General

Inde : du film Shikara au sit-in de Shaheen Bagh, un récit commun de douleur et de désir

Avijit Pathak 26/02/2020
L’auteur, professeur de sociologie à l’université Jawaharlal Nehru de Delhi, est un Hindou qui ne se reconnaît pas dans la version fascisante de l’hindouisme que Narendra Modi et son parti le BJP mettent en œuvre en Inde, dont la dernière mesure est l’amendement à la Loi sur la citoyenneté, qui menace de priver de leur citoyenneté les Indiens musulmans.

Tradotto da Fausto Giudice
Dans le texte ci-dessous, il établit un lien entre le film « Shikara », qui raconte l’exode des Pandits (brahmanes) hindous du Cachemire sous occupation indienne en 1990 et le sit-in permanent de protestation, déclenché depuis décembre dernier par l’amendement Modi, à Shaheen Bagh (Le Jardin des faucons), dans la banlieue sud de Delhi, un quartier créé dans les années 1980 par Shariq Ansarullah et dont le nom est tiré d’un poème de Mohammad Iqbal de 1935, dans le recueil Bal-e-Jibril (L’Aile de Gabriel) : « Tu Shaheen hai, parwaz hai kaam tera, tere samne asman aur bhi hain » (Tu es un faucon, ta tâche est de voler; devant toi il y a aussi d’autres cieux à parcourir).-FG
Le fim « Shikara » et les protestations à Shaheen Bagh : ces deux expériences politico-esthétiques frappent au cœur de la violence en jeu aujourd’hui et offrent un espoir.
Je ne suis pas un Pandit du Cachemire, ni un musulman.
Pourtant, comme j’aime à le croire, ce qui nous rend vraiment humains, c’est notre capacité à transcender les contraintes des frontières qui nous limitent, à activer le pouvoir thérapeutique de l’empathie et à comprendre les récits communs d’espoir et de trahison, de douleur et de désir, d’aspirations et de luttes. Ainsi, je comprends ce que signifie être musulman à une époque où le discours dominant du nationalisme hindouiste majoritaire vise à humilier et à stigmatiser les minorités.
Avec leur douleur psychique et existentielle, je me trouve moi aussi blessé. Et c’est précisément la raison pour laquelle chaque histoire de douleur et d’humiliation vécue par les pandits cachemiris déplacés me pèse également.
En fait, la prise de conscience de la douleur et la quête de guérison collective qui en résulte nous amène à dépasser la politique du jeu « c’est pas mois, c’est l’autres » et la psychologie de la vengeance.
Ces derniers temps, je suis passé par ce processus de brassage intérieur à travers deux expériences politico-esthétiques : le visionnage de Shikara, un film basé sur l’exode traumatique des Pandits du Cachemire de la vallée ; et ma contemplation constante de Shaheen Bagh comme site de l’art de la résistance contre le caractère discriminatoire de l’amendement de la loi sur la citoyenneté (CAA) de 2019.
Shikara : Le pouvoir de guérison de l’amour
Je ne peux pas nier que j’étais initialement sceptique quant à la Shikara de Vidhu Vinod Chopra.
Je pensais qu’il devait y avoir un motif commun – un dispositif Hindutva – qui se cachait sous la réalisation du film. Je me suis demandé : à une époque où la suspension de l’article 370 de la Constitution [stipulant une certaine autonomie du Cachemire indien] et la suspension des droits fondamentaux des Cachemiris ordinaires ont porté atteinte à la perception que l’Inde a d’elle-même en tant que nation laïque, un film sur l’exode massif des pandits cachemiris est-il une sorte de tentative de rééquilibrage ?
S’agit-il d’une tentative de faire passer le message que les musulmans cachemiris méritent cette attaque car ils n’ont pas été assez gentils avec leurs voisins hindous ? S’agit-il d’un nouvel effort pour répandre le poison de l’islamophobie ? 
Pourtant, j’ai cherché à désapprendre mes idées préconçues. J’ai décidé de ne lire aucune critique du film avant de le regarder.
