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Mais quelle haine ? Le racisme, c’est autre chose Note de lecture du livre « Razzismo » d’Annamaria Rivera

Gianluca Paciucci 08/06/2020
Il y a la peur de l’inconnu, bien sûr, et il y a la méfiance et l’hostilité qui montent dans les banlieues urbaines.

Tradotto da Fausto Giudice
Il y a la cruauté minnitesque [de Marco Minniti, ministre de l’Intérieur 2016-2018, Parti démocrate] froide et puis il y a la fureur xénophobe salvinienne et fasciste, mais le racisme qui s’est enraciné en Italie (en Europe et ailleurs) – qui ne date certes pas d’hier, comme le montrent les politiques des gouvernements de toutes les couleurs au moins depuis la fin du siècle dernier – n’est malheureusement pas une question de sentiments. Ce n’est pas le produit de la prétendue « guerre entre les pauvres » et ce n’est certainement pas une pathologie récente ou extemporanée.
Il ne sera pas battu avec les nombreux projets institutionnels dans l’air du temps, qui visent tous à contrer une « haine » on ne peut plus générique. Parce que le racisme de notre temps a un caractère systémique qui puise des racines profondes et sinistres dans la rencontre perverse entre les cultures politiques et les pratiques routinières de chaque institution et l’enchevêtrement des intérêts, des égoïsmes et des croyances qui se manifeste dans l’idée d’un droit grotesque à la préférence nationale qui se répand même dans les secteurs populaires.
Mais attention, les pulsions racistes ne sont certainement pas le monopole des classes subalternes, comme tente de nous le faire croire le cirque médiatique, prêt à dépêcher dans chaque « émeute » périphérique des envoyés spéciaux formatés pour poser des questions comme « Madame, que pensez-vous du Tunisien qui a écrasé votre fils avec sa moto ? ». Annamaria Rivera, anthropologue antiraciste, engagée dans des mouvements toute sa vie, relève le sens profond de l’entourloupe que ces analyses improvisées et sans mémoire ont masquée depuis de nombreuses années. Elle le raconte et l’actualise avec une ténacité et une patience zen. Elle a maintenant rassemblé avec son éditeur de toujours, Dedalo, les essais plus courts et les articles publiés dans de nombreuses publications diverses au cours des vingt dernières années. Le résultat est une lecture essentielle pour tous ceux qui veulent comprendre dans quelles eaux profondes nous nous débattons. C’est au cœur de l’analyse du discours raciste, comme l’explique la note de lecture de Gianluca Paciucci, que peuvent se former des forces utiles pour un cheminement de libération.
Le nouveau texte d’Annamaria Rivera est un recueil d’articles et de courts essais publiés dans des publications spécialisées ou de vulagarisatioin de la fin des années 1990 à 2019, précédé d’une importante introduction qui encadre les écrits en leur donnant une direction et une trame. Après une belle dédicace à Dino Frisullo, un militant politique inoubliable (et malheureusement oublié, même dans la mémoire de nombreux militants), et une épigraphe tirée de La Dialectique des Lumières d’Adorno et Horkheimer, un point de référence constant pour Rivera, l’introduction fixe le thème de tout le recueil, à savoir « le caractère systémique du racisme d’aujourd’hui ». Selon l’auteure, ce caractère systémique découle de la rencontre entre racisme institutionnel et racisme d’en bas.
Certaines positions et distanciations sont nettement exprimées par rapport au chœur presque unanime qui entoure le débat sur cette question : contre l’imposture de la « guerre entre les pauvres » (p. 9 et suivantes), tout d’abord, l’auteure souligne que « le racisme n’est pas le monopole des classes subalternes », le martèlent des médias, mais est « avant tout le résultat de lois, de normes, de procédures et de pratiques courantes mises en œuvre par les institutions ». Des institutions qui, à l’issue de campagnes ciblées, en récoltent les fruits. Si la situation de crise et la peur du « déclassement » peuvent favoriser des pensées et des actes d’une extrême gravité, c’est la malfaisante démagogie des « entrepreneurs politiques du racisme » qui oriente la soi-disant volonté populaire vers des objectifs qui peuvent être poursuivis avec une facilité dérisoire et violente. Les difficultés de la gauche, d’ailleurs, empêchent d’opposer une démagogie vertueuse à la démagogie raciste, qui reste donc seule sur le terrain : « […] Ce n’est pas la peur ou la haine, comme il est d’usage de le dire, qui provoque ce genre de violence, mais l’incapacité ou l’impossibilité de revendiquer collectivement des droits légitimes ; et cela est dû aussi à la responsabilité d’une gauche politique qui a pour la plupart abandonné une grande partie de ses principes de base et surtout ce qu’on appelait autrefois le travail de masse […] » (p. 148).
