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L’histoire de la naissance du justicialisme italien : des Mains propres aux populistes en passant par les Farandoles*

Paolo Persichetti 14/02/2020
C’est avec le référendum de 1987 sur la responsabilité civile des magistrats que l’action du pouvoir judiciaire devient l’un des thèmes centraux de la lutte politique. Après une décennie de consensus quasi unanime autour de la gestion de “l’urgence judiciaire” contre les mouvements sociaux et les groupes de la gauche révolutionnaire armée, le rôle de premier plan joué par le système judiciaire commence à être remis en question.

Tradotto da Fausto Giudice
L’ « affaire Tortora »** brise l’unanimité du système politique face à une poursuite pénale, qui avait déraillé par rapport à la délégation reçue pour la répression des seuls groupes antisystème. Cependant, ces tentatives d’entrave au pouvoir judiciaire ne l’affaiblissent pas : en trouvant un ancrage solide dans une partie du système politique (le PCI), celui-ci peut accroître son propre bagage de légitimité sociale en s’érigeant comme la seule institution intègre du pays, après l’effet domino dévastateur provoqué par la chute du mur de Berlin sur les fondements de la Première République. Ce n’est pas un hasard si la centralité de l’action pénale s’affirme définitivement dans la décennie suivante avec le début du cycle d’enquêtes appelé “Mains propres”, pour rester dans les vingt années qui suivent le pivot autour duquel s’articulent l’agenda politico-institutionnel et les répertoires idéologiques des nouvelles formations politiques populistes qui se succèdent entre-temps : Ligue (d’abord lombarde, puis du Nord), Farandoles, Italie des valeurs, Peuple violet, Révolution civile, Frères d’Italie, Mouvement cinq étoiles.
Judiciarisation de la société
Pour décrire cette nouvelle réalité, un néologisme, la judiciarisation, phénomène décrit par des auteurs tels que Neal Tate et Torbjorn Vallinder dans un livre de 1995, The Global Expansion of Judicial Power (L’expansion mondiale du pouvoir judiciaire), qui a fait école, puis diffusé en Europe par les travaux d’Antoine Garapon et Denis Salas. Les racines italiennes de la judiciarisation remontent aux années 1960, lorsque les portes du système judiciaire se sont ouvertes à des classes sociales auparavant exclues, encourageant le rajeunissement de la culture juridique. C’est alors que la non-application d’une grande partie des dispositions constitutionnelles, gelée par un arrêt de la Cour de cassation dans les années où celle-ci jouait le rôle de suppléant de la Cour constitutionnelle non encore instituée [elle l’a été en 1955, NdT], a été remise en cause. La Cour suprême avait divisé la constitution en règles immédiatement applicables et en règles programmatiques que le législateur devait compléter plus tard. Parmi ces dernières figuraient les parties les plus innovantes en matière et de questions économiques et sociales et de droits.
Afin de changer cette situation, le courant de gauche de la magistrature a commencé à élaborer la « théorie de l’ingérence », par laquelle – comme le raconte Giovanni Palombarini dans son Giudici a sinistra [Juges à gauche], de 2000 – on tente de rétablir l’intégralité du dictamen constitutionnel par un recours à l’interprétation et aux sources qui reconnaît un caractère immédiatement normatif à l’ensemble de la Constitution. La réintégration du dictamen constitutionnel avec les instruments de la « création juridique », face à l’inertie ou au sabotage législatif des politiciens, fait apparaître une conception novatrice du rôle du magistrat comme « gardien de la Constitution » : non plus un simple organe bureaucratique asservi aux hiérarchies de l’État-appareil, mais « un sujet institutionnel indépendant, fonctionnant comme un moment de connexion entre l’État et la société civile ». Cette nouvelle fonction interventionniste, par opposition à la vieille image conservatrice de la caste chargée de protéger les intérêts les plus forts et de sauvegarder l’idéologie dominante, a atteint sa maturité vers le milieu des années soixante-dix.
La répression émancipatoire
C’est la décennie au cours de laquelle s’affirme le singulier oxymore idéologique de la répression émancipatrice, le magistrat se présente comme une avant-garde politique qui interprète les besoins de la société civile, démystifie les valeurs et les privilèges des classes dominantes, protège les moins nantis des abus et travaille à la réalisation d’une voie judiciaire pour la construction d’une société plus juste. Le vieux révolutionnaire professionnel passe la main à la profession de magistrat, une contradiction en termes qui rétablit des formes de moralisme éthique de l’État et de la justice, , conduisant d’ailleurs à l’inversion du rapport entre constitution matérielle et constitution juridique, de manière à faire croire – par exemple – que le Statut des travailleurs était le résultat de l’action des « magistrats de combat » et non des luttes des travailleurs.
