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Migrations et politique : pour une alliance entre humanisme éthique et internationalisme

Giovanni Bruno 31/07/2019
Le philosophe marxiste pisan intervient sur le thème des migrants dans un essai dans lequel il accompagne la réflexion théorique d’une réaction à l’ «apitoiement bourgeois » et à la « violente xénophobie populiste ».

Tradotto da Eve Harguindey
Les derniers développements de l’affaire du du Sea-Watch 3 portent à ses extrêmes conséquences politico-judiciaires la question des politiques d’accueil communautaires concernant le phénomène (emblématique de l’époque?) des migrations vers l’Europe. Face à la lamentable mise en scène du ministre Salvini et du gouvernement liguétoilé tout entier, on ne peut qu’être consterné, avoir honte d’être italien (les Italiens, de braves gens?*), mais surtout on ne peut que se solidariser et se mobiliser aux côtés de Carola Rackete.
Une lutte entre les « avant-derniers » et les « derniers »
Nous assistons depuis longtemps au spectacle sordide de la lutte politique au sein de l’Union Européenne, comme du reste dans d’autres régions de la planète, sur le dos de millions de prolétaires : les polémiques politiques sur le point de savoir combien il faut accueillir de migrants et comment les répartir pays par pays nourrissent artificiellement le conflit entre les « citoyens souverains (ou souverainistes) », qui défendent leurs droits dans l ‘échelle hiérarchique d’un pays, et les « clandestins » qui visent à saper la rente de situation des « garantis » : pour résumer, on alimente une lutte entre les « avant-derniers » et les « derniers », attirés par le mirage de l’accès à une portion (si minime soit-elle) du bien-être disproportionné de ce qu’on appelle le Nord du monde (pour mal réparti qu’il soit aussi en son sein). Dans ce sens, nous pouvons dire que la « guerre entre pauvres » est avantageuse, et de ce fait volontairement alimentée, pour les bourgeoisies (les « riches ») qui manifestent un sentimentalisme hypocrite tout en continuant à s’enrichir pendant que les prolétaires (les « pauvres ») s’affrontent entre eux.
L’origine de la crise systémique
En réalité, il faut comprendre le phénomène d’un point de vue plus large, à partir d’une reconstruction synthétique du début de la destruction des droits des travailleurs (résultat des conquêtes de dizaines de luttes, livrées entre les années 50 et 70) qui, depuis le début des années 80, ont été soumis à une attaque féroce de la part des classes dominantes, à travers des politiques bipartisanes, marquées au sceau du libéralisme dérégulé, menées par les gouvernements de centre- droit et centre-gauche qui se sont succédé jusqu’à aujourd’hui.
Depuis les années 90 du XXe siècle, la dynamique de la surproduction du système capitaliste a atteint son apogée et provoqué une crise structurelle gigantesque (et permanente)* dans le système occidentalisé dominant, fondé sur la concurrence du marché et la finalité du profit privé.
Face à une telle crise, le capitalisme « réformé », fondé sur la redistribution de la richesse (augmentation du coût du travail, salaire social, salaire différé : salaires, services, retraites) qui s’est répandu dans les pays européens sur des modèles « keynésiens » (investissements publics dans les secteurs productifs et tertiaires), sociaux-démocrates (Welfare State : services sociaux universalistes) ou d’assistance (soutien visant les revenus les plus faibles), a été drastiquement remis en question par l’idéologie néolibérale. Cette crise s’est prolongée pendant des décennies et elle n’a toujours pas été résolue : les tentatives des bourgeoisies dominantes pour remettre en marche le système se sont traduites essentiellement par des processus de restructuration sauvage, nourris par les bouleversements des innovations technologiques, et des transformations irrésistibles, informatiques et numériques, de la production, qui ont provoqué chômage de masse et effondrement du niveau de vie justement parmi ces classes travailleuses qui avaient atteint des niveaux de garanties salariales, sociales et de prévoyance, servant certes d’amortisseurs sociaux, mais acceptables par rapport à la férocité du capitalisme jusqu’au milieu du XXe siècle.
