Quelle politique anticapitaliste à l’ère du coronavirus ?
David Harvey 05/04/2020 |
40 ans de néolibéralisme ont laissé les sociétés sans défense face à une crise de santé publique telle que celle du coronavirus, explique le géographe marxiste David Harvey
Tradotto da Fausto Giudice
En essayant d’interpréter, de comprendre et d’analyser le flux quotidien d’informations, j’ai tendance à situer les événements dans le contexte de deux modèles distincts mais entrecroisés de fonctionnement du capitalisme. Le premier niveau est une cartographie des contradictions internes de la circulation et de l’accumulation du capital au fur et à mesure que la valeur monétaire circule à la recherche de profit à travers les différents «moments» (comme les appelle Marx) de production, de réalisation (consommation), de distribution et de réinvestissement. C’est là un modèle de l’économie capitaliste comme spirale d’expansion et de croissance sans fin. Ça devient plutôt compliqué au fur et à mesure qu’on l’élabore, par exemple selon l’optique des rivalités géopolitiques, des développements géographiques inégaux, des institutions financières, des politiques étatiques, des reconfigurations technologiques et de l’entrelacs des divisions du travail et des relations sociales, qui est en changement constant..
Mais je vois ce modèle comme arrimé à cadre plus large de reproduction sociale (dans les ménages et les communautés), dans une relation métabolique continue et en constante évolution avec la nature (y compris la «seconde nature» de l’urbanisation et de l’environnement construit par l’homme) et des formations sociales culturelles, scientifiques (basées sur la connaissance), religieuses et contingentes que les populations humaines créent e manière typique à travers l’espace et le temps. Ces «moments» incorporent l’expression active des envies, des besoins et des désirs humains, la soif de connaissances et de sens et la quête évolutive d’accomplissement dans un contexte d’évolution des dispositifs institutionnels, des contestations politiques, des confrontations idéologiques, des pertes, des défaites, des frustrations, et des aliénations, tous élaborés dans un monde à la diversité géographique, culturelle, sociale et politique marquée. Ce deuxième modèle constitue, pour ainsi dire, ma compréhension pratique du capitalisme mondial en tant que formation sociale distincte, tandis que le premier concerne les contradictions au sein du moteur économique qui alimente cette formation sociale sur certaines voies de son évolution historique et géographique.
En spirale
Lorsque le 26 janvier 2020 j’ai lu pour la première fois qu’un coronavirus gagnait du terrain en Chine, j’ai immédiatement pensé aux répercussions sur la dynamique mondiale de l’accumulation de capital. Je savais, à partir de mes études du modèle économique, que les blocages et les ruptures dans la continuité des flux de capitaux entraîneraient des dévaluations et que si les dévaluations se généralisaient et s’approfondissaient, cela serait le signal du déclenchement de crises. Je savais également que la Chine était la deuxième économie du monde et qu’elle avait effectivement remis à flot le capitalisme mondial dans l’après-crise de 2007-2008, si bien que coup porté à l’économie chinoise aurait de graves conséquences sur une économie mondiale de toute façon déjà en état précaire. Le modèle existant d’accumulation de capital était, me semblait-il, déjà dans une sacrée panade. Des mouvements de protestation se produisaient presque partout (de Santiago à Beyrouth), et beaucoup d’entre eux se concentraient sur le fait que le modèle économique dominant ne marchait pas pour la masse de la population. Ce modèle néolibéral repose de plus en plus sur du capital fictif, une vaste expansion de la masse monétaire et de la création de dette. Il est déjà confronté au problème d’une demande effective insuffisante pour réaliser les valeurs que le capital est capable de produire. Alors, comment le modèle économique dominant, avec sa légitimité affaissée et sa santé délicate, pourrait-il absorber les coups inévitables de ce qui pourrait devenir une pandémie et y survivre ? La réponse dépendait fortement du temps que durerait la perturbation et de sa propagation, car comme l’a indiqué Marx, la dévaluation ne se produit pas parce que les produits ne peuvent pas être vendus, mais parce qu’ils ne peuvent pas être vendus à temps.
