General

Apprendre la guerre

Gustavo Esteva 09/09/2020

Nous n’avions pas voulu le croire. Feu le sous-commandant Marcos nous avait mis en garde il y a plus de 20 ans. Mais nous ne voulions pas y croire. Nous trouvions que c’était une métaphore utile pour l’analyse, et pas ce qu’elle était, un avertissement. Nous sommes confrontés à une guerre. Nous ne pouvons pas continuer à nous comporter comme si ça n’était pas le cas ou ne nous touchait pas directement.

Tradotto da Fausto Giudice
Elle comporte des aspects ouvertement criminels. Le Mexique est déjà le pays le plus violent au monde, en particulier pour certaines catégories de personnes, comme les journalistes, les dirigeants sociaux et les défenseurs des droits humains. Sous l’administration actuelle, il y a déjà quatre meurtres par heure. Des zones toujours plus vastes du pays sont contrôlées par la force. Dans certaines, il ce sont ce que l’on appelle les cartels, qui distribuent des paquets alimentaires ou imposent des couvre-feux. Dans d’autres, c’est la Garde nationale, qui compte déjà trois fois plus de troupes que pendant la guerre de Calderón, en collusion avec les forces paramilitaires et les groupes de choc. Certains de ces derniers sont une grotesque métamorphose d’organisations sociales, comme celles qui viennent d’attaquer les bases de soutien zapatistes ; d’autres sont des détachements endurcis de syndicats cétémistes [de la CTM, Confédération des travailleurs du Mexique, un des piliers du PRI], qui contrôlent aussi bien les travaux publics que les systèmes de transport. Bien entendu, rien de tout cela n’est considéré comme de la corruption. Elle est tolérée ou encouragée par le gouvernement.
La guerre modifie les relations sociales et les modes de vie. Elle réduit les modes classiques de la condition ouvrière et marginalise le syndicalisme, qui aux USA est déjà revenu aux niveaux du début du XXe siècle. Au Mexique, elle a démantelé nos capacités de production, par le biais du « libre-échange » que Salinas a accepté et qui a été approfondi l’année dernière, suscitant le grand enthousiasme de Trump. Les travailleurs du secteur manufacturier se trouvent principalement dans les maquiladoras [usines « tournevis » d’assemblage, sous-traitantes d’entreprises US et canadiennes, NdT], où les femmes, dont beaucoup sont indigènes, prédominent.
Depuis les années 1990, la guerre a créé une nouvelle classe sociale : les jetables, ceux qui le capital ne voudra jamais embaucher ou utiliser. On a commencé à jeter les jetables. La Banque mondiale a conçu des programmes pour ceux qui sont restés afin de les maintenir à des niveaux de subsistance stricts et de leur permettre de remplir des fonctions de consommateurs. Sous cette administration, on appelle ça des programmes sociaux.
En 2003, feu Marcos semblait anticiper la forme pandémique de la guerre, lorsqu’il a décrit la nouvelle forme du complexe industriel : « Certaines brebis sont tondues et d’autres abattues pour la viande, les « malades » sont isolées, éliminées et « brûlées » afin de ne pas contaminer le reste ». Dans cette guerre, « la dignité, la résistance et la solidarité dérangent ». On ne détruit pas physiquement le genre humain physiquement détruite, mais on le détruit « en tant qu’être humain ». Il n’y a pas que les tueurs à gages ou les responsables de l’ethnocide qui perdent cette condition. Elle est également perdue par ceux qui se connectent à des appareils électroniques qui les formatent et les contrôlent. En 2011, peu avant sa mort, dans une lettre à Don Luis Villoro, feu Marcos a clairement indiqué que la peur, l’incertitude et la vulnérabilité sont imposées, une imposition qui, depuis janvier, a pris la forme d’une pandémie et a provoqué le plus grand exercice d’obéissance passive de l’histoire de l’humanité, pour imposer des comportements qui dissolvent ce qui est humain. L’enfermement exacerbe tous les individualismes. Le masque empêche de voir un sourire.
La guerre a transformé en ennemis des personnes issues du même secteur social, dans lequel elles partageaient des intérêts et pouvaient même être des amis et des camarades. Ce sont avant tout les disparus qui sont contraints de jouer les tueurs à gages, ou qui ne trouvent pas d’autre choix de vie qu’une forme de crime. Ce sont aussi ceux qui accrochent leurs illusions à un messie et transforment en ennemis ceux qui ne partagent pas leur foi. D’autres forment les vagues antagonistes de ce qu’on appelle aujourd’hui la « polarisation » et dans des pays comme les USA, celle-ci prend déjà la forme d’une guerre civile.
Dès 1997, Marcos avait ouvert la porte à l’espoir. « L’empire des bourses financières se heurte à la rébellion des poches de résistance », disait-il. Et il ajoutait : « Si l’humanité a encore l’espoir de survivre, d’être meilleure, ces espoirs sont dans les poches que constituent les exclus, les excédentaires, les jetables ». (Pour cette citation et toutes les précédentes, voir La quatrième guerre mondiale a commencé).
En 2019, ces poches se multipliaient déjà partout. De vastes mobilisations ont secoué de nombreux pays. Des collectifs de plus en plus autonomes se sont formés, qui se sont rapidement consolidés en tant que noyaux de résistance très solides. Le 8 mars de cette année, l’espoir a pris un nouveau sens, d’une radicalité particulière. Les femmes sont montées en première ligne. Elles ont courageusement brisé la prétendue « normalité » patriarcale qui, pendant des milliers d’années, a « naturalisé » la hiérarchie masculine et son exercice violent et destructeur. Avec elles, d’en bas et à gauche, se tissent chaque jour les limites à la guerre et se créent des îlots de vie, où il y a encore de la place pour la joie et l’espoir, même si les pandémies et la violence continuent de rôder, dans cette guerre écrasante qui semble sans fin.