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Ces expertises médicales qui exonèrent les policiers et gendarmes tueurs : l’affaire Adama Traoré s’ajoute à une liste déjà trop longue

Geoffroy de Lagasnerie 05/06/2020
Le journal Le Monde révèle ce 29 mai que la dernière expertise médicale demandée par les juges d’instruction dans l’affaire Adama Traoré « exonère les gendarmes dans la mort d’Adama Traoré ». Il serait mort de maladie.

Il ne faut en aucun cas céder à cette opération d’intimidation et rappeler qu’il y a en France (à l’étranger aussi) tout une histoire de l’expertise médicale comme manœuvre qui vise à inventer des scénarios où les garçons qui meurent entre les mains de la police ou de la gendarmerie mourraient en fait tout seuls, se seraient en quelques sorte autodétruits, en sorte que le contact qu’ils ont eu avec les forces de l’ordre n’y serait pour rien. Nous avons tous une tendance à croire aux experts ou aux médecins – dont on sait pourtant qu’ils forment l’un des corps professionnels les plus soumis à l’autorité. Nous avons du mal à penser qu’ils puissent mentir. Et pourtant, c’est une situation récurrente dans les affaires de violences policières. L’opération accomplie par les médecins à propos de la mort d’Adama Traoré n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans une histoire politique : faire comme si, quand ils meurent entre les mains des forces de l’ordre, les individus meurent tout seuls, n’est pas nouveau. Les mystifications que les médecins produisent pourrait aussi mettre en évidence le fait qu’ils ont tellement intériorisé une image idéalisée des forces de l’ordre que, lorsqu’un corps leur est présenté avec la possibilité que la mort soit liée à une action de la police ou de la gendarmerie, cette éventualité leur semble inconcevable, au point qu’ils vont mécaniquement chercher ailleurs l’explication finale.
► Un livre publié par le collectif Cases rebelles raconte l’histoire de 100 morts entre les mains de l’État entre 1947 et aujourd’hui. Le lire dans la continuité revient à déplier le catalogue des techniques utilisées pour construire des narrations où la venue de la mort est autonome de l’action de la police. Deux grandes catégories de techniques apparaissent : soit les experts présentent comme cause du décès un fait indépendant de toute action de la police et de la gendarmerie (maladie, drogue), soit ils invoquent une cause visiblement liée à leur action (asphyxie, étouffement, malaise cardiaque) mais qu’ils vont pourtant refuser d’imputer à celle-ci en affirmant qu’elle a pu se produire pour d’autres raisons… C’est comme si les actions de la police n’étaient jamais agissantes ni causales.
► On peut citer d’autres cas :
♦ Patrick Mirval, mort asphyxié par strangulation lors d’un transfert au quartier disciplinaire de la prison de Fleury-Mérogis en 1974. 6 expertises vont se succéder entre 1974 et 1975, pour aboutir à la thèse selon laquelle il est mort tout seul : l’asphyxie serait la conséquence d’une crise « de colère par élévation du tonus sympathique » ;
♦ Mahamadou Maréga, en 2010, entré vivant dans un ascenseur avec quatre policiers et qui en ressort mort quelques étages plus bas avec des traces qui évoquent l’usage d’un taser : l’expert considère qu’il est mort à cause d’une « crise drépanocytaire aigüe » (comme Adama Traoré donc…)
♦ Loïc Louise, interpellé en 2013 alors qu’il était saoul dans la rue et sur lequel les gendarmes ont tiré au taser. Les médecins affirment qu’il est mort par « étouffement » dû à des « régurgitations d’aliments », en refusant de faire un lien avec les décharges reçues…
♦ Wissam El Yamni (probablement l’une des histoires de brutalité policières les plus choquantes de ces dernières années) mort en 2012 après une interpellation à Clermont-Ferrand et sur lequel on retrouve des traces de coups et de strangulation mais dont les médecins vont imputer la mort à l’ingurgitation d’un « cocktail toxique ». ACAT, une ONG chrétienne de défense des droits de l’homme créée en 1974 sous le nom d’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture a réalisé un rapport sur cette affaire : « Plusieurs expertises médicales se succèdent [sur les causes du décès] mais se contredisent. Les premiers comptes-rendus médicaux rédigés aux urgences font état de plusieurs fractures et lésions, notamment au niveau du cou, décrites comme de possibles marques de strangulation. Un rapport d’autopsie évoquera ensuite un décès par asphyxie, mettant en cause la pratique d’un « pliage », dont l’effet aurait été accentué par une malformation osseuse de la victime, et exclura tout décès par strangulation. De nouvelles expertises médicales invoqueront par la suite un décès dû à une intoxication cardiaque provoquée par la consommation de drogues, hypothèse pourtant exclue par les précédents rapports médicaux et démentie par un rapport de toxicologie réalisé à la demande de la famille ».
► L’expertise médicale n’est pas un acte indépendant de l’institution judiciaire et de la fabrication institutionnelle du mensonge d’État qu’elle organise pour protéger les forces de l’ordre. Elle en est l’un des rouages et doit être dénoncé comme telle. D’ailleurs on retiendra que, à l’inverse, lorsque la famille Traoré a mandaté des experts indépendants de l’institution judiciaire, eux ont conclu à la mort d’Adama par asphyxie.
► Le mensonge médical qui donne une validation au mensonge d’État ne vise pas seulement à couvrir les actions des forces de l’ordre. Il fait partie du système qui produit l’exposition à la mort ou à la violence de certaines populations. Dire, comme on essaie de le faire aujourd’hui, qu’Adama Traoré est mort tout seul, c’est vouloir empêcher de mettre en question les pratiques des gendarmes et de la police, l’idée d’interpellation et de contrôle, les techniques d’interpellation, la vie qui est faite à celles et ceux qui vivent dans les quartiers populaires. C’est alors rendre possible la mort d’autres Adama Traoré en participant de la conservation des structures et des pratiques qui en sont responsables.
En ce sens, les médecins et les juges sont complices des gendarmes.