Les mondialistes et les nationalistes du 21ème siècle
Fernando Dorado 06/10/2019 |
Afin de contribuer à la compréhension de la division apparente entre “mondialistes” et “nationalistes” au sein du bloc transnational du Grand Capital (oligarchie financière mondiale), je présente les idées suivantes qui ont trait à la compréhension de la nature du néolibéralisme, que je préfère appeler mondialisation néolibérale [1].
Tradotto da Fausto Giudice
Ces idées servent à essayer de comprendre – au-delà des préjugés idéologiques faux et artificiels – le processus de croissance économique capitaliste qui a eu lieu en Orient (Chine, Corée du Sud, Indonésie, Malaisie, Singapour, Taiwan, Inde, Vietnam, etc.) et le déclin et/ou la stagnation du capitalisme occidental (USA, Europe et Japon).
Il s’agit aussi de montrer les limites de l’analyse géopolitique. Je pense qu’il faut récupérer les analyses de classe (sans ignorer les héritages culturels et historiques) pour accepter que le capitalisme est le mode de production dominant dans le monde et que la contradiction capital-travail reste déterminante et fondamentale.
Restructuration post-fordiste
Les études sur la mondialisation néolibérale (“néolibéralisme”) mettent toujours en AVANT les politiques de privatisation, de flexibilisation du travail, de réduction et de “modernisation” de l’État, etc. Je crois qu’il faut tenir compte de ce qui est lié à la “restructuration post-fordiste”, qui a été un processus de “division internationale du processus productif [2]” avec l’application de nouvelles technologies et de nouvelles méthodes d’organisation du travail, processus qui a commencé entre 1970 et 1980 avec le “toyotisme [3]” et autres expériences faites par des patrons US et initialement développées au Japon, et qui a continué avec les avancées des 3ème et 4ème révolutions industrielles et technologiques. Ce processus de transformation du processus productif a été la véritable base qui a soutenu et requis les autres initiatives de la mondialisation néolibérale ou “néolibéralisme”.
La restructuration du processus productif a consisté en un démantèlement de l’industrie manufacturière centralisée (dans les zones et les lieux où ils pouvaient le faire, dont les pays d’Amérique latine), la délocalisation de l’industrie (interne et externe, nationale et internationale), la décentralisation et la déconcentration des processus productifs et administratifs. Tout cela correspondait à la nécessité de surexploiter le travail, d’augmenter le taux de profit et la rentabilité du capital tant variable que constant, et de s’approprier la richesse et les marchés des pays de la périphérie capitaliste qui avaient été formellement et politiquement décolonisés, avec les révolutions nationalistes des pays en Afrique et en Asie des décennies précédentes (certaines qualifiées de “communistes” et “socialistes”).
Ce processus est très important à souligner parce qu’il est l’un des aspects déterminants du processus de mondialisation néolibérale. La connaissance de ce phénomène structurel peut aider à expliquer la réaction nationaliste aux USA, au Royaume-Uni et en Europe (Trump, Brexit et autres), qui bénéficie d’un large soutien, en particulier parmi les travailleurs industriels qui ont perdu leur emploi et leurs moyens de subsistance, et parmi les producteurs agricoles qui ont bénéficié directement des marchés intérieurs des pays qui se sont industrialisés pendant la seconde moitié du 19ème siècle et les trois premiers quarts du 20ème. On peut le voir en identifiant les bases de soutien politique à Trump dans les centres de population de la ” ceinture de rouille ” et les États du ” Midwest” des USA, tout comme on peut localiser facilement les bases de soutien social au Brexit au Royaume-Uni [4].
Il est intéressant de noter que certains pays d’Extrême-Orient qui ont reçu d’énormes investissements dans les infrastructures et la technologie, indépendamment de leur orientation idéologique, de leur passé colonial ou de leur dépendance vis-à-vis de l’une ou l’autre puissance économique et politique (USA, UE ou Russie), avaient les conditions économiques, politiques et même culturelles pour répondre positivement aux besoins du grand capital. En d’autres termes, ils pouvaient offrir une main-d’œuvre bon marché, une grande flexibilité dans la réglementation environnementale et une discipline de fer pour les travailleurs. Mais, en même temps, les gouvernements de ces pays ont veillé à ce que les États promeuvent des politiques relativement autonomes en matière de politique monétaire et dans certains aspects de leur économie nationale, ce qui leur a permis de protéger leur marché intérieur et de construire leur propre base industrielle et technologique.
Les politiques nationalistes, nouvel axe de l’accumulation du capital, et l’Amérique latine
Dans nos pays d’Amérique latine, les conditions politiques et économiques pour appliquer cette politique “nationaliste” n’existaient pas. Les guillemets s’imposent parce que cette politique a été appliquée même dans des pays qui étaient subordonnés aux USA, comme la Corée du Sud et d’autres, mais ce qui est commun à tous, c’est que leurs États, qu’ils soient “de gauche” ou “de droite”, ne pratiquaient pas la “démocratie occidentale” ; ils étaient essentiellement des gouvernements autoritaires, des dictatures personnalisées ou des gouvernements de “parti unique”. Et, bien que ce processus ait été subordonné à la mondialisation néolibérale et même alimenté par elle, il a permis à ces pays de construire leurs propres bases économiques industrialisées et d’assimiler et de s’approprier des technologies de pointe qui avaient été le monopole des pays capitalistes occidentaux.
