordonnances), l’attaque rhétorique et juridique contre la population ne semble pas justifiée. Quelques cas à titre d’exemple :
Le nombre de contrôles sur la période 9-27 mars dans la ville de Milan est de 222.757, dont 5166 violations des ordonnances, soit 2,3% ; un nombre qui baisse encore davantage pour Milan intra-muros (environ 1,5%). Tandis que pour l’activité commerciale on approche de 0% ;
Au niveau national, le nombre de contrôles au 23 mars était de 2 millions dont 4,6% d’infractions ;
Samedi 4 avril le Corriere della Sera ouvrait sa une avec le titre Trop de gens dehors, plus de contrôle et en page 2, annonçant un soi-disant « boom de sanctions », mentionnait que jeudi 2 avril, on en comptait presque 7.659 sur un total de 246.829 contrôles (donc 3,10%) – à Milan 369 sur 17.639 (2%). La semaine suivante la tendance se confirmait, avec 18497 contrôles le 10 avril et à peine 4 plaintes ;
Selon l’observatoire de l’Université de Bergame Covid-19&Mobility[11], la majorité des déplacements des personnes est due à des raisons professionnelles ou essentielles (faire les courses, aller à la pharmacie) comme le démontre le pic des personnes à la maison les week-end (77% les 28-29/3 et 83% les 11-12/4) et une moyenne intra-hebdomadaire de 65%.
Et pourtant, malgré une tendance globale de respect de la quarantaine, comme l’a souligné en maintes occasions Luca Casarotti[12], le recours au code pénal et aux mesures punitives pour induire les individus à adopter des comportements et des déplacements légaux a augmenté. Un tel usage apparaît de plus en plus comme étant non seulement aux limites de la constitutionnalité mais aussi lié à des finalités de renforcement négatif (“ne te comporte pas de telle façon”) et de construction d’un imaginaire cohérent avec l’action du gouvernement – et l’inaction et la confusion – plus qu’à une réelle application de ce nouveau droit d’urgence sanitaire, dont les différentes parties (décrets et ordonnances) assument de plus en plus le caractère de « proclamations obscures »[13], difficiles à interpréter et pouvant se retrouver dans le dispositif d’application des sanctions[14].
À Milan la préfecture porte à 165 le nombre de militaires employés pour les contrôles (278 en Lombardie) : leur sont confiés au niveau central des pouvoirs d’ordre public ainsi qu’à la police locale. Beppe Sala et Attilio Fontana lancent un nouveau plan de sécurité urbaine appelé Smart 2020 pour augmenter les contrôles concernant le respect des ordonnances et des mesures de distanciation, grâce à de nombreux agents présents sur le territoire et l’utilisation de caméras et d’hélicoptères. Les gouverneurs régionaux et les maires assument de plus en plus le rôle des hommes seuls aux commandes. Le gouvernement lance les premiers pas de la surveillance via les applis des déplacements et des comportements de la population (plus que de limitation de l’épidémie), dans un « resserrement des rangs » général, aux accents militaristes, qui semble cependant ne pas concerner, en parfaite cohérence avec le modèle culturel néolibéral, la liberté d’entreprendre des patrons du système productif.
Formes du contrôle : le capitalisme de la surveillance
Il y a un phénomène qui évolue parallèlement aux restrictions prévues par le pacte social de l’épidémie, relatif au processus de numérisation accélérée que les sociétés sont en train de vivre du fait de l’urgence et vivront de plus en plus, semble-t-il, dans le contexte de plus grande incertitude qui semble dominer dans un futur caractérisé par la cohabitation prévue du genre humain avec cette épidémie et d’autres épidémies possibles, nouvelles et dévastatrices. Concernant le sujet de la perception de l’incertitude, nous y reviendrons en conclusion.
Il s’agit en effet de la première pandémie à l’époque de l’information et du numérique. La distanciation sociale, comme mesure de prophylaxie indispensable, a révélé la centralité de la relation humaine et du corps même pour le capitalisme financier, à l’ère de l’automatisation productive. Pour que l’économie ne s’effondre pas, il faut que les personnes continuent à consommer, travailler, se déplacer, produire, vendre, se divertir. Mais pour l’économie politique de l’épidémie, il n’est pas nécessaire qu’elles se rencontrent. Dès les premières semaines, lorsque chronologiquement ont été fermés écoles, bureaux, lieux de rencontre et de regroupement, avant de passer ensuite aux restrictions de déplacements et aux interdictions de rassemblement, tout le monde a essayé d’engager une réorganisation à distance de ses propres activités.[15] Des pans entiers du monde du travail et des relatons sociales ont été redessinés pour pouvoir survivre et s’assurer une continuité dans les formes du numérique [16].
Comme l’ont démontré les données sur l’évolution des marchés ces derniers 40 jours, tandis que l’économie mondiale se trouve bloquée et au bord d’une récession sans précédent, les big tech comme on les appelle, augmentent leur chiffre d’affaires[17] : Amazon (vente en ligne multipliée par 9), Apple (moyenne internationale de téléchargement de jeux +40%), Google, Facebook, Microsoft, mais aussi, Disney+, Zoom et tous leurs services connexes sur le plan des chat, appels vidéos, plateformes d’enseignement, cloud et archives numériques. Dans le même temps, le Milan Internet Exchange (MIX), qui enregistre le trafic web global, mentionne que ce dernier est passé https://www.offtopiclab.org/wp-content/uploads/yearly-statistics.pngde 0,73 à 1,1 terabyte/seconde entre février et aujourd’hui [18].
