La ville des lépreux
Reinaldo Spitaletta 07/05/2020 |
Un regard sur la ville de la pandémie et ses différences sociales.
Tradotto da Fausto Giudice
Quel est le regard des dépossédés sur la ville, le centre commercial, les lieux d’approvisionnement ? Et comment le riche observe-t-il les vitrines, les étalages de luxe, les lieux exclusifs ? Cette dimension de l’urbain, l’organisation, la planification, qui conduit à la formation d’une ville, a été affectée par la pandémie. Et si avant celle-ci la ville était déjà privatisée dans la pratique, maintenant, avec le confinement, quand l’usage du public a été transféré aux réserves intimes du domestique, le droit du citoyen au transit, à la contemplation, s’est dilué.
Quel est le regard du mendiant, de l’habitant de la rue, sur les trottoirs, les pâtés de maisons, les centres commerciaux ? La ville, en tant que lieu, que possibilité de rencontres et de transactions, de reconnaissance de l’autre, est une abstraction. Qu’est-ce qui dans la ville est à moi ? Qu’est-ce qui m’appartient du parc, de ses fontaines, de son vent dans les arbres ? Peut-être rien. Car, supposément, l’expression du public, de ce qui appartient à chacun, et où nous sommes tous des sujets de droit, s’est détériorée. La propriété privée a réduit toujours plus le droit à la ville.
Le vieux quartier, avec ses voisins bavards, ses commerçantes et ses commérages à la carte, avec ses garçons qui tapent le ballon dans la rue, est une image archéologique. La citadelle, l’unité fermée, celle qui s’est opposée au fléau de l’insécurité et a séparé le reste, est une sorte de privatisation d’une partie essentielle de la ville, comme les zones résidentielles. Ceux-ci sont devenus un non-lieu. Une étrangeté. Le ghetto a donc été modifié. A l’extérieur du complexe, de la réserve, ldu lotissement, il y a les lépreux.
Dans cette cellule avec maillage et portails d’entrée, avec caméras et autres moyens de surveillance, le monde est aseptisé. Il n’y a pas de noms. Il n’y a pas de voisin. Juste des numéros d’appartement, d’étage, d’ascenseur. Et de parkings. Cette conjonction d’anomie et d’aliénation de l’humain, la pandémie l’a accentuée. La quarantaine est aussi discriminatoire. Ce n’est pas la même chose, comme on l’a dit, d’être dans le confort d’une grande maison que dans les restrictions d’un bidonville. Il se trouve que les différences, les inégalités, tout ce qui a été établi avant la propagation du virus, était déjà dehors, dans la ville, dans les champs.
Jamais auparavant, pas même en période de marchés et de foires, je n’avais vu passer autant de charrettes dans ma rue, bien aménagées, avec un ordre qui attire l’attention non seulement par ses couleurs, mais aussi par la délicatesse avec laquelle sont distribués bananes, mangues, mandarines, papayes, oignons, tomates… C’est l’esthétique de l’informel dans une ville pleine d’êtres marginalisés, d’hommes et de femmes et d’enfants privés de tant de choses. Une ville avec une abondance de gens misérables qui sont devenus, malgré les enfermements, très visibles en ces journées de va-et-vient et de confusion.
La ville de la pandémie, avec ses rues désertes, et certaines autres très encombrées de personnes qui doivent se tourner vers elles parce qu’il n’y a pas d’autres moyens de survivre, est, à une échelle, similaire à celle des jours « normaux », lorsqu’elles se heurtent aux mouvements de fonds quotidiens des banquiers. La pandémie a rendu visibles les pauvres, les nécessiteux, mais aussi les marathoniens de l’opportunisme prêts à sacrifier les autres pourvu que leurs coffres ne se vident pas.
Et que dire de ceux qui sont jetés à la rue (oui, bien sûr, ce peut être la rue comme métaphore, ou la rue dépouillée de toute poésie) parce que leurs employeurs se sont dispensés, sous divers prétextes et excuses, de leurs services ? Quelle est la ville qui se révèle dans la pandémie ? Celle des plus pauvres et des sans-abris ? Celle des grands bourgeois et ceux qui conçoivent les destinées des affamés ?
Ni le coronavirus et son mouvement universel, ni les mesures officielles pour le contenir ne peuvent cacher les cauchemars et les misères de ceux pour qui la ville est une niche-ossuaire, une présence limitée, une réduction de leurs droits. Bien sûr. Nous ne sommes pas dans un pays de cocagne, dans un pays idéal, mais dans un pays des nombreuses disproportions et inégalités. Il ne s’agit pas, contrairement à ce que voyait le « poète de la ville », d’un « pays où tout est riche, propre et luisant, comme une belle conscience » (Baudelaire, L’Invitation au voyage), mais d’un pays dans lequel les sans-âme jouissent des malheurs de ceux qui ne sont touchés par aucune grâce.
Peut-être la ville n’est-elle que le produit d’un projet de marchandisation, d’un scénario conçu pour le profit, pour l’obtention de résultats. Si seulement la pandémie pouvait changer les relations inéquitables de la ville et contribuer à sa transformation, ce que certains anciens optimistes avaient entrevu : « qu’elle éradique la pauvreté et les inégalités sociales et qu’elle guérisse les blessures d’une dégradation désastreuse de l’environnement ». Qu’il en soit ainsi.