En Amérique latine, les oligarchies conservatrices de formation coloniale ne pouvaient pas objectivement promouvoir un processus similaire. Leur pouvoir politique était très faible et fragile, leur “patriotisme” rhétorique et leur rationalité économique parasitaire, elles veulent vivre de la rente. Paradoxalement, c’est Pinochet au Chili qui a essayé de faire quelque chose de similaire aux pays d’Extrême-Orient mais, dans la pratique, il n’a développé que ce que les USA lui ont permis de faire. D’autres dictatures militaires en Amérique du Sud, comme celle du Brésil et certains gouvernements “populistes”, ont également pu mettre en œuvre certaines politiques d’industrialisation, mais il ne s’agissait que d’efforts résiduels du processus de substitution des importations qui se sont traduits par des projets sidérurgiques, la production d’automobiles avec des pièces produites aux USA ou en Europe et quelques industries textiles et alimentaires. En général, le grand capital a démantelé ses industries dans tous les pays d’Amérique latine et ce n’est que dans certains pays que des maquiladoras [usines « tournevis », de montage] et d’autres formes de surexploitation des travailleurs ont été installées. L’accent a été mis sur les industries extractives de matières premières.
En guise de réflexion
En 1980, en tant qu’ouvrier d’une usine de chaussures à Bogota, Croydon del Pacífico du groupe Uniroyal, qui possédait également des établissements de production de pneus en caoutchouc, nous avons vécu le démantèlement de cette usine, qui comptait plus de 2 000 ouvriers. Avec quelques intellectuels, dont mon ami Héctor León Moncayo (“Moncayito”), nous avons commencé à étudier et à comprendre le problème, à comprendre le processus de “division internationale du processus productif”, et nous avons même mené des grèves pour essayer de l’empêcher, mais c’était quelque chose d’impossible à arrêter. Par la suite, nous sommes parvenus à comprendre en quoi ce processus était central dans toute cette transformation structurelle du capitalisme, et en quoi les mesures concoctées dans le Consensus de Washington n’étaient qu’un complément pour adapter les États à leurs besoins, avec des privatisations et autres politiques. Ces politiques ont été promues non seulement dans la périphérie capitaliste (ou dans les pays du “tiers monde” comme on l’appelait à l’époque) mais aussi dans les pays du centre capitaliste, bien qu’ils l’aient fait avec plus de tact et plus lentement car dans ces pays les travailleurs avaient de plus grands outils pour se défendre comme le théoricien italien disparu, Giovanni Arrighi, l’explique en détail dans plusieurs de ses textes[5].
L’étude et le débat sur ces processus de transformation des processus productifs sont très importants car cela permet de démontrer que l'”hégémonie de l’Occident” est en déclin, non pas principalement en raison de facteurs “géopolitiques” (stratégiques, politiques, militaires, etc.).) mais à cause de la dérive de la crise structurelle du capitalisme (manifestée par la crise pétrolière des années 1970), qui a forcé les capitalistes à construire de nouveaux centres industriels et technologiques (“délocalisation globale”), et que cela n’était pas l’oeuvre des “autres” mais répondait à un besoin vital des capitalistes “globalistes” eux-mêmes (leur temps est venu). Il s’agit de démontrer que la tentative d’inverser ce processus (l’idée de Trump, Johnson et d’autres) est non seulement contre-productive pour eux-mêmes, mais condamnée à échouer.
De plus, les capitalistes “mondialistes”, dont la coupole est concentrée dans moins de 50 familles milliardaires à travers le monde, qui contrôlent essentiellement les réseaux mondiaux du grand capital et qui ont des investissements imbriqués en Orient comme en Occident, ne sont pas intéressés par une déstabilisation de leur économie qui menace leur domination même s’ils permettent les tensions entre pays pour désorganiser, tromper et manipuler les peuples et les travailleurs, et pour cela, d’une manière ou d’une autre, ils permettent à ces faux nationalismes de se développer, et ils en profitent même pour obtenir plus d’avantages pour leurs investissements et projets de pillage et de spoliation des territoires et des matières premières stratégiques.