Quelles sont les conséquences de tout cela ? Nous mentionnons ci-dessous quelques exemples, qui concernent différentes sociétés protagonistes dans la numérisation accélérée actuelle.
Google a offert au MIUR [Ministère de l’Instruction, de l’Université et de la Recherche, NDT], comme dans d’autres pays, des mails pour les professeurs sans limite d’espace et des plateformes pour l’instruction télématique (G Suite for Education, Hangouts Meet et/ou Google Classroom). Même chose pour Microsoft. La privatisation intervient sur un double canal : les infrastructures numériques sont gérées par des opérateurs privés, en imposant l’utilisation de leurs plateformes propriétaires, vers lesquelles l’école publique se place en termes de subordination et dépendance ; la relation professeur-étudiant intervient à travers des canaux qui sont surtout des moyens d’extraction de données. Ce ne sont pas des accusations aléatoires, elles ont aussi une histoire récente de procès et de conflits s’agissant des droits civils aux USA et en Allemagne[19], qui ont mis au jour un véritable système de profilage de mineurs et de leurs familles, le plus important de l’histoire qu’on ait jamais connu. Le domaine de l’enseignement est un excellent terrain pour étudier comment le géant Mountain View et son concurrent Microsoft ((MTeams a enregistré une utilisation en hausse de +775%) opèrent au niveau de tous leurs services, moteurs de recherche et cloud computing ou visioconférences (qui sont en train de se répandre de manière exponentielle dans les entreprises) compris.
Ou bien, le cas encore plus éclatant de Zoom (qui a enregistré une hausse de +101% de sa valeur en bourse du 3 janvier au 23 mars), dont on a appris qu’il partage ses données avec Facebook, sans les déclarer dans l’information sur la vie privée et indépendamment du fait qu’on ait ou non un compte Facebook. Les données partagées avec la plateforme de Zuckerberg incluent le modèle d’iPhone ou iPad, le fuseau horaire, la ville, l’opérateur téléphonique et un identificateur unique qui peut être utilisé pour le ciblage des publicités.
Amazon, que l’ancien responsable des services a défini comme « la nouvelle Croix Rouge » du fait de la vente de médicaments multipliée par 9, a une connaissance approfondie[20] non seulement de la chronologie de nos achats et de nos goûts, mais aussi d’éventuelles maladies, passions, tendances. Il a accès à la “signature numérique” de notre navigateur ; l’historique de nos adresses, numéros de téléphone et des périodes de notre vie ; notre réseau de relations sociales ; il applique même un programme d’affective computing[21] pour reconnaître les modalités selon lesquelles on fait défiler la page, le temps employé pour choisir un produit ou une catégorie, les rétractations, la modification de ce qui nous plaît.
Enfin, Netflix[22], qui en Italie a enregistré une hausse de +66% dans le téléchargement depuis le début de la quarantaine, et à l’intérieur duquel bat le cœur de big data le plus puissant jamais réalisé dans l’industrie du cinéma. Comme cela a été mis en lumière par ceux qui ont étudié les mécanismes de rating et le système algorithmique de la plateforme de streaming, l’objectif à très court terme est de conseiller le client, mais à moyen-long terme de décider quoi produire et distribuer. C’est un vaste système de surveillance et, nous allons voir bientôt comment, de modification des comportements et des préférences.
L’épidémie représente également une nouvelle forme d’intervention et d’exploration des données à travers ces opérateurs, comme le démontrent les analyses de la société Almawave (du groupe AlmaViva, spécialisée dans les technologies de reconnaissance vocale et textuelle) sur les états d’âme et les sentiments des utilisateurs de Facebook par rapport à l’urgence que nous vivons ou le lancement de la part de la Food and Drug Admnistration de thérapies numériques pour soigner, à travers les applis, des troubles du sommeil et d’autres pathologies liées aux conditions psychologiques de la quarantaine [23]. De même que les activités de The Fool [24], groupe spécialisé dans l’étude des données textuelles collectées par les principaux réseaux sociaux pour comprendre l’impact émotif et la perception publique face aux informations et aux nouvelles, au service des entreprises et du monde économique – et, la nouvelle de ces jours-ci, même des expertises demandées par le gouvernement sur les mesures de confinement.
Quel est le cadre dans lequel tout ceci se produit ?
De fait, aujourd’hui comme jamais, l’ordre et la logique économique du capitalisme de la surveillance [25] ont la possibilité de s’emparer de tout ce qui était resté jusqu’alors exclu ou seulement en partie touché par les dynamiques de traçage des données et l’extraction consécutive de la matière brute qui, après avoir été travaillée et vendue en milliers de tronçons des centaines de milliers de fois par seconde, fournit la base de l’accumulation pour les big corporations de l’internet et pas uniquement. Même les pays dont la densité numérique est basse se voient contraints, à cause de l’épidémie, de combler leur retard. Mais comme on le sait désormais, la logique économique de la surveillance n’a pas seulement pour objectif d’accumuler et de vendre ce genre d’informations qui appartiennent à la catégorie de la vie privée, elle ne le fait pas non plus pour alimenter les dynamiques de la publicité et de la vente traditionnelles.