Comme je n’avais pas le fardeau de jouer le rôle d’un historien ou d’un critique de cinéma, mon cœur communiquait avec mon intellect, et ma sociologie politique ne m’empêchait pas d’être touché émotionnellement par la poésie de la douleur, du désir et de l’amour que Chopra offre en tant que cinéaste sensible.
Eh bien, on peut dire que Chopra n’a pas su saisir la rigueur d’une histoire sociopolitique complexe et à plusieurs niveaux qui a provoqué un tel mécontentement au sein de la communauté musulmane du Cachemire, qui a conduit à la montée d’une politique militante et extrémiste et qui a perturbé la possibilité pour les deux communautés de vivre en coexistence pacifique.
On peut également affirmer que Chopra a échappé à l’emprise de questions politiques difficiles et que son rêve poétique de bonté humaine, même dans l’obscurité, fait du film une histoire d’amour de plus. Je sais qu’il court le risque d’être condamné aussi bien par les pandits cachemiris en colère que par les musulmans cachemiris.
Il pourrait être accusé de banaliser la dureté de la politique par un conte romantique.
Cependant, malgré ces limites, Shikara, je dois le dire, a touché ma fibre sensible, a adouci mon âme. En sortant du cinéma, je me sentais le cœur lourd.
C’était thérapeutique de réaliser que mes larmes n’avaient pas séché, et j’ai réalisé une fois de plus le vide de la politique du jeu des reproches (« c’est pas moi, c’est l’autre »). J’ai ressenti la puissance de l’amour sans laquelle il est impossible de guérir la blessure causée par la violence de l’extrémisme, de la politique communautaire basée sur l’identité, du militarisme et du nationalisme majoritaire. 
À travers les yeux de Shanti (une performance impressionnante de Sadia), j’ai vu la Vallée – j’ai senti sa métamorphose, passant du rythme de la simplicité et de l’unité dans un paysage d’une beauté étonnante au bruit déchirant des bombes et des fusils. J’ai ressenti la psychologie de la peur ; j’ai ressenti la douleur de la perte du syncrétisme culturel (en fait, sa cérémonie de mariage révèle le caractère naturel de cette fusion culturelle). Sa grâce féminine et sa force d’âme donnent à son mari, Shiv (Aadil Khan), la force de conserver son moi poétique, ou sa capacité à conserver son rêve de paix et sa nostalgie du foyer perdu.
Leur voyage vers le camp de réfugiés de Jammu m’a rappelé les histoires de Manto, de Saadat Hasan. On comprenait la signification de la rupture de confiance, le traumatisme psychique de la perte du foyer et la douleur d’être transformé, d’âme humaine, en catégorie sans visage ou abstraite dans un registre officiel. J’ai entendu le cri de tous les réfugiés, indépendamment de leur couleur, de leur race et de leur religion.
Et la caractérisation de Latif (Zain Durrani) – l’ami de Shiv – m’a fait voir un “extrémiste” non pas comme un démon, mais comme un être humain tourmenté par l’amour et le désir, des rêves brisés et une colère mal dirigée.
C’est la perte de son père – un leader politique tué par la police – qui change la trajectoire de vie de ce jeune joueur de cricket dynamique. Il devient un “extrémiste”. La politique violente de la vengeance enracinée dans le conflit binaire hindou-musulman devient son nouveau mantra. Pourtant, Chopra nous permet de le voir, pas seulement à travers les yeux de l’armée indienne. Nous ressentons sa vulnérabilité humaine.
Il n’oublie jamais Shiv et Shanti. En fait, lorsqu’on voit les derniers moments de détention de Latif, et son visage souriant lorsque le responsable de l’armée amène Shiv près de lui pour obtenir des informations, on ne peut pas haïr Latif – on comprend seulement comment une société malade de sa politique de division provoque cette tragédie. 
Violence, effusion de sang, perte du foyer, lutte quotidienne : au milieu de la misère des Pandits du Cachemire déplacés, Shiv et Shanti continuent de vivre dans la douleur et le désir. Le temps passe et, après une tragédie, Shiv est laissé seul face au monde. C’est l’extase de sa relation avec Shanti qui permet à Shiv de donner un nouveau sens à sa perte – il décide de retourner à sa maison ancestrale dans la Vallée.
