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« Comparaison n’est pas raison » ? À propos des mobilisations pour George Floyd et Adama Traoré

Audrey Célestine 09/06/2020
Ce samedi 6 juin, aux États-Unis comme en France, des dizaines de milliers de manifestants ont défilé contre le racisme et les violences policières. 

Le parallèle entre les deux situations suscite toujours le scepticisme en France, où les commentateurs dénoncent volontiers l’importation de catégories inadéquates, de grilles d’analyse inadaptées, voire d’un communautarisme américain. Des travaux sociologiques ont pourtant montré ces dernières années la manière dont la race et l’ethnicité sont envisagées, modelées, travaillées par l’État et l’administration en France, à l’encontre du discours « color-blind »*.
Le 25 mai 2020, George Floyd, un homme, Africain-Américain, meurt alors que Derek Chauvin, un policier blanc de la ville de Minneapolis, appuie son genou contre son cou. George Floyd est menotté, dit à plusieurs reprises qu’il ne peut respirer. Aucun des policiers présent ne réagit. Floyd meurt au bout de quelques minutes. La scène est filmée par une passante de 17 ans. La vidéo de la mort de cet homme fait le tour du pays et de la planète et suscite d’importantes manifestations réclamant justice pour George Floyd et la fin des violences policières. Le slogan « Black Lives Matter » ne quitte plus les tendances principales de Twitter.
En France, les chaînes d’information en continu consacrent de larges segments à ces manifestations puis aux « émeutes » qu’elles suscitent. C’est dans ce contexte qu’est lancé l’appel à rassemblement du Comité « La Vérité pour Adama » qui réclame justice pour un jeune homme mort lors d’une intervention des gendarmes dans la commune de Beaumont-sur-Oise en région parisienne. Le jeune homme est mort en Juillet 2016, les versions des gendarmes et de la famille divergent, les expertises médicales demandées par la justice et qui dédouanent les gendarmes et pointent vers une maladie préalable du jeune homme sont contredites par des expertises indépendantes réclamées par la famille. Suite à la publication de la dernière expertise, un rassemblement est organisé devant le Tribunal judiciaire à Porte de Clichy.
L’appel est lancé par Assa Traoré, sœur de la victime et figure charismatique d’un mouvement qui ne cesse de prendre de l’importance depuis 4 ans, via les réseaux sociaux mais également par la participation à de nombreuses manifestations de dénonciations des inégalités sociales et économiques en France. Dans la journée du 2 juin, quelques heures avant le rassemblement, le préfet de police, Didier Lallement interdit le rassemblement. La famille le maintient et est suivie par plusieurs milliers de personnes, souvent très jeunes, qui convergent vers le tribunal, du centre de Paris et de sa banlieue. Comme aux États-Unis, les pancartes portant les mots « Black Lives Matter » sont très nombreuses. Comme aux États-Unis, on réclame la justice, la fin des violences policières et du racisme dans la police et dans la société. Comme aux États-Unis, l’essentiel de la manifestation est pacifique.
À partir de cette mobilisation qui surprend par le nombre de personnes qu’elle réunit, plus de 20 000, les reportages et débats télévisés et sur les réseaux sociaux se concentrent de plus en plus sur les différences entre la France et les États-Unis et l’importation abusive d’un mouvement très « américain ». « Comparaison n’est pas raison » peut-on entendre pour tracer une ligne claire entre deux situations qui seraient tout à fait différentes alors même que la famille Traoré insiste sur la convergence des deux situations : Adama Traoré et George Floyd sont deux hommes noirs tués par les forces de l’ordre en raison de techniques meurtrières qui ont provoqué leur asphyxie. L’accusation d’importation de catégories inadéquates, de grilles d’analyse inadaptées voire d’un communautarisme ou d’un identitarisme américain en France sont courantes pour qui s’intéresse au racisme, à l’antiracisme et aux mobilisations de minorités en France.
Le mouvement Black Lives Matter s’inscrit dans une histoire longue d’injustice raciale comprise comme un phénomène structurel et de longue durée.