J’avais longtemps refusé l’idée d’une « nature » hors de la culture, de l’économie et de la vie quotidienne et séparée d’elles. J’adopte une vision plus dialectique et relationnelle de la relation métabolique avec la nature. Le capital modifie les conditions environnementales de sa propre reproduction. mais le fait dans un contexte de conséquences imprévues (comme le changement climatique) et dans le contexte de forces évolutives autonomes et indépendantes qui remodèlent perpétuellement les conditions environnementales. De ce point de vue, il n’existe rien de tel qu’une véritable catastrophe naturelle. Certes les virus sont constamment en mutation. Mais les circonstances dans lesquelles une mutation menace la vie dépendent des actions humaines.
Il y a deux aspects pertinents à cet égard. Premièrement, des conditions environnementales favorables augmentent la probabilité de mutations vigoureuses. Il est, par exemple, plausible de s’attendre à ce que des systèmes d’approvisionnement alimentaire intensifs ou désordonnés dans les régions subtropicales humides puissent y contribuer. De tels systèmes existent dans de nombreux endroits, notamment en Chine au sud du Yangtsé et en Asie du Sud-Est. Deuxièmement, les conditions qui favorisent une transmission rapide par les organismes hôtes varient considérablement. Les populations humaines à haute densité semblent être une cible de choix. Il est bien connu que les épidémies de rougeole, par exemple, ne fleurissent que dans les grands centres de population urbains, mais s’étiolent rapidement dans des régions peu peuplées. La façon dont les êtres humains interagissent, se déplacent, se disciplinent ou oublient de se laver les mains, affecte la transmission des maladies. Ces derniers temps, le SRAS et la grippe aviaire et porcine sont apparemment partis de Chine ou d’Asie du Sud-Est. La Chine a également beaucoup souffert de la peste porcine au cours de l’année écoulée, entraînant l’abattage massif de porcs et l’escalade des prix de leur viande. Je ne dis pas tout cela pour accuser la Chine. Il existe de nombreux autres endroits où les risques environnementaux de mutation et de diffusion virales sont élevés. La grippe espagnole de 1918 est peut-être partie du Kansas et l’Afrique a peut-être incubé le VIH / SIDA et certainement initié les virus du Nil occidental et d’ Ebola, tandis que la dengue semble se propager en Amérique latine. Mais les impacts économiques et démographiques de la propagation du virus dépendent des craquelures et des vulnérabilités préexistantes dans le modèle économique hégémonique.
Je n’ai pas été surpris outre mesure par le fait que le COVID-19 ait été initialement trouvé à Wuhan (bien que l’on ignore son origine). De toute évidence, les effets locaux allaient être importants et étant donné qu’il s’agissait d’un gros centre de production, il y aurait probablement des répercussions économiques mondiales (même si je n’avais aucune idée de leur amplitude). La grande question était de savoir comment la contagion et la diffusion allaient se produire et combien de temps ça allait durer (jusqu’à ce qu’un vaccin puisse être trouvé). L’expérience antérieure démontre qu’un des inconvénients de la mondialisation croissante est qu’il est impossible d’arrêter une diffusion internationale rapide de nouvelles maladies. Nous vivons dans un monde hautement connecté où presque tout le monde voyage. Les réseaux humains de diffusion potentielle sont vastes et ouverts. Le danger (économique et démographique) était que la perturbation dure un an ou plus.
Bien qu’il y ait eu un repli immédiat des marchés boursiers mondiaux lorsque les premières nouvelles ont éclaté, il a été étonnamment suivi d’un mois ou plus où les marchés ont atteint de nouveaux sommets. Les nouvelles semblaient indiquer que les affaires suivaient leur cours normal partout sauf en Chine. La croyance semblait être que nous allions connaître une reprise de l’épisode du SRAS qui s’est avéré assez rapidement maîtrisé et de faible impact mondial, même si ce virus avait un taux de mortalité élevé et créait une panique inutile (rétrospectivement) sur les marchés financiers. Lorsque le COVID-19 est apparu, une réaction dominante a été de le décrire comme un remake du SRAS, ce qui rendait la panique superflue. Le fait que l’épidémie ait fait rage en Chine, qui a agi rapidement et impitoyablement pour contenir son impact, a conduit le reste du monde à traiter le problème comme quelque chose sa passant «là-bas» et donc loin des yeux, loin du cœur (accompagné de certains signes inquiétants de xénophobie antichinoise dans certaines parties du monde). Le clou que le virus a enfoncé dans la story par ailleurs triomphante de la croissance de la Chine a même été accueilli avec joie dans certains cercles de l’administration Trump.