Non, le film ne prescrit pas la logique de la contre-violence, il n’y a pas de tentative de combattre une sorte de communautarisme par une autre.
Au contraire, Shikara – le don d’amour de Chopra – célèbre la poésie de la vie.
Elle rend possible la fusion finale : Dans son village du Cachemire, Shiv invoque Shanti pour enseigner aux enfants musulmans une éthique du soin renforcée. Dans ce projet “utopique”, pourrait dire le cynique, se cache l’objectif occulte de Chopra : une tentative de dépeindre la supériorité morale des pandits du Cachemire.
Cependant, je tire ma propre leçon : il n’y a pas de solution militariste à la crise du Cachemire ; seul l’art de la création de liens guérit. 
Shaheen Bagh : L’esthétique de la résistance
Et puis il y a Shaheen Bagh, un site remarquable d’espoir et de protestation, d’endurance et de détermination.
Mon identité “hindoue” assignée n’a jamais été une entrave, et lorsque je visite cette localité ghettoïsée, je vois quelque chose qui dépasse les “marqueurs d’identité” des femmes musulmanes. En fait, j’ai ressenti le pouvoir caché de la féminité que Mohandas Karamchand Gandhi, je crois, comprenait assez bien et qu’il a activé pour nourrir la “force de l’âme” du satyagraha afin de résister à la “force brute” du pouvoir colonial.
Il n’est donc pas surprenant que le puissant État, malgré sa machinerie de propagande très agressive, n’ait pas réussi à démotiver et à démoraliser les dadis [grands-mères en hindi] de Shaheen Bagh. D’une certaine manière, dans cet art de la résistance contre le caractère explicitement discriminatoire du CAA, je vois le retour du rêve perdu – une vision de l’Inde rafraîchissante et différente de l’agression du nationalisme toxique, ou de ce que la brigade de “soldats” hyper-masculins de la Bharat Mata {Mère Inde, allégorie divinisée de l’Inde] réifiée considère comme le rashtra [État-nation] hindou.
Je vois l’intrépidité : une notion de courage et de bravoure nourrie par l’ahimsa [non-nuisance à aucune forme de vie, non-violence, bienveillance], l’endurance et la conviction morale. 
Oui, Shaheen Bagh absorbe et embrasse.
Avec l’iconographie de Gandhi et d’Ambedkar, de Bhagat Singh et de Maulana Azad, son esthétique enchanteresse nous rappelle nos valeurs constitutionnelles : les idéaux d’unité lyrique au milieu de la pluralité et de l’hétérogénéité, et d’équité, de dignité et de justice. Il est possible que la récurrence continue du symbolisme du drapeau national ou de l’hymne national (même si parfois cela ressemble à une performance compulsive) soit une tentative de sauver la nation de ses champions autoproclamés connus pour fustiger tous les dissidents comme “anti-nationaux”.
Et avec mon aspiration “utopique” à une lutte collective contre tout ce qui nous sépare et nous brutalise, je souhaite croire que des personnes comme Shanti et Shiv – le couple de Pandits du Cachemire déplacé et sans abri mis en scène à Shikara – ont dû rejoindre les femmes de Shaheen Bagh. 
C’est la même nostalgie qui est vécue – la nostalgie du foyer auquel on appartient. Et c’est la même peur qui est vécue – la peur d’être jeté dehors, et de perdre ce qu’un foyer signifie, à savoir l’amour, la dignité, la participation et l’unité. Le fait que Shiv et Shanti puissent ressentir la blessure de la politique de division qui a traumatisé le Cachemire est la raison pour laquelle ils comprendraient la douleur et l’appréhension des manifestants à Shaheen Bagh.
Et collectivement, ils nous diraient que l’Inde n’est possible que si nous surmontons toutes sortes d’extrémismes ou de communautarisation des consciences. 
Dans mon monde intime inclusif, Shikara et Shaheen Bagh ont fusionné.