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Mohamed VI exhibe son voilier à 88 millions de $ en pleine vague de harragas marocains

Ignacio Cembrero 30/07/2019
Le roi Mohammed VI et sa famille se livrent à une exhibition de luxe maritime, tandis que l’émigration clandestine marocaine par la mer vers l’Espagne monte en flèche.

Tradotto da Fausto Giudice
Une centaine d’invités étaient présents dimanche à bord du Badis 1, le nouveau yacht du roi Mohamed VI mouillé devant la résidence royale de Rincón, sur la côte nord du Maroc. Le souverain avait invité les familles riches de Casablanca et de Rabat à l’inauguration de ce voilier de 70 mètres de long, l’un des dix plus grands au monde. Ils devaient être pieds nus pour que les semelles noires de leurs chaussures ne salissent pas le plancher immaculé.
Ces riches invités ont dû se rendre deux fois à Rincon -que les Marocains appellent M’diq en arabe et Thaghmath en tamazight- près de Tétouan après que samedi, le jour prévu pour la cérémonie, ils avaient été renvoyés dans leurs plus beaux habits sans aucune explication, selon un des invités. Ils sont revenus le lendemain et, cette fois, le roi était là pour les recevoir, accompagné de ses fidèles amis les frères Azaitar, trois boxeurs allemands d’origine marocaine avec qui il passe la plupart de son temps.
Ce voilier moderne, baptisé du nom que les Marocains donnent au Rocher de Velez de la Gomera sous souveraineté espagnole, a été le cadeau que Mohamed VI s’est fait à l’occasion du 20ème anniversaire de son intronisation. Il s’ajoute à la goélette El Boughaz 1 – 62 mètres de long, mise à l’eau en 1930 mais restaurée – qu’il possède depuis 17 ans. Combien l’a-t-il payé ? L’hebdomadaire casablancais Tel Quela découvert que son ancien propriétaire, le milliardaire usaméricain Bill Duker, l’avait mis en vente pour 88 millions de dollars. Le prix de la transaction n’a pas été confirmé car, comme il est d’usage, le Palais Royal n’a pas communiqué sur l’affaire.
Pendant que Mohamed VI accueillait ses invités à bord, son fils, le prince héritier Moulay Hassan, 16 ans, sa fille Lalla Khadija, 12 ans, et son ex-femme, la princesse Lalla Salma, étaient également en vacances à l’autre bout de la Méditerranée, selon la presse grecque. Ils sont partis le 7 juillet de l’île de Skiathos à bord du ‘Serenity’, un yacht sur lequel ils ont fait une croisière de dix jours en mer Egée. La location de ce luxueux navire coûte entre 550 000 et 600 000 euros par semaine, un chiffre révélé par la presse grecque et repris par certains médias marocains.
Épidémie migratoire
Cette exhibition de luxe maritime a coïncidé avec la publication de statistiques, généralement confidentielles, sur l’augmentation de l’émigration clandestine marocaine par mer vers l’ Espagne. En 2018, les Marocains ont représenté un peu moins de 22 % des 57 498 ” harragas ” – comme on appelle les ” sans papiers ” au Maghreb – qui ont atteint les côtes espagnoles à bord de 2 109 embarcations. Bien qu’au premier semestre 2019, le nombre total d’immigrants irréguliers ait diminué de 27%, la proportion de Marocains est passée à 29,9%. En mai, il a même atteint un record de 48,08 %.
Ces chiffres ne sont pas collectés sur le site internet du ministère espagnol de l’Intérieur, qui refuse de fournir une ventilation des arrivées par nationalité pour, selon des sources de ce département, ne pas nuire à la susceptibilité des autorités de Rabat à révéler l’épidémie migratoire que connaît le Maroc. Le ministère communique les données qu’il compile à des organismes internationaux tels que Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières, qui les transmet à son tour à la Commission européenne.
