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Comment les Juifs expulsés d’Espagne ont constitué une diaspora liée à 25% de la population latino-américaine Le film « Enfants de l’Inquisition » bouscule la vision juive de l’histoire et de l’identité

Rich Tenorio 15/12/2019
Le film de Jospeh Lovett examine la conversion forcée des Séfarades de la péninsule ibérique il y a 500 ans et ses répercussions sur leurs descendants.

Récemment, la boucle de l’histoire s’est bouclée lorsque plus de 100 000 descendants de Séfarades du monde entier ont demandé la citoyenneté espagnole en vertu d’une loi visant à réintégrer une population qui avait été expulsée il y a plus de 500 ans. Ils se sont précipités avant la date limite du 30 septembre 2019 en Espagne, mais le processus de citoyenneté au Portugal est toujours ouvert aux personnes qui peuvent prouver leur lignée juive séfarade.
L’édit d’expulsion de 1492 en Espagne força les Juifs séfarades à se convertir au christianisme ou à partir, ce qui provoqua une dispersion vers les Amériques et le Moyen-Orient. En Espagne et dans ses nouvelles colonies américaines, certains conversos, ou convertis juifs, ont gardé leur foi d’origine dans le secret, avec le risque d’être découverts et punis par l’Inquisition.
La fermeture des dépôts de candidature à la citoyenneté espagnole a constitué un moment opportun pour la projection, le 24 octobre au Centro Sefarad Israel de Madrid, d’un nouveau documentaire sur le passé, le présent et l’avenir des Séfarades : « Children of the Inquisition », [Enfants de l’Inquisition], du cinéaste primé Joseph Lovett.
« Ce film remet en question les idées de chacun sur l’histoire et l’identité », a déclaré M. Lovett au Times of Israel le mois dernier. « Pour beaucoup de gens, ça remet en question leur propre identité. »
Présenté en première cette année au Festival du film juif de Seattle, le documentaire suit les nombreux chemins empruntés par les Juifs séfarades après avoir reçu l’ordre de se convertir ou de quitter aussi bien l’Espagne que le Portugal voisin. Pour ce fim tourné dans 12 villes sur quatre continents, Lovett a interviewé des descendants de conversos ainsi que des experts universitaires. En août, le film a remporté le prix Hearts, Minds and Souls [Coeurs, Esprits et Âmes] au Rhode Island International Film Festival et a récemment été invité à faire son entrée à la bibliothèque du Congrès.
Interrogé sur la question de la citoyenneté, M. Lovett a rappelé le voyage des ancêtres de sa belle-sœur Sylvia Moubayed – de l’Espagne à Izmir en passant par Rhodes et Alexandrie jusqu’à Rhode Island, où il est né. Malgré ce périple ancestral loin de l’Espagne, M. Lovett indique que sa belle-sœur avait obtenu la citoyenneté espagnole dans les années 1960.
« Je pense, de toute évidence, que cela a toujours été possible », a-t-il dit. « En l’état actuel des choses, c’est devenu très inconfortable aux USA. De toute évidence, de plus en plus de gens se tournent probablement vers la citoyenneté européenne. »
Le tournage et le montage du film ont pris une dizaine d’années ; son histoire remonte encore plus loin. Joseph Lovett a commencé à penser à son sujet en 1958, à l’âge de 13 ans, alors qu’il grandissait à Providence. Il fut intrigué lorsque son rabbin, William Braude du Temple Beth El, visita l’Espagne franquiste pour interviewer des descendants de conversos et, à son retour, fit un sermon intitulé « Todos Catolicos », ou « Nous sommes tous catholiques ».
« Personne [en Espagne] ne voulait lui parler », raconte Joseph Lovett. « Ils ont littéralement dit : ‘Nous sommes tous catholiques, nous avons toujours été catholiques’ ».
Même des centaines d’années après l’édit qui força les Juifs espagnols à se convertir ou à partir, « l’ombre de l’Inquisition planait très lourdement sur l’Espagne », ajoute-t-il. « Personne n’oserait envisager avoir une goutte de sang juif. »
Et pourtant, se souvient-il, des témoignages anecdotiques indiquent que certains ont conservé un vestige de leur foi ancestrale en ne se rendant pas à l’église, en refusant un prêtre à leurs funérailles ou en couvrant des miroirs à la maison pendant les périodes de deuil, une tradition juive.