En effet, d’un côté on vise la collecte non seulement d’informations qui concernent les recherches effectuées sur la toile, mais la gamme complète des réactions et des modalités selon lesquelles les personnes interagissent sur le web, pour reconstruire à travers des algorithmes la complexité de l’expérience individuelle ou de groupe qui dispose justement dans les espaces de l’internet d’un parfait contexte d’observation, d’apprentissage et de modification :
Les biens et les services sont simplement au service de la surveillance. Ce n’est pas l’automobile qui compte, mais les données comportementales qu’elle procure ; ce n’est pas la carte qui compte, mais les données qui dérivent des interactions avec la carte. L’idéal de base est l’expansion continue des frontières de la description du monde et de ce qu’il contient, inlassablement.[26]
En second lieu, cette immensité de données – que les théoriciens du capitalisme de la surveillance appellent surplus comportemental – ne sert pas seulement à vendre ce qui existe déjà ou ce qui a été produit. Hal Varian, que beaucoup considèrent comme l’architecte de la googlenomics, a nommé le grand obstacle que les corporations de l’hi-tech essaient de dépasser : toutes les données du monde peuvent uniquement mesurer la corrélation, et non la causalité. Les données disent ce qui est arrivé mais pas pourquoi [27]. Le défi est donc de trouver la corrélation causale – ou une catégorie interprétative -, construire des liens, les prévoir, les reproduire et les modifier. C’est la réalisation du vieux rêve/prophétie du journaliste informaticien Mark Weiser qui écrivit en 1991 le texte The computer for the 21st Century où il théorisait justement le concept du calcul ubiquitaire comme futur numérique.
Et c’est ici que revient ce que nous avons déjà observé plus haut à propos du caractère social des données : pour que le calcul – entendu comme processus d’enregistrement, contrôle, analyse, apprentissage et reproduction intelligence – puisse fonctionner, il est nécessaire que le monde et la vie soient justement calculables. Donc non seulement les instruments et les moyens de collecte et de compréhension (depuis nos smartphones, appareils et comportements en ligne jusqu’au restreint “clergé” de scientifiques d’A.I.), mais aussi les catégories interprétatives pouvant expliquer les données et les corrélations qu’on observe. Dans le cas des spécialistes de l’intelligence artificielle qui se concentrent sur les processus de mining reality, ces catégories proviennent de celles qui ont été élaborées durant des décennies par la psychométrie, les théoriciens du behaviorisme, l’anthropologie économique néolibérale, la linguistique et les neurosciences. Cette remarque aura son utilité plus loin.
Le résultat, actuellement, c’est ce que Derrick De Kerchove, considéré comme un gourou de la culture numérique, a décrit il y a quelques jours comme la création d’un double numérique pour chaque être humain connecté :
Toutes les données que nous laissons sur la toile sont classées, élaborées et analysées pour fournir des informations, des conseils et des obligations. Le double numérique est une représentation de la personne physique qui agit dans des contextes différents, se souvenant de tout. Ce “machine learning personale” peut devenir un libérateur ou un grand inquisiteur [28].
Maintenant, à l’heure de la distanciation sociale comme obligation de survie, plutôt que d’affirmer que notre mode de vie changera, il serait sans doute plus correct de dire que nous subirons un déséquilibre vers les habitudes déjà existante qui passent de ce double numérique – dont les infrastructures opérationnelles et les architectures du choix sont la propriété des colosses privés de la surveillance. Une publicité sur Spotify déclarait : « C’est beau de pouvoir choisir, mais pourquoi le faire quand on peut tout avoir ? ». L’objectif déclaré de Google est d’« organiser toute le connaissance du monde » ; celui de Facebook « connecter tout le monde, comprendre le monde, construire l’économie de la connaissance »[29]. Si notre personne en chair et en os est contrainte à la séparation d’avec les autres et que notre moi numérique est constamment tracé, surveillé, dans un décor fermé (bien que vaste), le désassemblement apparaît vraiment total.
Formes du contrôle : l’épidémie et le risque d’un nouveau complexe militaro-industriel
Revenons à présent sur la façon dont s’entrecroisent les éléments clés du capitalisme de la surveillance et la politique de la donnée dont nous avons parlé au deuxième paragraphe.
Obtenir 0% de violation des ordonnances ou de sanction est mathématiquement impossible. La culture qui semble être à l’arrière-plan ressemble beaucoup, comme nous l’avons annoncé dans notre ouverture, à un behaviorisme radical appliqué à la sphère politique : la société n’existe pas, il n’y a que des modèles de comportement qui peuvent être induits et corrigés [30], suivant le principe de l’esprit de la ruche si cher aux analystes d’Internet et des dynamiques sociales, selon lequel la nature de l’homme est d’être essentiellement un homo imitans. Un brevet Microsoft déposé en 2013, mis à jour et enregistré en 2016, était significativement intitulé Monitoring du comportement de l’utilisateur sur un dispositif informatisé : ayant pour but de construire un modèle prédictif des comportements, il prévoit la production d’une appli utilisable dans divers types de dispositifs pour surveiller constamment les données comportementales d’un individu – conservées dans des serveurs privés sans date limite. On y retrouve des concepts parfaitement cohérents avec les sous-entendus de la communication actuelle sur la pandémie :
Le comportement peut être évalué par rapport à la distribution statistique des comportements normaux et/ou acceptables d’un membre moyen d’une population. […] Une déviation statistique significative par rapport à la norme indique une série d’événements psychologiques possibles. [31]
Depuis le début de l’urgence sanitaire, de nombreux pays dans le monde ont lancé des projets de surveillance et cartographie de la contagion, aussi bien officiellement que clandestinement, en utilisant des applis spécifiques ou en surveillant les déplacements grâce à l’utilisation des big data. Les modalités du fameux contact tracing varient d’un pays à l’autre, du fait d’une série de variables : qui réalise la surveillance et à travers quels instruments (les appareils de sécurité de l’État de façon directe, ou en s’appuyant sur les informations en possession des big tech) ; qui est surveillé et comment (surveillance de masse ou surveillance spécifique des contaminés officiels et de leur réseau de relations au sixième degré). Mais à la base, il y a toujours l’input et la direction centrale du gouvernement.
