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Dis-moi quels champignons tu consommes et je te dirai quel peuple tu es Petite leçon d’ethno-mycologie

Claude Lévi-Strauss 22/10/2019
Dans cette note de lecture sur le livre fondateur de l’ethno-mycologie, le grand ethnologue français pose entre autres la question : « N’est-il pas curieux qu’en Espagne même, la forteresse de la mycophilie (l’amour des champignons) soit justement la Catalogne ? ». Article paru dans L’Express du 10 avril 1958 et repris en 2003.-FG, Tlaxcala

Editato da Fausto Giudice
Nous croyons tous, ou presque, être amateurs de champignons. Paris a donné son nom à la seule espèce européenne cultivée, le champignon figure à nos menus, c’est une « garniture » prescrite de la cuisine d’apparat. Pourtant, interrogez autour de vous, demandez à vos amis le nombre d’espèces connues et consommées par eux : ils vous parleront du champignon de Paris, du cèpe, de la girolle, de la morille, de la truffe. Bien rares ceux qui iront au-delà.
Cette attitude timorée envers les champignons n’est pas seulement, comme on pourrait croire, l’effet d’une sage prudence. Les spécialistes estiment qu’une seule espèce de champignon – l’amanite phalloïde – est mortelle. La méfiance pour des espèces qui nous sont inconnues, le fait même que celles-ci soient infiniment plus nombreuses que les autres, avec quelle satisfaction l’ethnologue reconnaîtrait là, solidement implanté dans l’inconscient de ses contemporains et justifié par toutes sortes d’arguments prétendus rationnels, un tabou du même type que ceux dont il va faire à grands frais l’étude, chez les indigènes d’Australie ou de Nouvelle-Guinée !
Telle est, justement, la thèse soutenue par V.P. et R.G. Wasson, dans un monumental ouvrage, somptueusement présenté et illustré, tiré à quelques centaines d’exemplaires, et dans lequel ils posent les fondements d’une nouvelle étude anthropologique : l’ethno-mycologie1.
Le public français connaît déjà une partie des recherches de V.P. et R.G. Wasson, puisqu’elles ont trouvé leur couronnement dans les découvertes de l’éminent mycologue qu’est le professeur Ruger Heim, directeur du Muséum national d’Histoire naturelle. C’est lui, en effet, qui, répondant à l’appel de M. et Mme Wasson, a, pour la première fois, identifié les champignons hallucinogènes du Mexique, fait l’étude scientifique des troubles de la perception et de l’imagination qu’ils provoquent, et a, tout récemment, réussi à isoler les principes responsables de cette action. Voilà, d’ailleurs, de nombreuses années que M. Roger Heim ouvre la Revue de Mycologie qu’il dirige aux multiples aspects de la science des champignons : botanique et pharmacologique, certes, mais aussi l’étude des croyances, traditions et superstitions.
M. Wasson est un Américain de vieille souche ; sa femme est Russe de naissance. C’est donc au sein de leur ménage qu’ils ont découvert la ligne de démarcation qui divise, selon eux, l’humanité tout entière ; car – pour employer leur langage – si les Slaves sont mycophiles, les Anglo-Saxons, eux, sont mycophobes. Plusieurs chapitres de leur ouvrage sont consacrés aux champignons dans la littérature russe et anglaise. Les enfants russes apprennent des poèmes sur les champignons ; une des plus touchantes scènes d’« Anna Karénine » se situe pendant une cueillette de champignons ; Lénine lui-même manqua un train, à cause de cèpes trouvés en chemin. Quel contraste avec Darwin, cité par nos auteurs, qui semble avoir remarqué pour la première fois, en visitant la Terre de Feu, que les champignons pouvaient jouer un rôle dans l’alimentation humaine ! Mais aussi, c’est une fille de Darwin qui avait les champignons en telle exécration qu’elle revêtait un uniforme spécial pour chasser (à l’odorat, car ils sentent fort) certains d’entre eux – de l’espèce phallus impudicus – et les incinérer dans le foyer de son salon, portes closes : « Afin, disait-elle, de ménager la vertu des servantes. »
Keats évoque « les champignons, race morbide et pâle, aux couleurs pareilles à la joue d’un cadavre ». Et Shelley : « champignons dont s’écaille la moisissure jusqu’à ce que leur pied épais semble un poteau de supplice, au sommet duquel frémissent encore des lambeaux de chair… »
Entre la dévotion et la tendresse dont les Russes entourent leurs champignons et l’horreur que ceux-ci inspirent aux Anglo-Saxons et aux peuples germaniques, les Français occupent une position intermédiaire : avec la plupart des habitants du bassin méditerranéen, Italiens en tête, les Provençaux sont mycophiles, ainsi que les Catalans. Dans le reste du pays, on observe des conduites ambiguës. Les paysans des Cévennes méridionales, où je vais en vacances depuis bientôt trente ans, éprouvent une passion immodérée pour certaines variétés de cèpes (ceux dont la chair est parfaitement blanche et qui ne bleuissent pas). Qu’on annonce leur « sortie » dans la montagne, chacun abandonne sa boutique, son atelier, son verger ou son champ, pour se livrer à la précieuse collecte, qui a presque le caractère d’un rituel, et à laquelle se rattache toute une mythologie. En revanche, les autres variétés de cèpes, même inoffensives, et tous les autres champignons comestibles sont tenus pour des poisons mortels. Les Cévenols se conduisent donc comme des Slaves sous un rapport et comme des Anglo-Saxons sous un autre.