L’attaque contre les classes travailleuses et populaires
La recherche haletante et impitoyable de valorisation du capital, avec la production de plus-value ayant pour but la recherche de profit (en chute libre du fait de la crise de surproduction évoquée plus haut) à l’avantage des bourgeoisies est alors entrée en conflit avec les modèles social-réformistes de redistribution, trop coûteux pour la logique impitoyable du profit privé : la conséquence en a été une attaque frontale contre les classes travailleuses et populaires en général, lancée de façon systématique et organique sur le plan idéologique (libéralisme radical contre les formes de compromis social et économique dans la période comprise entre les années 50 et 80), sur le plan politico-institutionnel ( démantèlement des formes représentatives des couches populaires et des classes travailleuses et prolétaires, qui a provoqué la crise des organisations traditionnelles, partis et syndicats de masse).
La fin du XXe siècle bipolaire
Une autre attaque s’est produite lors de la chute des pays du bloc des démocraties populaires, et surtout de l’Union Soviétique : depuis lors, ces pays et ces peuples sont devenus un territoire de conquête pour une colonisation par les entreprises occidentales, qui a mis à sac leur système productif (dans bien des cas dès lors obsolète par rapport aux innovations de ce qu’on appelle la « troisième révolution industrielle », la révolution informatique) et a profité de leur main-d’œuvre spécialisée (classe ouvrière retardataire, mais en tout cas qualifiée et capable) pour délocaliser la production à des coûts largement beaucoup plus bas : là est l’origine de l’attaque contre les droits et les garanties des classes travailleuses dans le domaine du capitalisme occidentalisé et réformé, non certes dans la prétendue « concurrence déloyale » de migrants désespérés que la droite fasciste et fascistoïde, xénophobe et raciste, présente comme la cause de la baisse drastique du niveau de vie (perte de pouvoir d’achat, hausse des tarifs, des loyers, privatisation des services, etc.).
La perte de droits et de garanties pour les travailleurs et les secteurs populaires
En termes de salaire social (sous la forme de l’État social et des services), la perte de droits et de garanties pour les travailleurs et les secteurs populaires n’est pas le résultat des migrations (spontanées ou induites), mais la lutte de classe brutale et féroce lancée par les classes dominantes après la fin du bloc des démocraties populaires, et surtout de l’Union Soviétique : s’il est vrai qu’il présentait une faiblesse structurelle, en plus de sa faiblesse politique, qui se traduisait par la fermeture pétrifiée d’une forteresse symbolique comme celle du « mur de Berlin », il n’en a pas moins constitué, jusqu’à sa dissolution au début des années 90, une alternative idéologico-culturelle (de plus en plus contradictoire, peu efficace, et de plus en plus étouffante) au monde capitaliste, où règnent la concurrence sauvage de marché, la logique du profit au nom duquel on peut sacrifier en premier lieu les droits des travailleurs, l’emploi et les garanties sociales.
Le retour du darwinisme social-libéral
Le capitalisme s’est donc régénéré non seulement sur le plan économico-social, politico-institutionnel et diplomatico-militaire, mais aussi sur le plan idéologique : aux catégories claires et explicites comme « capitalisme » et « concurrence », se sont substitués des termes plus soft comme « libéralisme » ou « économie de marché », mais, surtout, une nouvelle idéologie s’est introduite subrepticement, soutenant le caractère « naturel » et « insurpassable » du système en vigueur, fondé sur la liberté illimitée des entreprises de gérer les ressources humaines (ouvriers, employés, travailleurs dépendants en général), les ressources de l’environnement (territoires et biens communs naturels), les ressources sociales et culturelles (santé, transports, éducation, art) dans le pur et simple intérêt du privé, et de l’abus de pouvoir du plus fort sur le plus faible, selon la logique perverse de la recherche à tout prix du bénéfice maximum.
Il s’agit donc d’affronter le problème sur un plan théorique plus large, qui nous permette de comprendre plus à fond quels sont les fondements des phénomènes qui se développent sous nos yeux, tel celui des migrants, impossible à contenir et à arrêter. Il faut donc les comprendre et les aborder avec des instruments scientifiques et rationnels, et pas seulement émotionnels (qui ne nuisent pas mais ne sont pas suffisants), si on veut éviter de subir un nouvel effondrement de civilisation comme celui qui s’est produit dans la première moitié du siècle dernier.