Mais des histoires d’interruptions dans les chaînes de production mondiales passant par Wuhan ont commencé à circuler. Elles ont été largement ignorées ou traitées comme des problèmes pour des gammes de produits ou des sociétés particulières (comme Apple). Les dévaluations étaient locales, particulières et non systémiques. Les signes de baisse de la demande des consommateurs ont également été minimisés, même si les sociétés, comme McDonald’s et Starbucks, qui avaient de grandes opérations sur le marché intérieur chinois, ont dû fermer leurs portes pendant un certain temps. Le chevauchement du Nouvel An chinois avec le déclenchement du virus a masqué les impacts tout au long du mois de janvier. La complaisance de cette réaction était plus que déplacée.
Les premières informations sur la propagation internationale du virus étaient occasionnelles et épisodiques avec une grave épidémie en Corée du Sud et dans quelques autres points chauds comme l’Iran. C’est l’épidémie italienne qui a déclenché la première réaction violente. Le krach boursier qui a commencé à la mi-février a connu des oscillations, mais à la mi-mars, il a entraîné une dévaluation nette de près de 30% sur les marchés boursiers du monde entier.
L’escalade exponentielle des infections a provoqué une gamme de réponses souvent incohérentes et parfois paniquées. Le président Trump s’est livré à une imitation de Knut le Grand en ordonnant à la marée montante potentielle de maladies et de morts de refluer. Le fait que la Réserve fédérale abaisse les taux d’intérêt face à un virus semblait étrange, même s’il était reconnu que cette décision visait à atténuer les effets sur les marchés plutôt qu’à freiner la progression du virus.
Les pouvoirs et les systèmes de santé publics ont été presque partout pris de court. Quarante ans de néolibéralisme en Amérique du Nord et du Sud et en Europe ont laissé le public exposé et mal préparé à faire face à une crise de santé publique de ce type, même si les peurs précédentes du SRAS et d’Ebola avaient fourni de nombreux avertissements et des enseignements pertinents sur ce qu’il serait nécessaire de faire. Dans de nombreuses régions du monde censé être «civilisé», les gouvernements locaux et les autorités régionales / nationales, qui constituent invariablement la première ligne de défense dans les urgences de santé et de sécurité publiques de ce type, ont été privés de financement par suite d’une politique d’austérité conçue pour financer des réductions d’impôts et des subventions aux entreprises et aux riches.
Les grandes multinationales pharmaceutiques ont peu ou pas d’intérêt pour la recherche non rémunératrice sur les maladies infectieuses (comme toute la famille des coronavirus, bien connus depuis les années 1960). Le Big Pharma investit rarement dans la prévention. Il a peu d’intérêt à investir dans la préparation à une crise de santé publique. Il adore concevoir des cures à administrer une fois qu’une maladie a éclaté. Plus nous sommes malades, plus ils gagnent. La prévention ne contribue pas à augmenter les dividendes des actionnaires. Le modèle commercial appliqué à la prestation de services de santé publique a éliminé les capacités d’adaptation des surplus qui seraient nécessaires en cas d’urgence. La prévention n’était même pas un domaine suffisamment attractif pour justifier des partenariats public-privé. Le président Trump a réduit le budget du Center for Disease Control (Centre de contrôle des maladies) et il a supprimé le groupe de travail sur les pandémies au sein du Conseil national de sécurité, dans le même esprit qu’il avait coupé les vivres à la recherche, y compris sur le changement climatique. Si je voulais recourir à une métaphore anthropomorphique, je conclurais que le COVID-19 est la vengeance de la nature pour plus de quarante ans de mauvais traitements grossiers et abusifs de la part d’un extractivisme néolibéral violent et non régulé.
