A qui profite le maintien de Gaza au bord d’une catastrophe humanitaire?
Par Shir Hever, Mondialisation, 09 mars 2018
«La
Bande de Gaza est au bord d’une crise humanitaire. » Vous avez déjà entendu
ça ? On nous parle de l’effondrement imminent à Gaza de l’eau potable, des
eaux usées, de la santé et des installations électriques depuis l’éclatement de
la Seconde Intifada, il y a 18 ans.
Dans leur
livre « La Condition de l’État unique», Ariella Azoulay et Adi Ophir
essaient de répondre à la question : «Quel est l’intérêt d’Israël à
maintenir Gaza au bord de l’effondrement ?»
Les Palestiniens de la ville de Rafah au sud de Gaza reçoivent, le 23 janvier 2017, leurs rations mensuelles de nourriture dans un centre de distribution de l’UNRWA. (Abed Rahim Khatib/Flash90) |
Leur
réponse demeure valable quinze ans plus tard : c’est de maintenir les
Palestiniens perpétuellement au point de non retour, donnant ainsi la
preuve de la victoire décisive d’Israël. Les Palestiniens ne peuvent pas
considérer leurs existences comme une évidence légitime, car Israël peut
prendre leurs vies n’importe quand. C’est la base du rapport de domination
d’Israël sur les Palestiniens.
Dans leur
livre « La Condition de l’État unique », Ariella Azoulay et Adi Ophir
essaient de répondre à la question : quel est l’intérêt a d’Israël à
maintenir Gaza au bord de l’effondrement ?
Mais si
cette réponse est juste, elle n’est pourtant pas suffisante. Il y a aussi une
réponse économique: Tant que Gaza demeure au bord de l’effondrement, les
donateurs internationaux maintiennent le flux d’argent de l’aide humanitaire.
Si la crise prenait fin et si le siège était levé, on peut être presque sûrs
que les donateurs internationaux changeraient de type d’aide concentrerait à
nouveau leur subsides au développement de l’économie gazaouie (comme cela s’est
passé de 1994 à 2000, jusqu’au déclenchement de la Seconde Intifada).
Ce type
d’aide entrerait vraisemblablement en concurrence avec certaines branches des
sociétés israéliennes et menacerait donc l’économie israélienne. Maintenir Gaza
au bord de l’effondrement assujettit l’arrivée de l’argent de l’aide
humanitaire internationale exactement là où il sert les intérêts d’Israël.
Compte
tenu de la force croissante de la droite populiste, qui représente les
Palestiniens comme des ennemis absolus de l’État d’Israël, nous devons nous
demander pourquoi le gouvernement israélien a refusé la deuxième opportunité
qu’il a eue de sortir de la situation « limite » – précipiter une
crise humanitaire encore pire et provoquer des décès en masse à Gaza et plus
généralement dans les territoires occupés. Malgré sa haine nationale toujours
plus profonde envers les Palestiniens, le gouvernement israélien a clairement
fait ce qu’il fallait pour prévenir ce genre de scénario, autorisant la
livraison d’urgence de médicaments et de machines de désalinisation (financées
internationalement) pour empêcher des décès en masse à Gaza. Mais
pourquoi ?
En dépit
des nombreuses protestations du côté palestinien, les Accords de Paris signés
en 1994 constituent toujours le cadre des principaux accords économiques entre
Israël et l’Autorité Palestinienne, y compris la Bande de Gaza. Israël contrôle
le système douanier et il n’y a donc pas de droits de douane sur les produits
importés d’Israël vers les territoires occupés, tandis qu’il y en a sur les
produits importés de l’étranger.
Les
organisations internationales sont tenues de fournir de l’aide humanitaire de
la façon la plus efficace possible. Elles doivent acheter la nourriture la
moins chère possible pour aider le plus de gens possible dans les limites de
leur budget. Alors que les produits alimentaires sont moins chers en Jordanie
et en Egypte, l’importation de nourriture de Jordanie et d’Egypte dans les
territoires occupés est taxée. En principe, les taxes vont dans les caisses de
l’AP, mais ceci ne préoccupe pas les organisations humanitaires. Au lieu de
cela, on leur demande d’acheter aux sociétés israéliennes davantage de produits
à distribuer, sauf si le coût de l’importation d’un autre pays, taxes
comprises, soit inférieur au prix en Israël.
De plus,
les règles de sécurité israéliennes exigent que les organisations humanitaires
utilisent les sociétés de transport et les véhicules israéliens, étant donné
que les sociétés palestiniennes n’ont pas le droit d’entrer en Israël pour
récupérer les marchandises dans les aéroports ou les ports de mer. Encore plus
significatif: le fait que les Palestiniens n’ont pas leur propre monnaie
ni de banque centrale : l’aide financière doit se faire en nouveaux
shekels israéliens. La monnaie étrangère reste à la Banque d’Israël et les
banques commerciales israéliennes collectent quantité de frais de service au
cours de toutes ces opérations.