Nous ne mettons pas ici en doute l’incontestable valeur ajoutée qu’Internet peut apporter à la lutte contre le Covid-19 et à la protection de la santé publique. Il faut toutefois préciser que la majorité des modalités jusqu’ici expérimentées n’ont pas visé l’objectif spécifique du monitoring sanitaire. A l’exception du fameux « modèle Corée du Sud » (opposé au modèle négatif, parce qu’autoritaire, de la Chine), dont on a tant parlé en Italie et en Europe en tant qu’application démocratique et libérale de la suspension des normes fondamentales de respect de la vie privée pour motifs extraordinaires, comme prévu par la GDPR UE [32]. Même ici, chez nous, après un monitoring générique des déplacements opéré d’abord par la Région Lombardie au moyen de données des cellules téléphoniques, le premier décret Cura Italia [Soin Italie] a prévu l’instauration d’un groupe de travail de 74 experts [33] au sein du Ministère de l’Innovation pour trouver une appli au monitoring de la contagion. 317 personnes ont répondu à l’appel lancé.
Entre-temps, la Région Lombardie, toujours, dans le cadre de l’actuelle rivalité politique avec Rome, qui tend largement à couvrir ou faire oublier les responsabilités de la majorité vert-bleu qui a, dans les 30 dernières années, détruit le système sanitaire lombard, a lancé une appli personnelle soutenue par la Protection Civile : elle s’appelle allertaCOM et a en quelques jours dépassé les 300 000 chargements sur Apple Store et Google Play. Elle fonctionne sous forme de questionnaire à remplir de façon volontaire une fois par jour, pour partager et tenir sous contrôle son état de santé. Pour le moment, on ne sait trop qui l’utilise, si ce sont les tranches d’âge et les couches sociales les plus à risque qui le font, ni quelles sont les modalités de conservation et d’utilisation des données.
La ministre pour l’Innovation, Paola Pisano, a donné, le 7 avril, au cours d’une audition devant la Commission Transports, Postes et Télécommunications de la Chambre, les premières indications génériques sur le projet gouvernemental, concernant le fonctionnement de l’appli : elle se fera de façon volontaire, sera utilisable seulement à des fins médicales liées au Covid-19, gérée au moyen d’ un code open source ; elle sera confiée à un ou plusieurs gestionnaires publics non précisés ; les données traitées seront rendues « suffisamment anonymes » et détruites, sous leur forme individuelle, au bout d’une période indéfinie (« une fois la pandémie terminée »), pour être ensuite réélaborées sous forme agrégée à des fins statistiques. Il n’y a donc pas encore de réponse aux variables décisives – qui, quoi, comment, pour combien de temps -, mais nous pouvons déjà repérer quelques points sur lesquels il convient de rester très vigilants. Parmi les applis potentiellement utiles à l’appel du Ministère, analysées par Wired, [34], pratiquement toutes s’appuient sur des serveurs Amazon et Google. Mieux : dès le lendemain de l’annonce sur la convenance d’investir dans ce domaine, Facebook s’était proposé pour mettre à disposition ses data sets, organisés à travers le projet Data for good [35] ; de même, Asstel (Association de branche qui, dans le système de Confindustria, représente la filière des télécommunications) s’était offerte pour fournir des données agrégées sur les déplacements des utilisateurs.
Il y a deux semaines, Google a inauguré, en le mettant à disposition des autorités sanitaires nationales et internationales, COVID-19 Public Dataset Program [36] : des archives de data sets publics, librement accessibles et consultables, qui sont déjà devenues une source essentielle pour ceux qui cherchent un cloud regroupant les données de l’Université John Hopkins, du Global Health Data de la Banque Mondiale, d’OpenStreetMap et d’autres plate-formes. Le programme offre la possibilité de préparer des modèles avancés de machine learning.
L’épidémie est déjà en train de provoquer une deuxième accélération sur le plan numérique : celui du renforcement d’un nouveau type de complexe militaro-industriel. Déjà largement engagé, au niveau international, lors de la saison de la « guerre globale à la terreur » inaugurée le 11 septembre 2001 [37], il trouve ses pays d’avant-garde dans la Chine et les USA. Prenons ce cas particulier. Après l’attentat des Tours Jumelles, les services de renseignement US ont regardé avec un intérêt croissant le monde de la Silicon Valley, et les possibilités inédites de contrôle que ses entreprises offrent, faisant la fortune des deux organisations [38]. L’affaire a évidemment eu une série de conséquences en ce qui concerne la protection des informations et des libertés personnelles, rendant inopérantes les directives précédentes de la Federal Trade Commission sur la protection de la vie privée par Google et les autres big tech. Avec les attentats du 11 septembre, les questions concernant la vie privée sont passées au second plan par rapport à la priorité de la sécurité. C’est justement sur ce point qu’il est important de se focaliser. L’ex-directeur de la NSA Mike McConnell décrivait ainsi le nouveau fonctionnement fondé sur l’état d’exception entré dans la loi avec le Patriot Act :
une collaboration efficace avec le secteur privé est nécessaire pour que l’information circule rapidement du public au privé, de l’accessible au secret, et vice versa […] pour protéger l’infrastructure fondamentale de la nation. […] Les missions du public et du privé deviendront de plus en plus floues, […] le cyberespace ne connaît pas de frontières, et nos efforts défensifs doivent être tout aussi ininterrompus.