Il est peut-être symptomatique que les pays les moins néolibéraux, la Chine et la Corée du Sud, Taïwan et Singapour, aient jusqu’à présent traversé la pandémie en meilleure forme que l’Italie, bien que l’Iran démente le caractère universel de cet argument. Bien qu’il y ait beaucoup de preuves que la Chine ait traité au début le SRAS avec beaucoup de dissimulation et de déni, cette fois-ci, le président Xi est rapidement passé à la transparence, tout comme la Corée du Sud. Malgré cela, en Chine, un temps précieux a été perdu (quelques jours seulement font toute la différence). Ce qui est remarquable en Chine, cependant, c’est le confinement de l’épidémie dans la province du Hubei avec Wuhan au centre. L’épidémie ne s’est déplacée ni à Pékin ni à l’ouest ni même plus au sud. Les mesures prises pour confiner géographiquement le virus étaient draconiennes. Il serait presque impossible de les reproduire ailleurs pour des raisons politiques, économiques et culturelles. Des rapports provenant de Chine suggèrent que les traitements et les politiques étaient tout sauf attentionnés. En outre, la Chine et Singapour ont déployé leurs moyens de surveillance à des niveaux intrusifs et autoritaires. Mais ils semblent avoir été extrêmement efficaces dans l’ensemble, bien que, si les contre-feux avaient été déclenchés quelques jours plus tôt, les modèles suggèrent que de nombreuses morts auraient pu être évitées. Il s’agit d’une information importante : dans tout processus de croissance exponentielle, il y a un point d’inflexion au-delà duquel la masse ascendante devient totalement incontrôlable (il faut noter, ici encore, la signification de la masse par rapport au taux). Le fait que Trump ait lambiné pendant tant de semaines pourrait s’avérer coûteux en vies humaines.
Les effets économiques sont maintenant en train de connaitre une spirale incontrôlable en Chine et au-delà. Les perturbations intervenant dans les chaînes de valeur des entreprises et dans certains secteurs se sont avérées plus systémiques et importantes qu’on ne le pensait à l’origine. L’effet à long terme peut être de raccourcir ou de diversifier les chaînes d’approvisionnement tout en s’orientant vers des formes de production moins exigeantes en main-d’œuvre (avec d’énormes implications pour l’emploi) et une plus grande dépendance à l’égard des systèmes de production basés sur l’intelligence artificielle. La perturbation des chaînes de production entraîne le licenciement ou la mise au chômage technique des travailleurs, ce qui diminue la demande, tandis que la demande de matières premières diminue la consommation productive. Ces effets du côté de la demande auraient, en tant que tels, produit au moins une légère récession.
Mais les plus grandes vulnérabilités étaient ailleurs. Les modes de consumérisme qui ont explosé après 2007-2008 se sont effondrés avec des conséquences dévastatrices. Ces modes étaient basés sur une réduction du temps de renouvellement de la consommation au plus près de zéro. Le flot d’investissements dans de telles formes de consommation a tout à voir avec l’absorption maximale de volumes de capital en augmentation exponentielle dans des formes de consommation qui ont le temps de renouvellement le plus court possible. Le tourisme international est emblématique. Les déplacements sont passés de 800 millions à 1,4 milliard entre 2010 et 2018. Cette forme de consumérisme instantané a nécessité des investissements massifs dans les infrastructures des aéroports et des compagnies aériennes, des hôtels et restaurants, des parcs à thème et des événements culturels, etc. Ce secteur d’accumulation de capital est désormais mort : les compagnies aériennes sont proches de la faillite, les hôtels sont vides et le chômage de masse dans les industries hôtelières est imminent. Manger au restaurant n’est plus in et les restaurants et bars ont été fermés dans de nombreux endroits. Même les plats à emporter semblent risqués. La vaste armée de travailleurs de l’économie des spectacles ou d’autres formes de travail précaire est licenciée sans moyens de subsistance visibles. Les événements tels que les festivals culturels, les tournois de football et de basket-ball, les concerts, les conventions commerciales et professionnelles et même les rassemblements électoraux sont annulés. Ces formes de consumérisme expérientiel basées sur des événements ont été fermées. Les revenus des gouvernements locaux se sont effondrés. Les universités et les écoles ferment leurs portes.