On peut cependant rappeler – comme l’ont fait plusieurs textes publiés ces derniers jours et la recherche faite ces dernières années – une histoire longue du racisme et des processus de racialisation en France. Depuis plusieurs années, des chercheurs en sciences sociales montrent les traces symboliques et pratiques laissées par l’esclavage et ses abolitions, les liens et échanges entre formes coloniales et formes métropolitaines de la racialisation, l’histoire ancienne de la production de la race en France et celle de « Noirs » et de « Blancs » en contexte français etc. Des travaux sociologiques montrent également la manière dont la race et l’ethnicité sont envisagées, modelées, travaillées par l’État et l’administration en France, à l’encontre d’un discours « color-blind » (aveugle à la couleur) soutenu par ce que Silyane Larcher désigne comme un « universalisme abstrait qui opère comme une norme sociale ».
Le rassemblement pour Adama Traoré et les réactions de soutien et de condamnation qu’il suscite, constituent pourtant une très bonne manière de comprendre des dynamiques et des logiques propres à la France du XXIe siècle en matière de racisme et d’antiracisme et ce qu’elles doivent à des enjeux et débats états-uniens à travers les formes d’appropriation auxquelles elles donnent lieu. Mais surtout, il permet de ne pas se limiter à un constat d’une « influence américaine » mais bien de comprendre pourquoi de jeunes militant·e·s français identifient l’affaire d’Adama Traoré comme équivalente aux multiples affaires de violences policières contre les Noirs aux États-Unis. Pourquoi des événements qui semblent si ancrés dans une histoire longue du racisme et des rapports entre police et personnes noires aux États-Unis, semblent-t-ils autant résonner dans une partie de la population française ?
Le mouvement Black Lives Matter s’est constitué aux États-Unis en 2013 suite à l’acquittement de George Zimmerman accusé d’avoir tué le jeune Trayvon Martin en juillet 2012. Le développement du mouvement a donné lieu à de nombreux écrits et travaux sur la violence de la police en général et sur les personnes noires en particulier. Les réseaux sociaux sont devenus un espace de dénonciation de cette violence, une caisse de résonance pour des affaires peu publicisées permettant de faire pression pour l’ouverture d’enquêtes, un espace de diffusion de travaux, d’écrits, de statistiques, de mots de réconforts à ceux et celles qui seraient particulièrement affectés, de slogans, au premier titre duquel #blacklivesmatter ou encore #sayhername pour mettre l’accent sur la difficulté à faire émerger le problème de la violence policière contre les femmes noires.
Le mouvement a également permis de diffuser des analyses autour du corps noir comme cible première de l’oppression comme le souligne Nicolas Martin-Breteau dans son livre Corps Politiques (2020, Editions de l’EHESS). La plus connue est probablement celle du journaliste et écrivain Ta-Nehisi Coates qui rédige cette longue lettre à son fils sur ce qu’implique de vivre dans un corps noir aux États-Unis. Le mouvement Black Lives Matter s’inscrit dans une histoire longue d’injustice raciale comprise comme un phénomène structurel et de longue durée. La dénonciation des violences policières contre les personnes noires s’inscrit elle aussi dans une temporalité longue que l’on peut faire remonter à l’histoire de l’esclavage et du contrôle des populations pendant la ségrégation.
Dans sa structure, largement horizontale, et son déploiement, avec l’irruption de figures nombreuses qui mettent en avant une approche intersectionnelle, Black Lives Matter est également un mouvement très contemporain qui rompt tant avec les logiques de la politique de respectabilité qui ont longtemps marqué les mouvements noirs aux États-Unis qu’avec la mise en avant d’un leadership masculin et hétéronormé. Trois femmes ont créé ce mouvement. Deux d’entre-elles se définissent comme « queer ». Ces éléments ont leur importance car ils révèlent une appréhension complexifiée de ce que sont les « vies noires » aux États-Unis. De fait, malgré la centralité d’une « ligne de couleur » distinguant Blancs et Noirs aux États-Unis, les productions politiques, intellectuelles, artistiques, de même que le quotidien des personnes noires ordinaires aux États-Unis sont marquées par les circulations en provenance de la Caraïbe hier, d’Afrique depuis les années 1960.