Juif ashkénaze, Joseph Lovett était intrigué par l’histoire des Séfarades, et conçut, il y a plus de 20 ans, l’idée du film. Pendant ce temps, il accumulait de l’expérience en travaillant à la télévision, notamment pour l’émission d’investigation « 20/20 », où il a perfectionné ses compétences d’enquêteur sur des sujets tels que la crise du sida.
Depuis, il est devenu documentariste. Tout en se sentant « assez compétent » pour s’attaquer aux « Enfants de l’Inquisition », il est conscient qu’il s’agit d’un « projet très ambitieux ».
Les expériences complexes des Juifs séfarades et de leurs descendants ont été décrites de façon très variée. Comme l’explique le film, ceux qui se convertissaient au christianisme étaient appelés conversos ; ceux qui pratiquaient secrètement le judaïsme étaient appelés marranos, ou porcs ; un autre terme, Nuevos Cristianos, ou nouveaux chrétiens, distinguait les juifs convertis au christianisme des gens qui avaient toujours été chrétiens.
« C’était très décourageant », se rappelle le documentariste à propos du projet de film, décrivant le sujet comme « parfois incompréhensible, avec des changements de noms, d’identités, de religions. C’est très, très difficile à suivre. »
Il explore aussi l’histoire des crypto-Juifs, ou convertis au christianisme qui pratiquaient le judaïsme en secret, et des anoussim, individus juifs convertis de force et qui cherchent maintenant à se reconnecter au judaïsme. Joseph Lovett a projeté des extraits du film à Netanya lors de la première conférence sur les anoussim, ainsi qu’une version inachevée à la Conférence du Caucus de la Knesset en 2015.
Se souvenir de la rivière de l’oubli
Plusieurs années après le début du projet, le réalisateur trouve une piste pour le film lorsqu’il rencontre la journaliste du New York Times Doreen Carvajal.
Alors qu’elle est en reportage en Europe, elle se rend compte que son propre passé familial constitue une histoire. Dans une vidéo disponible sur le site du film, elle parle de son éducation catholique avant d’apprendre que son nom de famille est « un vieux nom juif séfarade ».
Constatant la réticence de sa famille élargie à aborder le sujet, Carvajal se lance alors dans ses propres recherches qu’elle rapporte dans The Forgetting River [La rivière de l’oubli]. Il s’est avéré que ses ancêtres faisaient partie de la célèbre famille de conversos Avilas Davila à Ségovie, qui ont été soumis à un procès-spectacle au 15e siècle.
« Oh mon Dieu, nous aurions pu faire toute l’histoire sur elle », s’exclame Joseph Lovett, en décrivant le récit de sa famille comme « une fenêtre ouverte sur l’histoire ».
Lovett et Carvajal enquêtent sur les origines familiales de la journaliste – d’abord à Dallas, au Centre d’études crypto-juives. Puis, le duo se rend en Espagne pour poursuivre ses recherches dans des archives séculaires avec le spécialiste David Gitlitz, que Lovett décrit comme un brillant chercheur et expert de la famille Carvajal, y compris ses branches en Espagne et au Mexique.
Le 16ème arrière-grand-père de Carvajal, Diego Avilas Davila, avait été converti au christianisme quand il était enfant, puis devînt ministre des Finances du roi Henri IV de Castille, le grand frère de la reine Isabelle la Catholique. Son fils, Juan, devînt évêque de Ségovie. Le procès-spectacle avait pour but de le salir en dénigrant ses parents judaïsants, explique Joesph Lovett.
Au fur et à mesure que les histoires de Carvajal et d’autres s’accumulent, le film garde trace des nombreuses destinations de leurs familles sur une carte. « Les gens adorent les cartes », dit Lovett. « Ça les aide à garder le cap, si vous voulez. »
Certains Juifs partirent pour l’Empire ottoman, accueillis par le sultan Bajazet II pour y pratiquer ouvertement leur culte. « Pour la plupart, ils étaient protégés par les Ottomans, dit Lovett. « Le monde était différent. Les relations judéo-musulmanes étaient différentes. »
Dans ce qui était alors la ville ottomane de Salonique (aujourd’hui Thessalonique, en Grèce), les Juifs formaient ce qui était probablement la plus grande concentration de Séfarades du monde, selon le film. Plus tard, l’histoire tourna au tragique : la communauté fut détruite lors de la Shoah, avec 45 000 Juifs de Salonique déportés à Auschwitz entre mars et août 1943. Après des recherches sur cette communauté, M. Lovett a interviewé Devin Naar, un spécialiste des Séfarades et de leur langue, le ladino, dont les antécédents familiaux reflètent les vicissitudes de l’histoire. Dans le film, l’arrière-grand-père de Naar est présenté avec un fez ottoman à Salonique. Une génération plus tard, le frère aîné du grand-père de Naar et sa famille furent déportés de Salonique à Auschwitz.