Concepts exactement superposables à la rhétorique de guerre qui accompagne la pandémie actuelle. Pendant les 8 années de la présidence Obama, le compagnonnage s’est renforcé, en particulier entre le Parti Démocrate et Mountain View, et, en général, entre les big tech et le monde politique US. Et c’est les événements de ces jours-ci qui nous disent qu’une nouvelle urgence offre d’autres opportunités d’expansion au capitalisme de la surveillance. Le Wall Street Journal a en effet révélé [39] que la Maison Blanche a créé un groupe de travail non officiel, composé d’Alphabet (Google), Facebook et Amazon, tandis que la société privée Palantir (appelée par Business Week « police prédictive »[40]), est devenue le partenaire technologique du Centre for Disease Control, l’agence fédérale de santé publique.
Ici aussi, chez nous, bien que même le contexte de départ soit profondément différent de celui des USA, le risque est de voir la formation et la consolidation, au-delà de l’épidémie, d’un nouveau partenariat entre l’État , des entreprises de télécommunication, et des big tech au nom de la sécurité et de la protection de la santé publique. Les garanties concernant l’anonymat de la donnée, l’utilisation de data sets agrégés, le recours au Garant de la Vie privée ne sont évidemment pas suffisants. D’un côté, en effet, la donnée isolée n’est jamais réellement impersonnelle – comme l’a bien démontré le cas sud-coréen [41] ; de l ‘autre, même l’application tardive du contact tracing dans notre contexte semble prendre davantage le caractère de punition du transgresseur que celui de la surveillance des contaminés. En admettant toujours que l’objectif soit l’une de ces deux missions : d’après ce que nous pouvons déduire des déclarations de certains analystes du groupe de travail du Ministère de l’Innovation [42], les data sets pris pour le moment en considération ne semblent pas concerner le contact tracing, mais plutôt l’étude émotionnelle de la population et la surveillance de masse.
Le 10 avril, on a fait un pas de plus, hautement significatif du point de vue politique : Google et Apple ont annoncé la sortie d’une plate-forme unifiée pour le contact tracing installable sur les smartphones des deux colosses, dans le but de fournir gratuitement des services et des fonctionnalités aux gouvernements et aux autorités de la santé qui en feront la demande. [43] La question ne semble pas secondaire : la masse des données interceptées par les deux big tech, et surtout leur capacité à les élaborer constituent un pouvoir inconnu à la plus grande partie des organismes étatiques et internationaux. En particulier, si nous prenons en compte les modalités d’exploitation des données et informations avec lesquelles les grands du capitalisme de la surveillance opèrent, les assurances concernant l’anonymat, le caractère volontaire et le respect des normes sur la vie privée n’ont aucune valeur. Si le partenariat public-privé devait devenir central, non seulement de facto, mais aussi de jure, dans la gestion de la phase 2 et de la future cohabitation annoncée avec le virus, cela impliquerait la définition d’une nouvelle forme d’accès aux droits : non seulement du fait du certificat d’immunité dont discutent les autorités politiques – et dont beaucoup montrent qu’il est inutile du fait de la nature même du Covid-19, qui enregistre de nombreux cas de récidive parmi les personnes guéries, dont les anticorps auraient une durée fort brève -, mais aussi parce que notre état de santé passerait par les canaux d’opérateurs privés, qui certifieraient la possibilité de se déplacer, travailler, avoir des relations sociales, et, enfin, notre position dans une hiérarchie sociale renouvelée et interne au système sanitaire. Que vaut le principe du volontariat pour le choix de charger ou non une appli, de se laisser tracer et surveiller si, pour être pleinement citoyen, je dois me soumettre au life pattern tracking ?
Face à une telle complexité, l’usage du seul concept juridique de vie privée tel qu’il est codifié par la normative européenne, s’il est nécessaire, n’apparaît cependant pas comme un paramètre suffisant pour évaluer le danger dans sa complexité. Il ne s’agit pas ici d’une simple érosion de la vie privée, mais d’un risque plus large et durable dans le temps dans la privation des liberté individuelles et collectives, dans et hors de l’urgence, dans un régime renforcé de privatisation et d’exploitation des big data.
Pain et liberté : pour un nouveau contrat social, au-delà de la pandémie
En quoi consistera le fameuse « phase 2 » dont on commence à parler ces jours-ci ? Suscitant de grandes inquiétudes au sein de Confindustria, qui a d’abord empêché l’instauration des zones rouges dans les secteurs les plus touchés, et qui maintenant fait pression pour reprendre la production dans sa totalité, nous arrive, depuis le tandem gouvernement-techniciens, un scénario de nécessaire cohabitation avec le virus. Il implique avant tout d’imaginer un système social fondé sur la distanciation, sur la surveillance constante des mouvements physiques et des réactions psychologiques, où seule devra être garantie la stabilité économico-financière. De Chine arrivent déjà des indices montrant que la phase 2 se base d’un côté sur une nouvelle génération de caméras pour la reconnaissance faciale et le relevé de température [44] et, de l’autre, sur le contrôle de la perception publique, grâce auquel on pourra éviter désordres et tensions sociales (comme cela s’est produit il y a quelques semaines dans le Hubei, quand la population, exaspérée par le confinement militaire imposé par Pékin, s’est lancée contre la police). Chez nous aussi, si l’on se réfère par exemple aux déclarations de l’épidémiologiste et professeur d’hygiène à l’université de Pise Pier Luigi Lo Palco sur Il Sole 24 Ore [45], l’après-pic requerra une governance à plusieurs facteurs, fondée sur la méthode des « 3T : Test-Track-Treat » : en effet, à elle seule, l’appli ne suffira pas, il faudra en tout état de cause imaginer une redéfinition des habitudes [46] et infrastructures sociales.