Si tel est l’état de la gauche d’ alternative, du gouvernement, peut-être serait-il bon de se taire sur la gauche de gouvernement : mais Rivera ne le fait pas et rappelle avec précision la liste de mots et d’actes (en laissant de côté les omissions, pour lesquelles il faudrait des tomes beaucoup plus imposants que son livre très agile) des représentants du centre-gauche qui, de D’Alema et Napolitano (ministre de l’Intérieur puis président de la République) à Minniti-Orlando, Gentiloni et au-delà ont tout fait pour combattre la droite liguiste et parafasciste, en adoptant fondamentalement ses méthodes et ses points de vue. De véritables tournants se sont justement produits sous les gouvernements de centre-gauche : le drame du navire albanais Katër i Radës, transportant 120 réfugiés, éperonné par une corvette de la marine italienne dans le Canal d’Otrante, faisant 81 morts le 28 mars 1997, (Prodi était Premier ministre, Napolitano ministre de l’Intérieur), qui a également été traité par Alessandro Leogrande, de Tarente comme Rivera ; et le drame de Giovanna Reggiani, violée et assassinée à Rome le 30 octobre 2007 (Prodi était Premier ministre, Walter Veltroni maire de Rome). Dans le premier cas, rien n’a bougé et les eaux se sont refermées sur la mort et la mémoire. Dans le second cas, un horrible viol et meurtre commis par un Roumain, « il y a eu une convocation urgente et extraordinaire du Conseil des ministres, presque comme s’il s’agissait d’un Conseil de guerre, et la promulgation consécutive de deux décrets-lois, dits anti-Roms […] » (p. 136).
L’antitsiganisme, auquel Rivera consacre un texte passionné, a été à l’origine d’une « réponse des institutions » si immédiate qu’elles n’ont pas hésité à proposer des sanctions collectives. De plus, le maire de Rome avait, la même année, fait évacuer dix campements roms sans même proposer une solution acceptable. En ce qui concerne le centre-droit, il est toujours utile de rappeler la phrase de Salvini du 9 avril 2008 : « …les rats sont plus faciles à éradiquer que les Tsiganes, parce qu’ils sont plus petits », sur laquelle Rivera attire à juste titre notre attention ; sur Beppe Grillo, ni de centre-droit ni de centre-gauche, et ses conneries racistes, il vaut mieux se taire, cette fois-ci sérieusement, en lisant le texte « Beppe Grillo : une comicité au second degré » (pp. 61 à 66)
C’est ensuite sur d’autres mots que se penche la réflexion de Rivera, notamment dans les écrits « Attention aux mots ! Fragments sur la construction linguistique de l’Étranger » (pp. 37 à 50) et « Pour un bon usage des mots, ou des exercices pour écorner la communauté raciste » (pp. 79 à 84) : «clandestin », tout d’abord, « ethnie », « race », « homme de couleur », « guerre entre pauvres », « intégration », etc. La dégradation du lexique consiste souvent en une acceptation paresseuse de mots introduits astucieusement et qui sont acceptés sans la moindre intervention critique. La dévalorisation de l’attention que l’on porte à l’utilisation de mots comme « nominalisme », dévalorisation qui est répandue même dans certains milieux de l’activisme antiraciste, aide à porter le regard ailleurs.
