La solidarité, ou le mantra indéfinissable de l’Union européenne
Joséphine
Staron, The Conversation, 7 mai 2018
Aujourd’hui
dévoyé, le terme de solidarité est peu à peu devenu un « mot-valise »
qui inspire et justifie toutes sortes de politiques publiques dans les
démocraties occidentales (politiques environnementales, sociales, économiques,
etc.).
Manifestation pro-européenne à Londres, le 18 décembre 2017. Daniel Leal-Olivas/AFP |
La solidarité
représente un paradoxe : employée dans tous les milieux pour
parler d’à peu près tout, aucune définition unique ne permet d’en rendre
compte. Elle est invoquée à la fois comme une condition de l’ordre et de la
cohésion sociale, comme l’objectif de toute organisation politique, et comme la
justification de l’action politique et économique des États.
Le modèle
européen à l’épreuve
La
construction européenne est un des exemples récents de la surutilisation du
concept de solidarité. Celui-ci est cité à plusieurs reprises dans tous les
textes fondateurs, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA)
à l’Union européenne (UE). Tantôt la solidarité y est invoquée comme un
principe, tantôt comme une valeur. Mais les textes se réfèrent plus souvent à
« un esprit de solidarité » qui semble animer depuis toujours la
construction européenne et justifier les transferts budgétaires et autres
politiques dites de solidarité.
En effet,
l’Europe ambitionnait de créer un modèle économique et social original et
unique : encourager la compétitivité et le développement économique, tout
en mettant en place un système de solidarités censé prévenir et pallier les
effets possiblement négatifs du libéralisme économique. Il est clair,
aujourd’hui, que ce second objectif n’a pas été atteint et que ce sont encore
les États qui
jouent le rôle de catalyseur des inégalités engendrées, ou du moins maintenues,
par l’économie de marché.
À la différence
de la générosité qui concerne une action désintéressée, la solidarité combine
altruisme et égoïsme, et repose donc sur un calcul. Mais un calcul large, aux
implications réciproques, et qui peut intégrer, au-delà du gain immédiat, le
temps long nécessaire aux générations futures, tout comme des éléments de
qualité de vie difficilement quantifiables : la convivialité,
le sentiment d’appartenance à une collectivité, la reconnaissance.
Si on retient cette définition, on convient que l’Union européenne pratique une
solidarité a minima, qui ne cesse de s’essouffler et d’être remise en cause par
des opinions de plus en plus eurosceptiques.
Or,
l’Union européenne demande aux États et aux citoyens d’être davantage
solidaires entre eux, sans jamais définir précisément le contenu et les limites
de cette solidarité, ni surtout son objectif. Car la solidarité, avant d’être
un principe ou une valeur à caractère moral, est un moyen vers une fin. Ne pas
exposer clairement l’objectif de la solidarité et se satisfaire d’invoquer son
caractère moral, « sacré » et incontestable, c’est prendre le risque
de provoquer un ressentiment entre les créditeurs et les débiteurs de la
solidarité.
Par ailleurs,
on observe depuis quelques années déjà, au sein même des États membres, une
désagrégation progressive des liens sociaux et un délitement des cohésions
nationales, comme en témoignent notamment la multiplication des mouvements
séparatistes, l’augmentation des disparités
régionales, ou encore l’amplification du clivage entre les
territoires (urbains, périphéries, ruraux).
Être ou
se sentir solidaire
Les États
et l’UE se posent la même question : comment créer les conditions d’une
solidarité européenne et renforcer ainsi le sentiment d’appartenance à la
Communauté ?
Avant
d’être un mécanisme de redistributions financières, la solidarité est un
sentiment. On se veut solidaire car on se « sent » solidaire. Les
fondements de la solidarité sont multiples : certains sont rationnels et
plus facilement identifiables (comme l’intérêt), d’autres le sont moins et
dépendent de contextes particuliers (croyances religieuses, spirituelles,
ressemblances culturelles ou historiques, proximité géographique, etc.). La
reconnaissance d’enjeux et de défis communs à relever contribue également à la
naissance du sentiment de solidarité.