Si la cohabitation pour une longue période avec le Covid-19 semble inévitable, est-il légitime d’accepter que la phase 2 doive se baser uniquement sur une médicalisation omniprésente et définitive de la société, déclinée selon la lutte nécessaire contre les foyers qui pourraient renaître, et sur le contrôle ?
Dans son roman L’avant-dernière vérité, Philip K. Dick imagine un futur où l’humanité est divisée en deux niveaux : la grande masse des hommes qui vit sous terre, dans les refuges antiatomiques où elle s’était réfugiée 15 ans auparavant, quand avait éclaté la guerre nucléaire entre les deux super-puissances que, derrière les noms fictifs, on peut identifier aux USA et à l’URSS ; et une minorité de propagandistes, militaires et néo-aristocrates qui vivent en surface, sur une terre radioactive mais en réalité habitable.
La supercherie consiste en ce que, pour la population du sous-sol, la guerre ne s’est jamais terminée : tous les jours, elle reçoit des informations sur les villes détruites par de nouvelles bombes de plus en plus destructrices, et sur les phases alternées du conflit, qui semble ne devoir jamais finir. En réalité, la guerre est terminée depuis 14 ans, mais le monde d’en haut décide d’en poursuivre la fiction pour ne pas déchaîner le chaos et, en même temps, garder sous contrôle les masses et, avec elles, le risque qu’une nouvelle guerre dévastatrice éclate pour de bon. A travers le bulletin quotidien du président-simulacre du Wes Dem (les USA), des millions de gens sont unis dans le sentiment du sacrifice, dans la volonté de continuer à combattre malgré les privations, dans la production sans trêve pour fournir des androïdes de combat et des biens essentiels pour leur pays. Les événements qui se succèdent amènent le dévoilement progressif du grand mensonge, jusqu’à arriver à l’ « avant-dernière vérité », justement : on décide, pour ne pas provoquer un bouleversement violent du sous-sol, incontrôlé, plein de rage et de haine, de communiquer une fin du conflit cohérente avec le mensonge jusque-là entretenu et de commencer à imaginer le retour progressif à la surface des millions de gens d’en bas, dans un futur proche.
Pourquoi citer cette œuvre paranoïaque, typique de la science-fiction de Dick ? Parce que, comme dans sa meilleure veine, le prolifique écrivain nous avertit des risques dont nous devons aussi nous garder dans le présent et la réalité. Dans la communication hiérarchique de l’épidémie et le caractère réservé, sinon même l’exploitation privée, de l’utilisation des big data nous concernant, qui précède le Covid-19, comment savoir quand les mesures de quarantaine pourront réellement être allégées – et non dans l’intérêt des lobbys de Confindustria et du capital financier, mais dans le respect de la santé publique ? Quelle interprétation donner au calendrier à venir communiqué par la Ministre Paola Pisano sur la suite du contact tracing (« pendant toute la durée de la pandémie ») ? Comment savoir si notre vie ne pourra vraiment pas redevenir comme avant, et si nous serons obligés de vivre suivant les nouvelles coutumes et les nouvelles formes de relations sociales rendues nécessaires par la distanciation et la séparation ? Surtout, pourquoi accepter que ce soit Google et Apple qui dictent les rythmes et les formes de la nouvelle citoyenneté différenciée, et que nous soyons obligés de les utiliser ? Comment se rendre compte de ce que nous vivons vraiment, dans la psychose pandémique, dans l’angoisse à l’égard d’une FOMO chimique [47] de l’hyper-connectivité, dans l’accélération des processus que nous vivons et subissons, isolés de tous ? Dans quelle mesure devons-nous nous y habituer et accepter l’idée de vivre dans une nouvelle ère des pandémies, au lieu de changer les présupposés économico-productifs qui ont créé les conditions idéales pour que les virus d’origine animale franchissent le barrage des espèces et prolifèrent dans un air de plus en plus empesté ?
Pour éviter toute ambiguïté, nous ne croyons pas nous trouver dans un quelconque grand complot : la maladie existe, ce sont les couches les plus faibles de la population qui en paient les conséquences, que ce soit en nombre de morts, ou par les diverses situations où l’on vit l’épidémie. Nous ne pensons pas non plus être trompés par le gouvernement et les classes dirigeantes : les modalités de gestion d’une urgence sanitaire découlent nécessairement de la culture politique et des orientations économiques de la société, nous l’avons déjà dit en ouverture. Pour le dire simplement : un système injuste ne pourra jamais produire une gestion juste de l’épidémie. Mais, dira-t-on, juste et mauvais sont des catégories morales ; ce qui compte, c’est la compétence. Cependant, l’absence de data literacy, mise en évidence dans le deuxième paragraphe, et la surenchère de grotesque à laquelle nous habituent les édiles locaux avec leurs ordonnances font surgir dans notre esprit un doute légitime même sur l’existence de cette compétence dans notre classe politique.
Et là, il nous vient à l’esprit un autre écrivain et son livre, qui connaît un regain de célébrité en ces temps de pandémie globale : Albert Camus, dans La Peste, décrit à un moment donné l’exaspération de la population d’Oran, frappée par la maladie, prise entre la menace de la faim et le couvre-feu des autorités, de plus en plus désespérée par la durée de la maladie.
