General

Uruguay : feuilles de route pour les secteurs populaires

Jorge Zabalza 24/03/2020
À la mémoire du Piffi Cámera et d’Alberto Melgarejo, frères de lutte*

Tradotto da Fausto Giudice
Dès les premiers jours [de formation du nouveau gouvernement de droite, NdT] le tableau a été clair : chambres patronales, police, forces armées, comité central israélite et église catholique, les forces vives alignées derrière « leur » gouvernement. Centralisation politique des pouvoirs de fait. Personne ne peut avoir aucun doute sur qui gouverne et qui est gouverné. Les invités spéciaux à la cérémonie de prise de fonction, Piñera, Bolsonaro et Duque, indiquent comment Lacalle Pou entend gouverner.
Il y a deux siècles, les Anglais ont vendu la liberté de commerce aux Créoles et en ont fait leurs intendants, les administrateurs de leur capitalisme. Puis, au siècle dernier, au nom de la liberté et de la démocratie, les USA ont parsemé de dictatures l’Amérique pauvre. Maintenant, il semble que la liberté sera la marque du gouvernement de Lacalle Pou, son but étant de nous faire croire que nous serons plus libres, même si nous sommes obligés de présenter notre carte d’identité sans protester.
La dette extérieure et les nouvelles zones franches nous rendent de plus en plus dépendants du capital financier, autrement dit de la piraterie internationale. La concentration de la propriété foncière ne sera pas du tout arrêtée et davantage de personnes seront expulsées des campagnes. Tout comme cela se faisait auparavant devant Bush et Obama, Soros et Rockefeller, maintenant d’autres pantalons sont baissés devant Trump.
Tant qu’il continuera à avoir des administrateurs fidèles, quel que soit leur parti, le capital continuera à exproprier le travail et ce sera le processus fondamental de la société uruguayenne, même si les expropriés défilent à cheval, criant en chœur avec leur patron des slogans has been.
Que peut-on attendre de la liberté illimitée des renards et des renardeaux dans le poulailler ? Les discours de passation de pouvoir et le projet de loi à examiner d’urgence suent les mauvaises intentions. Certains gorilles les exhibent en public, sans aucune pudeur, tandis que d’autres se déchaînent ou montrent les crocs comme si de rien n’était. La coalition est clairement le groupe le plus réactionnaire sur le plan politique. Il n’y a rien à en attendre. Nous devons donner des signes que nous ne sommes pas prêts à nous faire écraser. Comme l’ont fait les syndicalistes de l’ADES (Association des enseignants du secondaire de Montevideo) et de la FENAPES (Fédération nationale des enseignants du secondaire).
Le soleil maçonnique [du drapeau uruguayen, NdT] a été échangé contre le blason de ceux qui ont trahi l’artiguisme** mais, néanmoins, seule la façon de gouverner a changé, l’essence du système est restée la même depuis des siècles. La violence patriarcale continuera de sévir dans les foyers, les emplois et les espaces publics. Le capitalisme et ses administrateurs continueront à nier catégoriquement l’égalité et les femmes continueront à être attaquées de nombreuses manières subtiles, symboliques, légales et physiques. Les disparus resteront disparus et les torturés tomberont sur leurs tortionnaires au coin de la rue. Rien n’indique que, de manière surprenante, la vitesse de tortue de la recherche institutionnelle de la Vérité et de la Justice va maintenant augmenter. Rien ne laisse penser que l’agrobusiness cessera de prospérer en aspergeant de glyphosate les femmes, les enfants et les travailleurs de Canelones et d’autres départements de culture de soja. Le problème du logement pour les secteurs marginalisés et la question des familles jetées dans les bidonvilles ne semblent pas être une solution urgente.
Les cœurs se préparent à la lutte pour l’éducation publique et son autonomie, pour le monopole étatique de la production de carburant, et pour ne pas perdre les droits des citoyens en se promenant sans carte d’identité ou la condition humaine du fait avoir commis un délit et d’être emprisonné. La menace de tempêtes qui assombrissent l’horizon ne peut que réveiller des traditions de lutte et de résistance en sommeil. L’image est celle d’une lutte des classes en surchauffe. À Fuenteovejuna, se mijotent à feu lent des formes d’opposition aux illusions du néolibéralisme. Vous allez devoir réprimer tout un peuple, Monsieur le Président. 
Éduqués, armés et technicisés par le progressisme au pouvoir jusqu’à la semaine dernière, les policiers d’aujourd’hui avancent sur le même chemin qui a conduit à l’assassinat de Guillermo Machado le 16 juillet 1989, en pleine démocratie de printemps. Nous allons pleurer les manifestants rendus aveugles ou ceux tués par des « munitions non létales » : quel autre sens a eu le déploiement quasi-militaire du dimanche 8 mars ?
On peut également soupçonner que la déclaration de guerre aux « repaires de free base et de crack » s’inscrit dans une stratégie plus large, qui vise à installer le principe d’autorité dans les banlieues urbaines. En bref, la même ligne appliquée par Gustavo Leal et Eduardo Bonomi***, désormais aggravée par des gâchettes et des matraques plus faciles. Le message clair donné par les opérations de ratissages au peigne fin effraie et inquiète toute la population. Lorsque la démocratie représentative et électorale ne permet pas à ses désirs et aspirations de s’exprimer librement, la classe dirigeante aura de nouveau recours au bras long de son État de droit. En fin de compte, c’était l’une des principales raisons du coup d’État militaire de 1973.