Nouveau monde, même histoire
Tandis que certains Séfarades se dirigeaient vers l’est, d’autres – nominalement chrétiens – voyagèrent vers l’ouest, vers le Nouveau Monde, espérant que l’Inquisition ne serait pas aussi forte de l’autre côté de l’Atlantique. Parmi eux, trois membres de l’équipage du premier voyage de Christophe Colomb en Amérique. Leurs coreligionnaires furent d’abord accueillis au Portugal après l’adoption de l’édit espagnol, mais en 1497, les Juifs portugais reçurent l’ordre de se convertir également.
Le film se penche sur le sort des Séfarades dans la colonie alors portugaise du Brésil – dont Branca Dias, une femme poursuivie par l’Inquisition pour avoir pratiqué le judaïsme en secret ; son descendant brésilien, l’artiste Carlos De Medeiros, est interviewé par Joseph Lovett.
Citant des statistiques selon lesquelles 25 % des colons du Nouveau Monde étaient juifs et que 25 % de tous les habitants de l’Amérique latine sont porteurs de l’ADN juif [sic], le réalisateur estime que « cette diaspora a changé le monde ».
A El Paso, au Texas, le réalisateur a interviewé le rabbin Stephen Leon de la congrégation B’Nai Zion.
« Dix pour cent [de sa congrégation] sont d’origine mexicano-américaine », explique M. Lovett, décrivant ces personnes comme étant catholiques et venant de familles de conversos, dont un jeune homme de Juarez, au Mexique, qui s’est mis à chercher des informations sur son ascendance lorsque sa mère a arrêté d’allumer des bougies quand sa grand-mère est morte.
Le film dépeint d’autres descendants de conversos de B’Nai Zion en proie à des questions d’identité – dont Guadalupe Ramos, qui décide finalement de s’immerger dans un mikvé, ou bain rituel juif, dans le cadre d’une conversion officielle au judaïsme.
Un voyage en Jamaïque pour une conférence sur la diaspora juive portugaise a aidé le documentariste à comprendre d’autres complexités. Il a interviewé des Juifs jamaïcains comme Ainsley Cohen Henriques et sa fille, l’artiste et écrivaine Anna Ruth Henriques, dont l’œuvre de 1997 The Book of Mechtilde est une ode à sa défunte mère, Sheila Mechtilde Henriques, une ancienne Miss Jamaïque d’origine chinoise et afro-caribéenne. Dans le film, Joseph Lovett s’entretient avec des Jamaïcains afro-caribéens juifs ou qui explorent l’identité juive, dont le cantor Winston Mendes Davidson et la dramaturge Angela McNab.
« Tout à coup, le fait d’être juif a pris une couleur différente », se souvient M. Lovett, décrivant des cimetières juifs où « on peut voir des familles juives blanches – père, mère et enfants à leurs côtés, Isaacs, Rachels, Rebecca – et juste derrière le père reposent sa femme africaine et ses enfants. C’est le même cimetière, la même concession familiale. »
En montrant la diversité des parcours des diverses personnes reflétées dans la diaspora séfarade et les nombreuses façons dont ces personnes se rapportent à leur foi aujourd’hui, Joesph Lovett espère que le public en sortira avec une nouvelle compréhension du judaïsme.
« Il y a beaucoup de disparité dans la façon dont les gens se voient les uns les autres », décrit le documentariste. « Tous les Juifs ne sont pas des Européens blonds aux yeux bleus, ni des Méditerranéens aux yeux bruns et à la peau olive… Alors que le monde change… il est très important d’être respectueux de l’attitude des gens vis-à-vis de la judéité. »