Comment expliquer ces attitudes marquées de passion, ces contrastes saisissants entre des sociétés voisines et qui se réclament de la même civilisation ? Il faut, pensent V.P. et R.G. Wasson, remonter à des croyances très anciennes, disparues en Europe depuis les temps proto-historiques, mais qui auraient laissé leurs traces parmi nous, sous forme d’attitudes et de sentiments irrationnels. Car si les champignons avaient été jadis tenus pour sacrés, on comprendrait comment le mélange de révérence et d’effroi en quoi consiste le sentiment du sacré aurait pu, selon les sociétés, et une fois disparues les motivations primitives, se dissocier et libérer tantôt la dévotion et l’attachement, tantôt une horreur également imprégnée d’une sorte de respect mystique.
Or, on sait qu’au xixe siècle encore, certaines populations sibériennes utilisaient un champignon – le même que nous appelons amanite tue-mouches ou fausse oronge – pour se procurer des hallucinations divinatoires. Ces états psychiques étaient si appréciés des Koriak qu’ils se livraient à un singulier trafic avec l’urine des consommateurs privilégiés de la précieuse drogue : les moins fortunés se contentant de boire les principes actifs recueillis, si l’on ose dire, de seconde main, et les plus pauvres encore, se satisfaisant des résidus éliminés par les précédents.
Sur la base d’indications fragmentaires des chroniqueurs du xvie siècle, V.P. et R.G. Wasson ont retrouvé des rites hallucinatoires utilisant d’autres champignons, toujours pratiqués dans plusieurs régions du Mexique, et ils y ont pris part en compagnie du professeur Heim. L’hypothèse de nos auteurs est qu’aux temps pré-historiques ou proto-historiques, l’usage des champignons hallucinogènes a été connu de l’humanité entière et que le tabou des champignons, ou l’intérêt passionnel éprouvé à leur égard (quelle autre manifestation parisienne pourrait s’enorgueillir de la ferveur joyeuse qui règne sur la grande exposition de champignons, organisée chaque automne, par M. Heim, au Muséum ?) sont une survivance d’un très ancien culte.
L’amanite tue-mouches – champignon hallucinatoire par excellence de l’Europe – n’est-elle pas, avec son chapeau rouge tacheté de blanc, le symbole même du poison et de la sorcellerie dans l’imagerie traditionnelle ? Or, il est au moins douteux qu’elle tue les mouches, et son principe actif, la muscarine, ne résiste pas à la cuisson. Plusieurs langues européennes (et africaines) l’associent bien aux mouches ; mais d’autres, comme l’anglais, voient en elle le « siège du crapaud » (toadstool). Ne serait-ce pas, demandent V.P. et R.G. Wasson, parce que le crapaud d’une part, les mouches et la vermine de l’autre, sont considérés comme des animaux diaboliques ? Au cours d’une très curieuse digression philologique (et qui doit encore attendre sa confirmation), ils rapprochent le Diable, le « Pied-Bot », de deux termes dialectaux d’une région de la France comprise entre le Forez et la Franche-­Comté : bo, bot, pour crapaud, et botet pour champignon. De façon plus décisive, ils semblent avoir établi l’énorme aire de diffusion de la racine indo-européenne qui a donné naissance au latin fungus. Elle s’étend de l’Atlantique au Pacifique, recouvrant ainsi toute l’Eurasie. On va moins loin, dans l’espace et dans le temps, avec les études d’iconographie, bien que V.P. et R.G. Wasson aient consacré des trésors de goût et d’ingéniosité à étudier, pour la première fois, la place du champignon dans l’art : depuis les fresques de Pompéi jusqu’à Gainsborough et à Granville, en passant par Jérôme Bosch, Arcimboldo et les peintres de la Renaissance flamande… Parmi les quatre-vingt-deux planches hors texte qui illustrent l’ouvrage, il faut faire une mention spéciale des aquarelles inédites de Fabre, qu’il avait renoncé à publier, par crainte que l’imprimeur ne trahisse les nuances, et dont un choix admirable est ici offert, reproduites à la main et au pochoir.
Voilà de quoi réjouir l’esthète. Quant au moraliste, il s’interrogera sur l’étrange coïncidence entre pays mycophiles et pays mycophobes d’une part, ceux du pacte Atlantique et du pacte de Varsovie de l’autre. N’est-il pas curieux, de ce point de vue, que les deux pays les plus mycophiles d’Europe occidentale (bien que très loin derrière la Russie) soient la France et l’Italie, où l’extrême-gauche est particulièrement puissante ? Qu’en Espagne même, la forteresse de la mycophilie soit justement la Catalogne ? Quel beau rêve, pour l’ethnologue et le préhistorien, d’imaginer que les frontières politiques et idéologiques du monde moderne se modèlent encore sur le contour de failles, recoupant les civilisations depuis des millénaires ! Gobineau serait comblé ; mais Marx aussi pourrait y trouver son compte, puisque le parti des hommes, pour ou contre les champignons (qui subsistent dans l’économie moderne, comme un des derniers produits sauvages objet de collecte et de ramassage), n’est pour l’humanité qu’une des façons, moins insignifiante qu’il ne semble, de choisir et d’exprimer le type de rapports qu’elle entretient avec la nature, et le monde.
Note
1 Valentina Pavlovna Wasson and R.Gordon Wasson : Mushrooms, Russia and History, 2 vol., Pantheon Books, New York, 1957. Cet ouvrage de 579 pages n’a été imprimé qu’à 517 exemplaires. Il est en vente chez des antiquaires pour plus de 2 000 $. Mais grâce à Tlaxcala, vous pouvez le télécharger gratuitement ici (vol.1) et ici (vol.2).