Dans le pays des amortisseurs (Don Carlos Real de Azúa**** dixit), il y a toujours des négociateurs chevronnés et des pompiers prêts à fournir leurs services et à canaliser les demandes et les revendications des secteurs populaires dans les couloirs du parlement. Il s’agit de concilier l’inconciliable. Ils se précipitent à la rescousse de la démocratie libérale de l’Uruguay, la meilleure du monde selon le poète de la science politique, mon ami Fito Garcé. Dans quelle démocratie vivent les familles exclues des plans de logement, celles qui sont obligées de défier les éléments pour se battre pour un foyer pour leurs fils et leurs filles ?
Un vrai poème que cette démocratie libérale de très haute qualité qui ne s’intéresse pas à l’Uruguay du million de pauvres qui nourrit les privilèges du 1%, celui de la faim d’un toit et de justice sociale, du manque de travail et des retraites de misères, du féminicide, de la discrimination, du racisme et de l’homophobie, de la jeunesse crackeuse, de la férocité des crimes de rue , des écoliers qui n’apprennent pas et des contremaîtres qui disciplinent les prolos à la chicote.
Le pari d’humaniser cette démocratie boiteuse et sauvage, dont ils fantasment tant sur la qualité, est le soutien de la thèse de l’ « « opposition responsable», faite de progressisme, ou de « régressisme », comme l’appelle le camarade Ricardo Viscardi. Parmi les voiles de la fantaisie, on devine l’objectif ambitieux et réaliste (très réaliste) de gagner les élections en 2024 et de récupérer l’us et abus de l’appareil d’État.
Les parlementaires et les leaders du progressisme abhorrent les histoires de protestation et de résistance dans les espaces ouverts, où peuvent se développer les mêmes idées transformatrices qui fleurissent sur l’ Alameda de Santiago et à El Alto, le faubourg indien de La Paz.
Il faut s’attendre à ce que le « régressisme » fasse jouer sa grande influence sur les organisations populaires pour empêcher la lutte politique de se déplacer sur les places et les avenues de l’Uruguay. Est-ce que ça se jouera dans le monde formel du parlement, où l’on dit une chose et son contraire, ou bien dans la rue, dans le monde réel, dans le monde des vérités essentielles ? Qui définit le scénario dans lequel se jouera le parti contre le néolibéralisme ? Ce ne seront certainement pas les philosophes du spectacle télévisuel ni nous, les aspirants révolutionnaires, contraints de jouer dans des espaces réduits.
Ce qui sera décisif, ce sera l’option que fera le mouvement de masse des secteurs populaires : il devra décider entre soutenir fidèlement les prédicateurs de l’électoralisme ou se battre sur les places et les avenues, pacifiquement, mais avec beaucoup de décision et de fermeté, comme l’a fait le mouvement féministe dimanche dernier, comme le feront les gens et les Membres es familles (des disparus) le 20 mai prochain. L’injustice et la violence viennent toujours d’en haut.
NdT
* À notre demande concernant l’identité du Piffi Cámera, l’auteur nous a répondu ce qui suit : « William Cámera, connu sous le nom de « Piffi » parmi les prisonniers politiques, était un militant syndical de base qui, en 1969, a rejoint le MLN (Tupamaros) comme tant de jeunes en Uruguay à l’époque. Sa faim de justice sociale était la faim générale en temps de pandémie révolutionnaire, il était aussi solidaire et militant que n’importe qui, il ne se distinguait par rien de particulier, mais nous l’aimions tous. Je veux garder dans ma mémoire l’image de ce grand camarade. Lui dédier un article dans la semaine de sa mort, était la moindre des choses ». Alberto Melgarejo, militant de longue date du Congrès des travailleurs du textile (COT), a été l’un des fondateurs de la Plénière intersectorielle des travailleurs – Convention nationale des travailleurs (PIT-CNT) en 1964. Il a ensuite été secrétaire de l’Organisation nationale des associations de retraités et de pensionnés d’Uruguay (ONAJPU). Il est mort en 2017.
**Artiguisme : corpus idéologique du « père fondateur » de la République oriental de l’Uruguay, José Gervasio Artigas (1764-1850), un républicanisme égalitaire, laïc et social fortement inspiré de Thomas Paine et Jean-Jacques Rousseau. L’ex-général Manini a créé, pour se présenter à l’élection présidentielle de 2019, rien moins que le Mouvement social artiguiste, qui n’a rien de social ni d’artiguiste.
***Eduardo Bonomi, ancien Tupamaro, a été plusieurs fois ministre, notamment de l’intérieur, dans les gouvernement de gauche. Gustavo Leal, sociologue, a été son conseiller.
****Carlos Real de Azúa (Montevideo, 1916–1977) avocat, essayiste, historien, professeur et critique littéraire, considéré comme l’initiateur le plus important de la science politique en l’Uruguay. Auteur de l’inoubliable livre posthume Uruguay: ¿una sociedad amortiguadora?(Uruguay, une société à amortisseurs ?) (1985)