Une grande partie du modèle de pointe du consumérisme capitaliste contemporain est inopérante dans les conditions actuelles. Ce qu’André Gorz décrivait comme un « consumérisme compensatoire » (où les travailleurs aliénés sont censés retrouver leur moral grâce à un forfait vacances all inclusive sur une plage tropicale) a été ratiboisé.
Mais les économies capitalistes contemporaines sont alimentées à 70 ou même 80% par le consumérisme. La confiance et le sentiment des consommateurs sont devenus au cours des quarante dernières années la clé de la mobilisation d’une demande effective et le capital est de plus en plus axé sur la demande et les besoins. Cette source d’énergie économique n’avait pas été soumise à des fluctuations sauvages jusqu’ici (à quelques exceptions près comme l’éruption volcanique islandaise qui a bloqué les vols transatlantiques pendant quelques semaines). Le COVID-19, lui, n’est pas à l’origine d’une fluctuation sauvage, mais d’un effondrement hénaurme au cœur de la forme de consommation qui domine dans les pays les plus riches. La forme en spirale d’accumulation de capital sans fin s’effondre vers l’intérieur, d’une partie du monde à l’autre. La seule chose qui peut le sauver est un consumérisme de masse financé et inspiré par le gouvernement, sorti de nulle part. Il faudrait pour cela socialiser l’ensemble de l’économie aux USA, par exemple, sans l’appeler socialisme.
Les lignes de front
Il existe un mythe commode selon lequel les maladies infectieuses ne reconnaissent pas les barrières et les frontières de classes ou sociales. Comme beaucoup de ces assertions, il y a du vrai là-dedans. Dans les épidémies de choléra du XIXème siècle, l’importance des barrières de classe a été suffisamment dramatique pour engendrer la naissance d’un mouvement public d’assainissement et de santé qui a perduré jusqu’à nos jours. Que ce mouvement ait été conçu pour protéger tout le monde ou seulement les classes supérieures n’était pas toujours clair. Mais aujourd’hui, les effets et impacts des différences de classe et sociales racontent une autre histoire. Les impacts économiques et sociaux sont filtrés à travers des discriminations «coutumières» qui sont partout en évidence. Pour commencer, la main-d’œuvre qui devrait prendre en charge le nombre croissant de malades est généralement fortement genrée, racialisée, et ethnicisée dans la plupart des régions du monde. Le même profil de main-d’œuvre se retrouve dans les aéroports et d’autres secteurs logistiques.
Cette «nouvelle classe ouvrière» porte le poids d’être la plus exposée au risque de contracter le virus par le biais de son emploi, ou d’être licenciée sans ressources à cause du ralentissement économique imposé par le virus. Il y a, par exemple, la question de savoir qui peut travailler à la maison et qui ne peut pas. Cela accentue le fossé sociétal tout comme la question de savoir qui peut se permettre de s’isoler ou de se mettre en quarantaine (avec ou sans salaire) en cas de contact ou d’infection. De la même manière, les tremblements de terre au Nicaragua (1973) et à Mexico (1995) étaient des «séismes de classe». Ainsi, les progrès du COVID-19 présentent les caractéristiques d’une pandémie de classe, genrée et racialisée. Alors que les efforts de mitigation sont commodément enveloppés dans la rhétorique du «nous sommes tous dans le même bateau», les pratiques, en particulier des gouvernements nationaux, suggèrent des motivations plus sinistres. La classe ouvrière contemporaine aux USA (composée principalement d’Afro-américain·es, de Latin@s et de femmes salariées) sont confrontées au choix infernal entre la contamination au nom du soin et du maintien des lieux-clés (comme les épiceries) ouverts et le chômage sans indemnités ni avantages (comme des soins de santé adéquats). Les salariés (comme moi) travaillent à domicile et touchent leur salaire comme d’habitude tandis que les PDG batifolent en jets privés et en hélicoptères.