D’autre part, cette question est liée au fait que si la Chine et d’autres pays comme l’Inde ou la Corée du Sud veulent devenir les nouvelles puissances économiques (comme ils sont en train de le faire), ils doivent le faire sur la base de la super-exploitation des travailleurs, qui génère inévitablement des réactions massives et conflictuelles des travailleurs ou d’autres secteurs qui sont victimes de leurs politiques et agressions. Un exemple est ce qui se passe actuellement à Hong Kong, où le problème sous-jacent est la faiblesse des revenus et la pénurie d’emplois “de qualité”, avec la particularité que dans cette ville et cette région, les travailleurs et les jeunes ont “un certain degré de liberté” pour exprimer leur protestation qui semble centrée sur une lutte contre le gouvernement chinois mais qui, au fond, révèle les contradictions et conflits de classe qui sont latents et cachés dans la grande nation chinoise. Une autre chose est que les USA et d’autres puissances occidentales veulent profiter de ces protestations pour faire de la démagogie “antichinoise”, qui est utilisée par le gouvernement chinois pour réprimer ces expressions de mécontentement et tromper le peuple chinois sur le continent.
Tout cela nous amène à conclure que dans ces pays d’Orient (qu’ils soient gouvernés par des “pro-capitalistes” ou par des “communistes” ou des “socialistes”) la logique du capital ne peut être évitée dans son processus de croissance et d’élargissement de son pouvoir économique. Ce que l’on ne peut nier non plus, c’est que ce ” processus économique ” fait partie de leur ” lutte nationale ” contre les puissances économiques traditionnelles (principalement occidentales) qui se disputent les marchés et le contrôle des régions stratégiques riches en matières premières. Mais, de même, on peut conclure que les travailleurs et les secteurs sociaux subordonnés de ces sociétés et du monde entier n’ont pas, dans ces modèles et expériences, les solutions de base pour surmonter un mode de production basé sur l’exploitation du travail et sur la déprédation irrationnelle de la nature.
Au contraire, on peut dire que la “ligne” apparue en Orient, celle du “capitalisme asiatique” (déjà partiellement testée au Japon), où le grand capital utilise des États qui ont hérité des traditions despotiques de leur passé ancestral et le combinent avec une forme particulière de capitalisme sauvage, commence à être vue d’un bon œil par les capitalistes en général, à la fois “mondialistes” et “nationalistes”. Cela s’exprime dans la lutte politique actuelle sur toute la planète, et s’aggravera au fur et à mesure qu’éclatera la crise économique et financière qui couve dans l’ombre de la soi-disant “guerre commerciale et technologique” entre les USA et la Chine.
Il ne fait aucun doute que la seule façon de surmonter les graves problèmes que connaît l’humanité est de repenser le “modèle” (ou mode) de production et de consommation capitaliste. Nous ne savons pas exactement comment le “post-capitalisme” émergera, mais ce que nous pouvons assurer, à partir de ces réflexions, c’est que nous continuerons à “imiter” et à “concurrencer” les puissances occidentales sur leur propre terrain afin de continuer la course infinie vers “le progrès” et “la croissance”, placer des multimillionnaires à la tête des peuples et des travailleurs en tant que “grands généraux ou timoniers”, comme le propose Heinz Dieterich pour le Mexique [6] (Carlos Slim) et comme le font en pratique les “communistes” chinois, ne nous conduira pas à construire une société plus juste et équitable mais nous conduira à l’extinction de la vie humaine sur terre.
Notes
1] Thomas Friedman (2017). La Terre est plate : une brève histoire du du XXIème siècle (éditions Saint-Simon, 2006). C’est un livre intéressant sur la mondialisation qui, bien que non critique, donne un bon aperçu de ce processus.
2] Division internationale des processus de production : C’était le processus mis en œuvre par les capitalistes pour utiliser toute la capacité installée des unités productives (sections, ateliers, etc.) qui étaient contenues dans une usine ou une usine, pour mettre fin aux “temps morts ou noirs”, pour automatiser les unités de montage réduisant au maximum le nombre d’ ouvriers, pour déplacer les segments de la production manufacturée vers des zones rurales ou vers des pays aux régimes politiques qui leur garantissaient une surexploitation des travailleurs. Ainsi, beaucoup de ces unités productives sont devenues des “entreprises” spécifiques et particulières, mises au service simultané d’industries ou de zones économiques diverses, augmentant la productivité du travail et garantissant une plus grande rentabilité à leurs investissements.
3] Le toyotisme est une relation dans l’environnement de production industrielle qui était un pilier important dans le système de processus industriel japonais, et qui après la crise pétrolière de 1973 a commencé à remplacer le fordisme comme modèle de référence dans la production en chaîne.
[4] El País. “Qué hemos aprendido con el Brexit”.
5] Arrighi, Giovanni (1937-2009). Important intellectuel italien. Parmi ses œuvres principales figurent ” Dinámica de la crisis global ” (1982), ” Caos y orden en el sistema-mundo moderno ” (1999), ” Adam Smith en Pekín. Orígenes y fundamentos del siglo XXI ” (2007), ” El largo siglo XX” (2014). Ediciones Akal (esp.).
6] Dieterich, Heinz, “¿Ganará AMLO la Batalla contra los Conservadores?” (“AMLO va-t-il gagner la bataille contre les conservateurs ?”).