C’est ainsi que, du manque d’attention au terme clandestin, par exemple, on en est arrivés sans réactions macroscopiques à l’élaboration du crime de clandestinité et à toute la traînée de souffrance et de sang que cela a causée. De plus, aveuglée par la séquence étranger-immigrés-clandestin-criminel, l’indignation collective s’est tellement concentrée sur ces aspects que l’on a oublié les crimes commis contre les migrants (crimes avec une composante raciste évidente) et que Rivera, ici aussi avec une précision implacable, nous rappelle : Ahmed Ali Giama, Giacomo Valent, Jerry Essan Masslo (échappé d’Afrique du Sud de l’apartheid et tué dans l’Italie démocratique, avant même l’immigration des années 90, encore officiellement non raciste), les crimes bande « Ludwig » et de l’ « Uno blanche » (sept blessés et deux tués, dans les communautés rroms et sinti) puis, plus près de nous, les assassinats ciblés de Florence en 2011 et 2018, etc. Europe non seulement « migranticide » – en fait, ” »a zone la plus « migranticide » de toute la planète », p. 114 – sur les routes de la Méditerranée et des Balkans, mais hostile jusqu’au crime, au-delà du refus d’accueil, contre ceux qui sont venus de si loin.
Le cas de Mohammed Habassi (9-10 mai 2016), auquel Rivera consacre une reconstruction lucide, avec un talent de reporter, dans le texte « Un escadron de la mort dans la province italienne : l’assassinat de Mohamed Habassi à Parme » (pp. 91 à 103), est exemplaire. Une affaire totalement ignorée par la presse italienne et reléguée à l’actualité locale (Rivera l’a mise au jour avec trois articles sur il manifesto) ; même lorsque, comme on le lit dans le post-scriptum de 2019, la Cour de cassation confirme la condamnation à des peines exemplaires pour les deux concepteurs / auteurs italiens du crime et à des peines mineures pour les quatre complices roumains, la presse nationale parvient à passer à côté de l’information, à ne pas la mettre en avant et, donc, à gommer les faits. C’est sur ce type de refoulement, lié au « refoulement du passé colonial et du fascisme » (p. 57), que repose la construction pour innocenter et angéliser tout ce qui est italien, de sorte que le mal ne peut venir que de l’extérieur. C’est un pilier de la mentalité hégémonique de notre pays aujourd’hui.
Tout ce que Rivera écrit est soutenu par une solide structure intellectuelle qui puise sa force dans une connaissance approfondie de la pensée anthropologique, philosophique et politique du grand XXe siècle : ses pages sont un dialogue ininterrompu avec Hannah Arendt (dont elle rappelle aussi l’ethnocentrisme), Franz Boas, Colette Guillaumin, Claude Lévi-Strauss, Edgar Morin, et bien d’autres (la bibliographie est très riche). C’est de Morin que Rivera tire le concept selon lequel les êtres humains, « »maîtres dans l’asservissement des animaux”, sont désormais aussi « maîtres dans l’asservissement de l’homme par l’homme ». Cela nous amène à réfléchir sur un autre des points clés de ce livre, à savoir la souffrance, l’emprisonnement et la mort infligés aux animaux comme prélude et exercice pour les infliger aux êtres humains : la triade de mauvais-ismes que Rivera propose ici et déjà traitée dans d’autres de ses œuvres, est celle du spécisme-racisme-sexisme. On n’en sort pas : et c’est précisément la pandémie dans laquelle nous sommes qui devrait nous permettre de raisonner sur ce point, car c’est précisément le saut inter-espèces (spillover) qui a été étudié depuis longtemps avec des recherches parallèles par les sciences humaines les plus avancées et la biologie; et ainsi le sexisme a été abordé, qui, dans les maisons dans lesquelles nous sommes enfermés, montre ses dents les plus acérées. Rien de tout cela ne devrait cependant conduire à une désaffection, selon Rivera.
Ce qui est écrit dans les différents essais, avec un style toujours scrupuleux, vulgarisateur et/ou élevé, voudrait contribuer à donner vie à un projet visant à « relancer un large mouvement de masse transnational capable de s’opposer à la forteresse Europe et à la dialectique du racisme : en des termes et selon des modalités qui soient lucidement et de manière cohérente politiques » (p. 21). C’est au cœur de l’analyse du discours raciste que des forces utiles peuvent se former pour un cheminement de libération, sans écouter ceux·celles qui (parmi lesquel·les beaucoup de « progressistes ») disent que ce n’est pas le problème et qu’il y a bien d’autres choses dont il faut s’occuper ; ou que, pire encore, ‘occuper de ça ferait perdre des voix. En fait, très peu de gens à gauche s’y sont intéressés, et nous avons vu ce que ça a donné et donne encore. N’est-il peut-être pas temps de changer de ligne ?