Inde : le BJP a délibérément laissé brûler Delhi
The Wire 26/02/2020 |
Un éditorial du site ouèbe indien The Wire, l’un des meilleurs de l’Inde, sur les émeutes antimusulmanes qui ont fait 27 morts en trois jours à Delhi, la capitale de l’Union
Tradotto da Fausto Giudice
Depuis trois jours, le nord-est de Delhi est sous l’emprise de justiciers armés mobilisés par les politiciens de la Hindutva pour attaquer et terroriser ceux qui protestent contre l’Amendement à la loi sur la citoyenneté (CAA). Compte tenu de la nature des foules et de leurs chefs, la violence a rapidement perdu toute prétention à un motif « politique » et s’est transformée en une violence communautariste brute et généralisée contre les musulmans.
Le chaos total et l’anarchie qui ont régné sans partage sous les yeux du gouvernement central de Narendra Modi – qui contrôle l’ordre public dans la capitale nationale – ont fait au moins 21 morts, dont un policier, et plusieurs centaines de blessés. Des travailleurs ordinaires – hindous et musulmans – sont morts dans ce chaos orchestré.
Il ne fait aucun doute que l’ultimatum lancé dimanche par le chef du parti Bharatiya Janata, Kapil Mishra, aux manifestants anti-CAA de nettoyer les rues du nord-est de Delhi ou de faire face à des conséquences désastreuses a été le déclencheur immédiat de la violence. Mais il y a aussi des facteurs sous-jacents plus profonds – institutionnels et politiques – qui ont contribué à pousser Delhi dans l’abîme.
Le premier et le plus évident de ces facteurs est le parti pris de la police de Delhi, encouragée et soutenue en grande partie par le soutien du BJP au pouvoir central. Des campus universitaires aux rues, la police de Delhi a désormais l’habitude de se tenir à l’écart et de se contenter d’observer les déchaînements de foules dont l’agenda politique est en accord avec celui du BJP.
Les citoyens ordinaires, en particulier les musulmans – les principales cibles de la politique de polarisation du parti au pouvoir autour de la question de la citoyenneté – ne peuvent s’attendre à aucune aide de la part de ces forces de l’ordre partisanes. Comme dans d’autres épisodes de violence récents à Delhi, ici aussi, au lieu de protéger les personnes vulnérables, la police a pu être vue en train de soutenir les foules Hindutva dans leurs attaques contre les musulmans. Le fait que l’intervention de la Haute Cour de Delhi ait été nécessaire pour que la police accepte de mettre les victimes de la violence en sécurité en dit long dans l’ordre de l’effroyable.
Le manquement continu au devoir sans crainte de sanctions a créé une situation qui serait alarmante pour toute nation civilisée. Les images qui inondent les écrans de télévision depuis quelques nuits, ainsi que les rapports des journalistes de nombreuses organisations qui ont tous été victimes des attaques bestiales de la foule, rappellent de sombres souvenirs de 1984 – la dernière fois que Delhi a connu une telle violence communautariste organisée – ou de 2002, lorsque l’État du Gujarat sous Narendra Modi a brûlé pendant des semaines.
Deuxièmement, le rôle des dirigeants du BJP et de la Sangh parivar* tout au long de cette période a été répréhensible. À part Kapil Mishra, les députés et les fonctionnaires du parti ont soit ouvertement incité à la haine anti-musulmane, soit aidé à diaboliser les manifestations anti-CAA – qui ont toutes été pacifiques – en les qualifiant d’antinationales. Alors que le ministre de l’Intérieur de l’Union, Amit Shah, est aux abonnés absents, le vice-ministre de l’Intérieur a maintenant les yeux rivés sur les médias – exigeant des mesures contre les plateformes d’information dont les rapports sur la violence se sont révélés embarrassants pour le gouvernement.
Malheureusement, le parti Aam Aadmi (AAP), qui a remporté un succès écrasant contre le BJP dans les élections de l’assemblée de Delhi le 8 février (62 sièges sur 70), n’a pas non plus été à la hauteur de la situation. Il est vrai que l’ordre public n’est pas entre les mains du gouvernement de l’État. Mais plutôt que de marquer leur présence dans les quartiers en conflit de la ville, les dirigeants de l’AAP ont semblé disparaître de la scène. Il aurait été bon que le Premier ministre de Delhi, Arvind Kejriwal, envoie ses députés dans les zones déchirées par les conflits où les gens cherchaient désespérément de l’aide.
L’image du Premier ministre aux côtés de son adjoint, Manish Sisodia, rendant hommage au Mahatma Gandhi à Rajghat a ajouté une insulte supplémentaire à la blessure. Plutôt que d’adopter une position proactive, l’AAP a choisi de se retirer dans l’ombre pendant que Delhi brûlait.
Il est certain que la position de retrait de l’AAP a peu de poids par rapport à la culpabilité directe du BJP. Personne ne devrait se voiler la face : les émeutes communautaristes de Delhi de 2020 sont le produit de tentatives délibérées de polariser le pays sur des bases religieuses. La direction du parti et ses gouvernements au Centre et dans des États comme l’Uttar Pradesh ont, directement et indirectement, alimenté la haine contre les musulmans. Le Premier ministre Narendra Modi, qui a accueilli le président usaméricain Donald Trump pendant que Delhi brûlait, a finalement gazouillé un appel tiède à la « paix et à l’harmonie” » ce mercredi.
Compte tenu de l’histoire de Delhi, et de Modi, le silence de ce dernier pendant trois jours dit tout.
NdT
La Sangh Parivar (famille de l’association en hindi) est une « famille » d’organisations, dont certains partis politiques, qui préconisent l’idéologie de l’Hindutva, un mouvement nationaliste indien qui utilise fortement les symboles de l’hindouisme en les mêlant à l’idéologie d’origine occidentale du nationalisme. Son origine est liée à la lutte pour l’indépendance de l’Inde de la fin du XIXe siècle, contre l’Empire britannique et contre les Musulmans. Les organisations de la Sangh sont classées sur la droite de l’échiquier politique. Les plus importantes organisations de la Sangh sont : le Bajrang Dal (BD), le Bharatiya Janata Party (BJP), la Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) inspirée du Lebensborn nazi], le Shiv Sena et le Vishwa Hindu Parishad (VHP).