Dès les années 1930, les travaux de l’autrice, anthropologue et documentariste Zora Neale Hurston donnaient une vraie épaisseur aux réalités et expériences vécues par ceux que l’on désignait comme « Noirs ». Les romans de Paule Marshall ou Jamaïca Kincaid infusent cette compréhension plus large eux-aussi de « l’expérience noire » en mettant en scène les allers-retours des populations caribéennes aux États-Unis. Dans le mouvement Black Lives Matter, c’est cette appréhension plus large, plus complète que les militant·e·s tentent non pas seulement de décrire mais de politiser en même temps qu’ils dénoncent un phénomène enraciné dans l’histoire des États-Unis. Et c’est dans cette tentative de tenir un ensemble une ré-humanisation des « Noir·e·s » et une dénonciation d’un système qui en fait des présences menaçantes et normalise la violence à leur encontre que se loge une forme de résonance ici en France.
La (re)connaissance intime d’une forme particulière de déshumanisation, bien que davantage documentée dans le cas des États-Unis, n’est pas radicalement différente de ce qui se fait et se joue en France.
Dans le cas français, des travaux et rapports officiels laissent à penser que l’un de ces points de résonance avec les États-Unis est celle de la réaction des forces de l’ordre face à ces corps de jeunes hommes noirs notamment. C’est le contrôle systématique, le tutoiement, le contrôle au faciès, l’insulte et la suspicion pour qui, en France, « habite » un corps noir et, le plus souvent, masculin (l’autrice de ces lignes n’a été contrôlée « que » deux fois en France – ce qui est malgré tout plus que l’ensemble de ses camarades, hier, étudiant·e·s à Sciences-Po, aujourd’hui collègues universitaires – mais bien moins que l’ensemble des hommes noirs de sa famille).
Ce qui se joue ici est la (re)connaissance intime d’une forme particulière de déshumanisation qui bien que davantage documentée dans le cas des États-Unis n’est pas radicalement différente de ce qui se fait et se joue en France. Cette résonance n’est évidemment pas suffisante pour établir « qu’en France c’est pareil qu’aux États-Unis », bien sûr. Elle ouvre cependant la voie à une comparaison qui constitue à la fois une invitation à la distance et une rupture épistémologique, nous permettant d’interroger ce qui est évident ou naturel, de reconsidérer des catégories mobilisées ici ou là. Dans le domaine du racisme et de l’antiracisme comme dans l’étude des minorités, elle permet de remettre en question des modèles français et américain qui seraient radicalement différents et opposés.
Pour les chercheurs travaillant sur la France, les travaux développés aux États-Unis ont souvent offert un appareil conceptuel permettant d’appréhender des enjeux moins présents dans le contexte académique français. Mais la comparaison a une autre vertu : appliquée aux mobilisations collectives, elle permet de mieux saisir la manière dont le contexte national modèle les enjeux sur lesquels se mobiliser et la manière de le faire. Le déni à propos de logiques françaises de production de la race et de « Noirs » via, notamment, l’action de la police et des violences exercées contre les « Noirs », induit la nécessité pour beaucoup de chercher ailleurs les mots de la colère.
L’histoire de l’esclavage, des sociétés post-esclavagistes, du monde colonial français, de la décolonisation et de la départementalisation des anciennes colonies, les migrations post-coloniales, les mobilisations antiracistes et des formes de la présence des populations noires, de leur production artistique, littéraire, politique, intellectuelle en France hier et aujourd’hui ont montré l’importance des circulations de personnes, d’idées et de manière de lutter contre l’oppression entre la France, les Antilles, l’Amérique du Nord.
L’appropriation de slogans « états-uniens » par de jeunes gens mobilisés sur la question des violences policières aujourd’hui s’inscrit dans une histoire plus longue de ces circulations entre la France et les Amériques ce qui affaiblit singulièrement l’idée que les deux situations seraient « incomparables ». Mais surtout, pour être audibles et valables, ces critiques d’une comparaison trop rapide doivent, en même temps inviter à étudier, analyser et prendre acte des configurations historiques et sociales qui font advenir la race, le racisme et l’antiracisme en contexte français et ne pas sombrer un peu plus bas dans le déni, bien français celui-ci.
Note de Tlaxcala
*Color blind : litt. « aveugle à la couleur », c’est-à-dire daltonien. Le « daltonisme » (colorblindness) s’est développé aux USA comme une idéologie qui postule que la meilleure façon de mettre fin à la discrimination est de traiter les individus de manière aussi égale que possible, sans considération de race, de culture ou d’ethnicité. Partant d’un bon sentiment, cette approche s’avère être une forme « politiquement correcte » de racisme.