Pourtant, il est vrai que le mécontentement ne cessait de grandir, que nos autorités avaient craint le pire et sérieusement envisagé les mesures à prendre dans le cas où cette population, maintenue sous le fléau, se serait portée à la révolte. Les journaux publièrent des décrets qui renouvelaient l’interdiction de sortir et menaçaient de peines de prison les contrevenants. Des patrouilles parcoururent la ville. Souvent, dans les rues désertées et surchauffées, on voyait avancer, annoncés d’abord par le bruit des sabots sur les pavés, des gardes à cheval qui passaient entre des rangées de fenêtres closes. La patrouille disparue, un lourd silence méfiant retombait sur la ville menacée.
Récit de la solidarité humaine et de la lutte des hommes, qui ne peuvent compter que sur eux-mêmes et sur l’empathie réciproque, contre les fléaux intérieurs et ceux de l’Histoire, le livre n’arrive jamais à la révolte sociale. Toutefois, le narrateur rapporte que l’exaspération avait poussé les habitants d’Oran, en crise du fait des menaces sur l’approvisionnement et désespérés par le sentiment d’exil et de séparation qu’ils éprouvent pendant l’épidémie, à demander « du pain ou la liberté » : s’il n’était pas possible de les nourrir, qu’au moins on les libère du couvre-feu. Bref, ou l’un ou l’autre.
Mais est-ce là le chantage dont nous semblons nous aussi nous rapprocher de plus en plus ? Tandis que, dans les médias, on lance les alarmes des polices et appareils de sécurité contre les professionnels de la protestation et sur les risques de révoltes de la faim non seulement dans les zones les plus pauvres du pays [48], mais aussi dans les périphéries du Nord riche, ce qui apparaît de plus en plus nécessaire, c’est un nouveau pacte social, pour cette épidémie et pour les possibles futures épidémies, comme pour toute crise qui pourra survenir : un pacte où la discipline et le sens de la responsabilité sociale soient accompagnés et renforcés par un partage du savoir et une communication rationnelle et horizontale, où la distanciation sociale comme mesure de prophylaxie ne signifie pas isolement, solitude, fragmentation et abandon, mais solidarité sociale, où la lutte contre le virus est avant tout une lutte pour faire émerger ce qui est immergé, contre le phénomène d’invisibilité des malades, des décès, de la fragilité et la précarité.
Le problème principal de la gouvernance actuelle de l’urgence est que, exactement comme celle des temps normaux, elle est fondée sur le modèle de l’excès et de l’exploitation : que les réformistes et keynésiens ne se fassent pas d’illusions, leurs bonnes intentions ne réaliseront pas ce développement, que beaucoup jugent nécessaire, d’une plus grande solidarité et d’un nouveau, inévitable compromis social-démocratique pour un État-Providence renouvelé. Qui a grandi dans une culture économique et de gouvernement fondée sur l’individualisme et le principe de « l’abondance dans la pénurie » (c’est-à-dire : « il n’y en aura jamais pour tout le monde »), qui a été éduqué à la délation et à la méfiance des uns envers les autres – et à plus forte raison s’ils sont perçus comme différents – ne concevra pas d’autre nécessité que la continuité des mécanismes d’exclusion et de reproduction sociale inégale. Mais l’alternative ne peut pas et ne doit pas être « pain ou liberté », comme dans le roman de Camus, mais pain et liberté : il existe diverses manières de se sacrifier pour la santé publique et pas une seule forme de quarantaine – avec sa suite de redéfinitions des relations sociales et des rites collectifs, gérés à travers la surveillance des big tech privés et la sanction des militaires et des forces de l’ordre.
A propos de ce qu’on a appelé la « liquéfaction du monde physique », c’est-à-dire la numérisation/marchandisation immédiate de tout bien physique et de toute activité humaine, Harriet Green (qui s’est occupée des 3 milliards de dollars qu’IBM a investis dans l’Internet des choses, dans le but de pousser l’entreprise à devenir le « Google de l’informatisation omniprésente») soutient que l’omniscience numérique rêvée par les entreprises numériques se heurte au fait qu’une grande partie des données recueillies sont « non structurées ». Cela les rend difficiles à codifier, rendre informatisables, organisables et utilisables. Selon H. Green, ce qu’elle appelle les « dark data »sont le véritable nœud à trancher pour parachever le projet du business de la réalité ou mining reality (extraire de la réalité des informations). A ce propos, note Shoshana Zuboff :
Le message perfectionné du monde on line – « si tu n’es pas dans le système, tu n’existes pas » – est redéfini par cette nouvelle phase de l’exploitation. Comme le dispositif des choses interconnectées est pensé comme un tout, tout comportement d’un être humain ou d’une chose absent de ces tentatives d’inclusion universelle est dark : menaçant, sauvage, rebelle, criminel, hors contrôle.
L’expansion obsessionnelle des dark data est considérée comme un ennemi. [49]
Gardons notre intelligence politiquement en éveil. Distinguons ce qui est nécessaire pour la sécurité de la société et ce qui nous est présenté comme tel, conformément au point de vue hégémonique qui prévoit une seule issue possible pour l’avenir. Apprenons à reconnaître les contradictions juridiques de l’état d’urgence et le populisme pénal et behavioriste qui veut punir les attitudes de la population au lieu de combattre les causes sociales de la contagion. Faisons de nous-mêmes des dark data, revendiquons notre droit à ne pas ne pas être « structurés ». Une épidémie comporte deux pics à guetter : celui des contagions et des décès, que nous espérons avoir atteint et dépassé ; et celui des bouleversements que, d’une façon ou d ‘une autre, elle entraînera. On doit gérer le premier en garantissant l’immunité à tous, le deuxième doit être provoqué et accéléré : le pic du conflit social est encore entièrement devant nous.