En
réalité, le gouvernement israélien exporte l’occupation: tant que la
communauté internationale souhaite contribuer financièrement à la prévention
d’une crise humanitaire à Gaza, les sociétés israéliennes leur
fournissent des marchandises et des services et à en recevoir le paiement en
devises étrangères.
Des réfugiés palestiniens reçoivent des colis de soutien à un centre de distribution de nourriture des Nations Unies à Rafah au sud de la Bande de Gaza le 21 janvier 2018. (Abed Rahim Khatib/Flash90) |
Dans une
étude que j’ai conduite pour l’association palestinienne Aid Watch
(Observatoire de l’Aide) en 2015, j’ai remarqué la corrélation qui existe entre
l’aide internationale d’un côté et le déficit en marchandises et services entre
les économies palestinienne et israélienne de l’autre. Pour cette étude, les
données venaient de la période 2000-2013. J’ai découvert que quelque 78 %
de l’aide fournie aux Palestiniens se retrouvait dans l’économie israélienne.
C’est une estimation grossière, bien sûr. Et il faut se souvenir que cela ne
représente pas qu’un simple profit net pour les sociétés israéliennes, mais des
recettes. Les sociétés israéliennes doivent fournir les marchandises et les services
contre cet argent et supporter les coûts de production.
Au vu de
ces chiffres, il est aisé de comprendre le fossé qui existe entre les
déclarations du gouvernement populiste contre les Palestiniens et les mesures
qu’il prend, tranquillement mais systématiquement, pour faire croître l’aide
humanitaire internationale envers les Palestiniens. En janvier, au cours d’une
réunion d’urgence des pays contributeurs, le ministre de la Coopération
Régionale Tzahi Hanegbi a présenté un plan d’un milliard de dollars pour la
reconstruction de la Bande de Gaza – financé de l’étranger, bien sûr. Le plan
du ministre des Transports Yisrael Katz pour construire une île artificielle au
large de Gaza suggérait aussi que des bailleurs étrangers supportent aussi une
partie du coût de l’occupation, apportant ainsi des devises étrangères dans les
caisses israéliennes et empêchant en même temps la situation à Gaza de se
détériorer jusqu’au point de non retour.
Le
tableau que j’ai présenté ici n’est pas nouveau. C’est évident pour les pays
contributeurs, les organisations d’aide internationale, l’armée israélienne et
le gouvernement israélien. C’est évident, bien sûr, pour les Palestiniens, qui
ont besoin de cette aide mais qui savent aussi qu’elle facilite la tâche de
l’occupation pour les autorités israéliennes.
Pourtant,
on trouve un autre sérieux problème dans ce tableau. Il présuppose l’existence
d’un état qu’on appelle « la limite » de la crise humanitaire et qui
génère des discussions sans fin sur le fait de savoir si la situation actuelle
constitue un crise ou non. Mais à partir de quand exactement la situation
économique de Gaza constitue-t-elle une crise humanitaire ? Combien
faut-il de morts avant que le siège soit levé pour éviter d’atteindre ce point
au-delà duquel on ne peut mettre fin à la famine de masse, à la maladie et à la
désintégration du tissu social ?
L’initiative
d’aide récente la plus importante pour dépasser cette situation, c’est l’initiative
de la flottille. Les flottilles apportent de l’aide aux Palestiniens en
coordination avec les demandes spécifiques des résidents de Gaza qui n’ont pas
le droit de passer par Kerem Shalom. Sans utiliser des devises israéliennes et
sans payer de droits de douane au trésor public israélien, les bateaux tentent
d’apporter directement de l’aide sans intermédiaire. Sans surprise, la réponse
d’Israël a été violente – en mai 2010, l’armée a tué neuf militants sur le Mavi
Marmara.
Mais que
ferait le gouvernement israélien si les principales organisations d’aide
internationale adoptaient un mode d’action similaire pour fournir directement
de l’aide aux Palestiniens, sans utiliser les sociétés israéliennes et sans
payer de taxes aux autorités israéliennes ? Cette stratégie mettrait en
évidence l’intérêt économique qu’a Israël à garder Gaza à « la
limite » et obligerait le gouvernement israélien à choisir : prendre
un contrôle direct sur la vie des Palestiniens et en assumer le coût, ou
permettre aux organisations humanitaires internationales de fournir l’aide aux conditions
de leur choix, aidant ainsi les Palestiniens à sortir de la crise.
Ceci
n’abrogerait pas la responsabilité d’Israël envers les Palestiniens – qui est
définie par le droit international – mais cela éliminerait le stimulant
financier qui pousse Israël à maintenir l’occupation et le siège de Gaza.