Dans la deuxième partie des années 1970, face à la contradiction introduite par la dynamique sociale des mouvements révolutionnaires, la bataille pour abolir la survivance des lois et des codes archaïques hérités de l’ancien Statut albertin*** ou fasciste pour les remplacer par les règles non appliquées de la Constitution s’est épuisée. Les fondements de la défense des droits, des garanties et des objectifs d’innovation sociale s’effritent au profit d’une revalorisation et d’un renforcement de la législation fasciste, qui sanctionne les crimes politiques et soumet les libertés publiques à un État policier. Pour la conception critique et garante originelle de la fonction jurisprudentielle, c’est un de profundis qui résonne, comme l’avait expliqué Luciano Violante, magistrat passé à la politique, sur L’Unità du 27 septembre 1979 : « La jurisprudence alternative pouvait en soi avoir un sens de rupture il y a dix ans, mais aujourd’hui ? »
La délégation totale que le monde politique avait accordée au pouvoir judiciaire pour liquider militairement la dissidence des mouvements les plus radicaux, conduit à l’affirmation du « juge shérif ». Dans les années 90, le processus de légitimation sociale qui investit une magistrature de plus en plus combattante, qui sort des tribunaux et descend – comme les généraux putschistes dans la rue, sur les lieux de travail, dans les écoles, fait remonter à la surface la perception des énormes espaces que l’action pénale peut ouvrir devant elle. La théorie « du pouvoir judiciaire comme substitut en cas d’absence ou de carences de pouvoir législatif » prend forme : la magistrature revendique pour elle-même un rôle politique décisif et une compétence illimitée qui sape les paramètres classiques de la tripartition des pouvoirs. Ainsi se termine la parabole commencée des décennies plus tôt. Face à l’affirmation du caractère central et institutionnel de l’État, l’implantation de la théorie de l’ingérence conçue au départ avec des intentions progressistes débouche sur son contraire : un appareil conceptuel efficace utilisé pour définir des modèles de régulation disciplinaire de la société.
NdT
*Justicialisme : terme inventé par le colonel argentin Perón pour désigner son parti et son idéologie, tentative (avortée à ce jour) de créer un mouvement « national-populiste ». En Italie, ce terme a été utilisé au départ par les médias pour (dis)qualifier les magistrats partisans d’une justice efficace contre la criminalité en col blanc, en particulier la corruption des politiciens bénéficiant d’impunité, et censés être opposés au « garantisme » (protection constitutionnelle des droits de l’individu). C’est la dénonciation de cet amalgame médiatique par le procureur général de Milan, Francesco Saverio Borrelli, en 2002 qui fut à l’origine du mouvement des « girotondi » (voir ci-dessous.
* Mani pulite, « Mains propres », désigne une série d’enquêtes judiciaires lancées en 1992 et visant des personnalités du monde politique et économique italien. Ces enquêtes mirent au jour un système de corruption et de financement illicite des partis politiques surnommé Tangentopoli (Bakchichville)). Des ministres, des députés, des sénateurs, des entrepreneurs et même des ex-présidents du conseil furent impliqués.
Les enquêtes furent initialement confiées à une équipe du parquet de Milan (composée des magistrats Antonio Di Pietro, Piercamillo Davigo, Francesco Greco, Gherardo Colombo, Ilda Boccassini et sous la direction du Procureur Général Francesco Saverio Borrelli et de son adjoint Gerardo D’Ambrosio) puis élargies à tout le pays. Elles donnèrent lieu à une grande indignation de l’opinion publique et révolutionnèrent la scène politique italienne, provoquant la disparition de partis historiques comme la Démocratie chrétienne (DC), le Parti socialiste italien (PSI), le Parti socialiste démocratique italien (PSDI) et le Parti libéral italien (PLI). Le juge Antonio Di Pietro a fondé en 2000 le parti Italie des valeurs, allié libéral-réformateur de l’ex-PCI et a été ministre des Infrastructures du gouvernement Prodi de 2006 à 2008.
Les girotondi (farandoles, rondes) ont été un mouvement éphémère (janvier 2002-février 2003) de défense des institutions républicaines (justice, médias d’État etc.) menacées par Berlusconi, alors au pouvoir, qui a été récupéré et étouffé par les démocrates de gauche (ex-communistes, aujourd’hui « démocrates » tout court). Sa figure de proue fut le cinéaste Nanni Moretti. Un bon résumé du mouvement en français se trouve ici. Le mouvement actuel des sardines en semble sous bien des aspects un remake .
**Enzo Tortora (1928-1988) fut un célèbre présentateur de télévision accusé de trafic de stupéfiants par des camorristes repentis, condamné à 10 ans de prison puis acquitté par la Cour d’appel de Naples. Son affaire conduisit au référendum sur la responsabilité civile des magistrats de 1987, qui a aboli la disposition de loi établissant l’impunité des magistrats en cas d’erreur judiciaire, mais la redevabilité des magistrats reste pratiquement virtuelle.
***Statut albertin : loi fondamentale du royaume de Savoie édictée par le roi Charles-Albert en 1848, devenue loi fondamentale du Royaume d’Italie en 1861 et en vigueur jusqu’en 1946.