General

Naama Issachar, la routarde anonyme devenue héroïne nationale israélienne

Gideon Levy 17/10/2019
Un nouveau Gilad Shalit est né : Naama Issachar. Une routarde israélienne malchanceuse, qui a été trouvée en possession d’une drogue qui a fait d’elle la victime d’un complot international. Elle est devenue notre dernière héroïne nationale.

Tradotto da Fausto Giudice
Il y a un moment, personne ne se serait soucié de ce qui lui est arrivé, bien qu’elle pourrisse dans une prison russe depuis quelques mois ; dans un moment, quand les médias se désintéresseront et passeront au héros suivant, elle sera oubliée.
En attendant, c’est notre girl, elle nous appartient à tous. « Doigts croisés pour Naama », « l’armée des amis de Naama », « le centre de crise pour Naama », Naama est épuisée, Naama pleure, Naama rêve, Naama espère, Naama, Naama, Naama tout le temps. Le président et le premier ministre rivalisent pour savoir qui se soucie le plus d’elle. Le rassemblement pour sa libération est déjà en cours d’organisation [il est prévu pour le 19 octobre, NdT].
C’est censé être émouvant et réconfortant. Solidarité, fraternité, tous pour un. Il est difficile d’imaginer un autre pays où une routarde anonyme qui a été punie plus qu’elle ne le méritait devient une héroïne nationale, sans même être prisonnière de guerre dans un pays ennemi.
Israël aime les héros momentanés comme celle-ci, sur lesquels il peut déverser tout ce qui est horriblement absent ici au jour le jour. Il n’y a pas vraiment de solidarité avec les faibles, en fait, il n’y a presque pas de solidarité du tout. Allez dans la rue, au centre commercial, dans un parking, conduisez sur les routes, faites la queue et voyez le manque de considération pour les autres, tous les autres, la violence, la rage et même la haine qui coulent et bouillonnent de partout.
Personne n’est le pigeon de personne, donc personne ne sera prévenant envers personne d’autre. Nous conduirons sauvagement, nous nous garerons comme bon nous semble, nous jetterons des ordures où nous voulons, nous couperons la file, nous piraterons embouteillages. Pourquoi pas ? Quelqu’un vous doit quelque chose ? Mais pour Naama, nous sommes des héros. Pour elle, il suffit de soupirer, d’espérer et de prier. Le cœur se réchauffe, le Yiddishkeit déborde, la fierté nationale monte en flèche. Nous sommes incomparables.
Mais dans une société qui écrase et abandonne les faibles, où la considération de l’autre n’est que pour les nuls, on ne peut pas vraiment être ému par une solidarité forgée du genre de celle exprimée envers Naama Issachar.
Nous l’aimons aussi parce qu’elle nous apporte ce sentiment le plus agréable, le plus émouvant, le sentiment de la victime, que nous aimons tant. Vous n’êtes pas obligé de le dire à haute voix, mais c’est là, dans les recoins du discours public : Issachar a été arrêtée parce qu’elle est juive. Elle est victime d’antisémitisme. Les Russes la maltraitent parce que l’Holocauste ne leur a pas suffi. Le monde entier est contre nous. Et c’est ainsi que notre cœur bat pour elle et son destin amer. Cela n’arriverait jamais à la fille d’un autre peuple. Seulement à nous. Et nous ne méritons pas ça, nous méritons le moins que l’on puisse faire. Après tout ce qu’on a traversé. C’est le sous-texte de tout ce verbiage sur Naama.
Ce qui n’est dans aucun sous-texte, aucune prise de conscience, ce sont toutes les Naama que avons nous-mêmes créées. Ceux qui pourrissent en prison ici, après avoir été condamnés à des peines follement disproportionnées par rapport à leurs actions, dans certains cas où aucun crime n’a même été commis. La peine disproportionnée infligée à Issachar est humaine et bienveillante par rapport à certaines des peines prononcées par les tribunaux militaires en Cisjordanie, par exemple.
Dans ce contexte, on ne peut pas non plus ne pas le dire : Un pays qui emprisonne environ 1 000 enfants par an, dont certains ont moins de 12 ans, qui détient à tout moment plus de 400 “détenus administratifs” (personnes emprisonnées sans procès, sans inculpation, sans possibilité de défense, sans aucune chance de justice) et qui reste silencieux, sans solidarité avec les victimes et presque sans protestation en leur nom – un tel pays n’a aucun droit moral à se plaindre de la Russie, de son système judiciaire déformé et à dénoncer l’injustice dont Naama, sa chérie, fait les frais. Naama Issachar est une prisonnière politique. Les prisons russes en sont remplies. Mais ouvrez les yeux : nos prisons en regorgent aussi, par milliers.