Dans la plus grande partie du monde, la main-d’œuvre a longtemps été socialisée se manière à se comporter comme de bons sujets néolibéraux (à savoir s’en prendre à soi-même ou à Dieu en cas de problème, sans jamais s’aventurer à suggérer que le capitalisme pourrait être le problème). Mais même de bons sujets néolibéraux peuvent voir qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans la façon dont cette pandémie est traitée.
La grande question est : combien de temps est-ce que ça va durer ? La crise pourrait durer plus d’un un an et plus elle se prolonge, plus la dévaluation, y compris des classes laborieuses, est importante. Les niveaux de chômage atteindront presque certainement des niveaux comparables à ceux des années 1930 en l’absence d’interventions massives de l’État qui devront aller à contre-courant de la doxa néolibérale. Les conséquences immédiates pour l’économie ainsi que pour la vie sociale de tous les jours sont multiples. Mais elles ne sont pas toutes négatives. Dans la mesure où le consumérisme contemporain devenait excessif, il frôle ce que Marx décrivait comme «surconsommation et consommation insensée, entraînant, par sa dérive vers le monstrueux et le bizarre, l’effondrement» de tout le système. Le caractère insouciant de cette surconsommation a joué un rôle majeur dans la dégradation de l’environnement. L’annulation des vols des compagnies aériennes et la réduction radicale des transports et des mouvements ont eu des conséquences positives pour ce qui est des émissions de gaz à effet de serre. La qualité de l’air à Wuhan s’est améliorée, comme c’est également le cas dans de nombreuses villes usaméricaines. Les sites écotouristiques auront le temps de se remettre des piétinements des hordes de visiteurs. Les cygnes sont revenus dans les canaux de Venise. Dans la mesure où le goût pour le surconsommation téméraire et insensé est freiné, il pourrait y avoir des avantages à long terme. Moins de morts sur le mont Everest, ça pourrait être une bonne chose. Et si personne ne le dit à haute voix, le parti pris démographique du virus peut finir par affecter les pyramides des âges avec des effets à long terme sur les charges de la sécurité sociale et l’avenir de «l’industrie des soins». La vie quotidienne ralentira et, pour certaines personnes, ce sera une bénédiction. Les règles de distanciation sociale [expression erronée, de fait il s’agit de distanciation physique allant de pair avec un rapprochement social, NdT] suggérées pourraient, si l’urgence persiste suffisamment longtemps, entraîner des changements culturels. La seule forme de consumérisme qui bénéficiera presque certainement est ce que j’appelle l’économie «Netflix», qui s’adresse de toute façon aux «accros».
Sur le front économique, les réponses seront conditionnées par la manière dont on est sorti de la crise de 2007-2008. Cela a impliqué une politique monétaire ultra-accommodante pour sauver les banques, complétées par une augmentation spectaculaire de la consommation productive et une expansion massive des investissements dans les infrastructures en Chine. Cette formule ne peut être répétée sur l’échelle requise. Les plans de sauvetage mis en place en 2008 se sont concentrés sur les banques mais ont également entraîné la nationalisation de facto de General Motors. Il est peut-être significatif que, face au mécontentement des travailleurs et à l’effondrement de la demande du marché, les trois grandes entreprises automobiles de Detroit soient en train de fermer leurs portes, du moins temporairement.
Si la Chine ne peut répéter son rôle de 2007-2008, le fardeau de la sortie de la crise économique actuelle se déplace maintenant vers les USA et voilà l’ironie ultime : les seules politiques qui fonctionneront, tant économiquement que politiquement, sont bien plus socialistes que tout ce que Bernie Sanders pourrait proposer et ces programmes de sauvetage devront être initiés sous l’égide de Donald Trump, vraisemblablement sous le masque de Making America Great Again, Rendre sa grandeur à l’Amérique..
Tous les républicains qui se sont opposés si viscéralement au sauvetage de 2008 devront avaler chapeau ou défier Donald Trump. Ce dernier, s’il est sage, annulera d’urgence les élections et déclarera l’instauration d’une présidence impériale pour sauver le capital et le monde de « l’émeute et de la révolution ».