Les difficultés théoriques à éclaircir
L’aspect le plus insidieux qui émerge est l’utilisation de catégories du marxisme pour légitimer des positions d’extrême-droite, chauvinistes, rétrogrades et régressives, essentiellement réactionnaires. Cette opération est désormais systématique et elle est véhiculée par la Ligue à travers des messages propagandistes de bas étage*, ou par des prétentions théoriques et culturelles en apparence plus sophistiquées, comme celles de Diego Fusaro, en réalité mystificatrices, ou enfin par la présence de plus en plus insistante de forces qui se réclament du communisme et du marxisme, qui déforment ou méconnaissent, dans le meilleur des cas, la vision internationaliste des communistes.
Bien sûr, on peut aussi décider de ne pas être marxiste, encore moins communiste, mais alors on devrait éviter d’utiliser, pour les instrumentaliser, les catégories marxiennes (par exemple : « armée industrielle de réserve ») pour justifier et légitimer des positions souverainistes et suprématistes de secteurs « privilégiés » de la classe ouvrière (majoritairement blanche et autochtone, mais aussi d’enfants d’immigrés) qui s’imaginent défendre les garanties obtenues en fermant les ports au détriment d’autres secteurs prolétaires, qui se trouvent une ou deux marches plus bas dans l’échelle hiérarchique. C’est la reconduction de l’idéologie colonialiste véhiculée par l’impérialisme du XIXe et du début du XXe siècles. Au lieu d’unifier les luttes et d’intégrer ce nouveau prolétariat jeune et combatif, qui permettrait un saut de qualité dans la lutte de classe dans les pays avancés du capitalisme occidentalisé, contre les véritables ennemis de classe qui détiennent la richesse et surtout le contrôle du système, on dénonce dans les migrants ceux qui provoquent la situation de régression des travailleurs, en acceptant des conditions de salaire et de travail impossibles.
On ne peut pas regarder le doigt au lieu de la lune : les ennemis ne sont pas les migrants, mais le système criminel (qui est l’iceberg sur lequel repose économiquement même le système des entreprises « légales ») qui exploite intégralement la main-d’œuvre qu’il trouve à sa disposition. Les luttes des migrants dans le secteur de la logistique sont un petit exemple de la façon dont on peut mettre en œuvre les processus d’unification de la classe ouvrière, contre la désagrégation induite par les bourgeoisies dominantes.
Le marxisme comme guide herméneutique à remettre en vigueur
Nous rappellerons, non par volonté d’érudition académique, mais pour apporter des précisions théorico-pratiques, deux textes (mineurs?) de Marx et de Lénine qui fournissent des indications claires sur la façon dont il faut interpréter les processus migratoires et le conflit entre classes ouvrières concurrentes.
Dans sa lettre du printemps 1870 à Meyer et Vogt, fondateurs de la section allemande de l’Internationale des Travailleurs, lettre peu connue du grand public mais familière à ceux qui fréquentent ses écrits, Marx aborde la question irlandaise en montrant que les ouvriers anglais considéraient les Irlandais de la même façon qu’on considère aujourd’hui les migrants, « comme un concurrent qui abaisse le standard of life [niveau de vie], position analogue à celle des « poor whites » [les blancs pauvres] à l’égard des noirs dans les États naguère esclavagistes de l’Union américaine » : ils se condamnent ainsi à la défaite, en dépit des organisations politico-syndicales.
Ce n’est pas tout : Marx souligne que cet « antagonisme est artificiellement alimenté et aggravé par la presse, l’université, les journaux satiriques, bref par tous les moyens dont disposent les classes dominantes », qui renforcent ainsi la « conservation du pouvoir par la classe capitaliste ».
La question qui émerge n’est donc ni purement humanitaire, ni encore moins nationaliste : en fait, il serait nécessaire « d’éveiller dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas pour elle une question of abstract justice or humanitariansentiment [question de justice abstraite ou de sentiments humanitaires], mais bien the first condition of their own social emancipation [la première condition de leur propre émancipation sociale] » ; si l’on transpose ces paroles dans le contexte actuel, la leçon de Marx est qu’éviter l’antagonisme entre prolétaires n’est pas simplement une question de sentimentalisme humanitaire abstrait, mais la condition de l’émancipation sociale de tous les prolétaires, qu’ils soient « réguliers » ou « irréguliers ».