La
solidarité n’est jamais un acquis : pour se sentir solidaire et pour le
rester, il faut sans cesse renouveler l’intérêt commun qui préside à
l’émergence de cette solidarité. Si la paix, la prospérité économique, ou
encore la liberté de circuler, ont, pendant un temps, suffi à légitimer
l’imposition de la solidarité, ces objectifs ne sont aujourd’hui plus
suffisants.
Le siège
de la Commission européenne à Bruxelles. Leon Yaakov/Flickr, CC BY
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Ainsi, la
solidarité européenne doit être enrichie par le succès de projets réalisés en
commun. La légitimité de l’Union européenne tient avant tout dans sa capacité à
résoudre des problèmes mieux que ne le feraient les États individuellement.
Mais les échecs successifs de certaines politiques communautaires
(l’immigration étant la dernière en date) ont entamé cette légitimité. Aujourd’hui,
le niveau communautaire doit à nouveau prouver qu’il est non seulement utile,
mais surtout nécessaire pour affronter les enjeux futurs.
L’urgence
de définir l’intérêt général européen
Parmi ces
enjeux se trouvent le chômage de masse, la paupérisation et la fragilité des
modèles sociaux nationaux. Ces enjeux dépassent largement les frontières des
États membres. La légitimité première de l’Union européenne, outre
l’instauration d’une paix durable, était d’assurer la protection des peuples
dans des domaines où les États nationaux n’arrivaient plus à le faire. Mais
pour que l’Union européenne se saisisse de ces enjeux, une révision du principe
de subsidiarité s’impose. Sommes-nous prêts à l’accepter ? Rien n’est
moins sûr.
La
solidarité, une fois son contenu clairement défini, constitue un moyen
d’atteindre un équilibre entre des intérêts ou des forces contradictoires,
équilibre nécessaire à l’exercice d’une gouvernance européenne crédible. C’est
justement cette crédibilité que l’UE doit retrouver. Et elle ne pourra le faire
qu’en identifiant le contenu de l’intérêt général européen. Les politiques et
les décisions de l’Union doivent défendre et promouvoir les préférences et les
aspirations des Européens en termes de valeurs, de
normes et de principes. Le recensement et l’identification de ces
préférences est un travail certainement gigantesque mais indispensable.
Entre-temps, l’UE peut déjà s’appuyer sur les valeurs inscrites dans les
traités et la Charte des
droits fondamentaux, dont le caractère abstrait et universel a
suscité un rapide consensus.
Lorsque
ces mêmes valeurs sont ouvertement bafouées par des États membres, l’Union ne
sourcille pas ou si peu. En particulier, les dérives anti-État de droit et qui
vont à l’encontre des traités signés, en Pologne et en Hongrie, auraient pu
être un instant privilégié par l’UE pour affirmer ses principes et les faire
respecter en interne. Or, les sanctions
concrètes envers ces États se font toujours attendre. L’Union
européenne et ses États-membres ne doivent plus craindre de mettre en
difficulté et de renvoyer aux principes et aux valeurs inscrites dans les
traités les pays qui sont dans l’UE ou qui aspirent à y entrer.
Comment,
dans ces conditions, inciter les Européens à soutenir un projet que ses
principaux défenseurs, les dirigeants, ne semblent même pas en mesure de
défendre ? Comment susciter un sentiment de solidarité lorsque le
sentiment général qui prévaut est celui d’une absence de réciprocité entre ceux
qui donnent et ceux qui reçoivent ?
La
solidarité européenne, quand elle n’est pas budgétaire, est aujourd’hui
davantage une incantation qu’une réalité. La conscience de l’interdépendance
des États et l’existence d’une communauté d’intérêts ne sont plus des
fondements suffisants pour bâtir une solidarité durable. Celle-ci doit
s’appuyer sur un projet commun dont l’objectif, in fine, est de défendre les
préférences et les aspirations des Européens.