Notes
[1] M. Foucault, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, Presses Universitaires de France, 1963
[2] G. Macaccaro, Sociologia della medicina, Feltrinelli 1977
[3] G. Giraud, Per ripartire dopo l’emergenza Covid-19, Civiltà Cattolica, 4 avril 2020
[4] M. Gaggi, E la Silicon Valley traccia i movimenti dei cittadini, Corriere della Sera, 30 mars 2020,
[5] D. Mancino, Covid-19, come interpretare i dati che ogni giorno comunica la Protezione civile, InfoData, 27 mars 2020,https://www.infodata.ilsole24ore.com/2020/03/27/43630/
[6] AAVV, Using a delay-adjusted case fatality ratio to estimate under-reporting, https://cmmid.github.io/topics/covid19/severity/global_cfr_estimates.html
[7] I. Invernizzi, A Bergamo decessi 4 volte oltre la media. L’Eco lancia un’indagine nei Comuni, L’Eco di Bergamo, 26 mars 2020
[8] R. Saporiti, I grafici che mostrano il reale impatto dell’epidemia di nuovo coronavirus, Wired, 10 avril 2020: https://www.wired.it/scienza/medicina/2020/04/10/coronavirus-covid-19-grafici-mortalita/ e L. Tonon, Quante persone in più sono morte in Italia a causa dell’epidemia?, Internazionale, 12 avril 2020: https://www.internazionale.it/notizie/laura-tonon/2020/04/12/persone-morte-in-piu-italia-epidemia
[9] Les dernières données montrent globalement pour les villes du nord une augmentation de 65% depuis le début de l’épidémie (avec des pics de +195% à Brescia, +126% à Aosta et +87% Milan), par rapport aux 10% du centre-sud.
[10] C. Vercelli, Oltre il paradigma dell’emergenza, il Manifesto 3 avril 2020
[12] L. Casarotti, Dalle denunce penali alle supermulte: le nuove sanzioni per chi cammina «senza motivo» analizzate da un giurista (spoiler: di dubbia costituzionalità): https://www.wumingfoundation.com/giap/2020/04/multe-coronavirus/
[13] S. Cassese, Coronavirus, il dovere di essere chiari, Corriere della Sera, 20 mars 2020,
[14] Le cas du Parquet de Milan est emblématique : pour trouver un délit contestable en vertu des nouvelles ordonnances, il a épousseté le texte Unique sur les Lois Sanitaires de 1934.
[15] L. De Biase, Innovazione digitale di lunga durata, Sole 24 Ore, 15 mars 2020
[16] D. Manca, Infrastrutture digitali e hi-tech: la corsa che non possiamo perdere, Corriere della Sera, 3 avril 2020
[17] G. Colarusso, Così i giganti della Rete fanno affari con il virus, la Repubblica, 1er avril 2020
[21] Analyse des émotions ou analyse des sentiments : il s’agit de la sphère de la technologie numérique qui étudie les émotions et les réactions des personnes face à un contenu, pour établir une corrélation entre jugement et contenu visualisé.
[22] https://www.wired.it/play/televisione/2015/10/16/come-netflix-vedere/ et https://www.mycyberlaw.com/la-profilazione-su-netflix/
[23] F. Mereta, L’FDA approva la prima app per l’insonnia, Il Sole 24 Ore, 31 mars 2020
[25] Pour une description approfondie et détaillée, nous renvoyons à S. Zuboff, Il capitalismo della sorveglianza. Il futuro dell’umanità nell’era dei nuovi poteri, Luis University Press 2019
[26] Ivi, p. 143
[27] Ivi, p. 314
[28] L. De Biase, Siamo immersi nei nuovi paradigmi dell’intelligenza connettiva, Sole 24 Ore, 29 mars 2020
[29] S. Zuboff, op. cit., pp. 417-18
[31] Cité in S. Zuboff, op. cit., pp. 428-29
[37] D. Lyon, Massima sicurezza. Sorveglianza e “guerra al terrorismo”
[38] Cf. S. Zuboff, op. cit., pp. 124-130
[40] https://medium.com/bloomberg-businessweek/the-complicated-politics-of-palantirs-ceo-684e0a1c47d
[44] S. Francioni, Le nuove telecamere termografiche cinesi pronte per la «fase 2» del virus, Corriere della Sera, 7 avril 2020
[45] F. Mereta, Le parole chiave sono Test-Track-Treat, Il Sole 24 Ore 7 avril 2020
[46] S. Iaconesi, Dati usati per ricostruire le relazioni sociali, Il Sole 24 Ore, 5 avril 2020
[47] Fear Of Missing Out : littéralement « peur de perdre quelque chose ». C’est une forme d’angoisse sociale définie par « la sensation désagréable, ou même pénible, que nos semblables font quelque chose de mieux que nous, et possèdent plus de choses ou de connaissances ».
[48] G. Bianconi, Il timore di disordini “per il pane”, Corriere della Sera, 29 mars 2020 et A. Ziniti, Lamorgese avverte “Frange estremiste possono cavalcare il disagio sociale”, la Repubblica, 12 avril 2020
[49] S. Zuboff, op. cit., p. 224