Dans une autre phase historique, quelques années avant le conflit qui devait bouleverser la civilisation européenne et permettre la mise en œuvre de l’expérimentation révolutionnaire la plus radicale de l’histoire jusqu’à aujourd’hui, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, analysa, dans un article publié dans La Pravda n°22 d’octobre 1913, « Le capitalisme et l’immigration ouvrière », les flux migratoires depuis l’Europe vers les USA, où ils étaient attirés par l’industrialisation accélérée qui s’était produite entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle : « Le capitalisme a créé un type particulier de migration de peuples. Les pays qui se développent industriellement en hâte, introduisant plus de machines et supplantant les pays retardataires sur le marché mondial, élèvent le salaire au-dessus de la moyenne et attirent les ouvriers salariés de ces pays ».
Voilà pourquoi se produisent d’immenses migrations d’ouvriers à travers des distances énormes, et le système capitaliste « les absorbe violemment dans son tourbillon, les arrache à leurs villages reculés, les fait participer au mouvement historique mondial, les met face à face avec la puissante classe internationale unie des industriels ». En ce qui concerne ce processus gigantesque et monstrueux, Lénine montre que c’est la misère qui « contraint les hommes à abandonner leur patrie », tandis que « les capitalistes exploitent de la façon la plus malhonnête les ouvriers immigrés ». Toutefois, Lénine soutient, dans des termes qui ne permettent aucune équivoque, que « seuls les réactionnaires peuvent fermer les yeux sur le sens progressiste de cette migration moderne des peuples » : pour une émancipation hors des chaînes du capital, il faut que se développe « la lutte de classe sur le terrain du capitalisme même », et c’est possible justement parce que « le capitalisme entraîne vers cette lutte les masses travailleuses du monde entier, balayant la stagnation et l’arriération de la vie locale, détruisant les barrières et les préjugés nationaux, unissant les ouvriers de tous les pays dans les plus grandes usines et mines [d’Amérique, d’Allemagne, etc .] ».
Lénine avait compris il y a un siècle que les migrations sont inéluctables et produisent un bond en avant dans l’unification du prolétariat à échelle mondiale : « si la bourgeoisie dresse les ouvriers d’une nation contre les ouvriers d’une autre, cherchant à les diviser », par des opérations propagandistes de caractère sentimentaliste ou xénophobe (selon la phase), les « ouvriers conscients, comprenant l’inéluctabilité et le caractère progressiste de la destruction de toutes les barrières nationales accomplie par le capitalisme, tentent d’aider à éclairer et organiser leurs camarades des pays arriérés ».
La situation actuelle est très différente, du fait de la crise systémique qui, depuis le début du siècle, n’a toujours pas été résolue, mais une chose est certaine : la propagande souverainiste et suprématiste (« D’abord les Italiens ! » ou : « D’abord les Américains blancs ! ») est une mystification visant à préserver la domination des élites bourgeoises, et c’est donc un message irrecevable, qu’il provienne des forces réactionnaires de la Ligue et du néofascisme, ou qu’il soit proposé par les organisations pseudo-marxistes qui noient les catégories de la lutte de classe dans la sauce indigeste du souverainisme.
NdlT
* « Italiani brava gente » aurait été l’une des rares expressions italiennes utilisées par les Soviétiques pendant la 2ème Guerre mondiale, pour saluer le peu d’empressement des soldats italiens à les combattre aux côtés de l’armée allemande (beaucoup désertèrent apr_s la chute du Duce le 8 septembre 1943). Ce fut le titre d’un film italo-soviétique de Giuseppe de Santis en 1965. L’expression a été utilisée dans les débats et controverses sur les crimes coloniaux et fascistes italiens. Italiani, brava gente? est le titre d’un livre d’Angelo Boca (2005) sur les crimes de guerre italiens en Afrique et dans les Balkabs
* Il y a en italien un jeu de mots sur « immane » et « immanente » qu’on pourrait traduire par « énorme » et « normale ».
* L’expression originale « di bassa Lega » joue sur les deux sens : « de mauvais aloi » et « de basse Ligue ».
Illustrations : affiches sérigraphiées de l’Atelier populaire des Beaux-Arts, Paris, mai 1968