Ces statistiques, recueillies dans un rapport du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) du 9 juillet, ne prennent en considération qu’une partie du phénomène migratoire marocain. Lorsque des immigrants subsahariens mettent le pied sur les plages andalouses, ils se laissent emprisonner parce qu’ils savent qu’après avoir été enfermés pendant deux mois au maximum, ils ont peu de risques d’être expulsés. En revanche, 36% des harragas marocains et 32% des Algériens arrêtés à leur arrivée ont été rapatriés en 2018. Quand ils débarquent, ils essaient donc d’éviter les forces de sécurité. Combien réussissent ? Il n’y a même pas d’estimation.
À tous ceux-là s’ajoutent ceux qui franchissent légalement les frontières de l’Espagne, mais qui restent dans le pays à l’expiration de leur contrat de travail. L’exemple le plus frappant est celui des 15 000 saisonnières marocaines embauchées en 2017 pour la récolte des fraises à Huelva. Dix-sept pour cent ne sont pas rentrées au Maroc, selon une enquête de l’agence EFE publiée en octobre dernier, alors que le retour est une condition préalable pour recevoir la partie retenue de leur salaire.
L’Espagne est la principale porte d’entrée des Marocains en Europe, mais pas la seule. « Les émigrants marocains arrivant en Libye confirment que la route aérienne du Maroc vers l’Algérie, puis la route terrestre vers la Libye à travers la frontière, est toujours active », indique le rapport du SEAE européen.
« Ils nous ouvraient les portes »
De plus en plus de Marocains veulent quitter leur pays. Le baromètre du monde arabe publié fin juin par la BBC a indiqué que 44% veulent émigrer – 17% de plus qu’il y a trois ans – mais ce pourcentage atteint 70% chez les jeunes de moins de 30 ans. Par ailleurs, près de la moitié des Marocains aspirent à un changement politique rapide dans leur pays, le taux le plus élevé de tous les pays arabes interrogés par la chaîne britannique (l’Algérie n’a pas autorisé la BBC à sonder son opinion publique).
Les autorités marocaines tentent de mettre un terme, surtout depuis février, à l’émigration des Subsahariens vers l’Europe. Mais ils ne font pas preuve de la même détermination à arrêter leurs citoyens. Les données traitées par l’Intérieur espagnol le montrent, mais aussi les témoignages de certains “harragas”, en particulier rifains, qui disent à la police combien il leur a été facile de mettre le cap sur l’Espagne. « Ils nous ouvraient presque les portes », confirme un jeune homme qui vient de sortir d’un centre d’internement pour étrangers et qui préfère rester anonyme car il a peur d’être renvoyé.
« La prochaine révolte arabe aura-t-elle lieu au Maroc, après le Soudan et l’Algérie ? », se demandait la BBC en analysant les résultats du chapitre marocain de son sondage. La question gagne en importance après l’exhibition de luxe à Rincón et dans la mer Egée alors que d’autres Marocains traversent la même mer dans des pateras fragiles. Selon Frontex et l’Organisation internationale pour les migrations, un peu plus de 200 immigrants, pour la plupart subsahariens, mais aussi une poignée de Marocains, se sont noyés cette année sur la route de l’Espagne.
Scandales royaux
La presse marocaine est discrète face à l’ostentation de la famille royale et les médias audiovisuels n’en parlent même pas. Les journaux numériques n’abordent presque pas le phénomène de la migration. Les réseaux sociaux, par contre, fonctionnent à pleine capacité. Les commentaires scandalisés abondent, parfois parsemés d’insultes, tandis que les plus prudents sont consacrés à comparer le prix estimé du voilier avec certains postes des budgets de la santé et de l’éducation publique au Maroc.
L’image de la monarchie est à nouveau ternie comme elle l’était il y a des années avec les longs séjours du roi à l’étranger – il était arrivé à passer près de six mois à l’étranger – ou avec la montre de plus d’un million d’euros qu’il portait à son poignet l’été dernier : sera-ce suffisant pour que le Maroc de suive l’exemple du Soudan ou de l’Algérie, comme se le demandait la BBC ? La seule chose dont on est sûr, c’est qu’un grand nombre de Marocains suivent en temps réel ce qui se passe dans l’Algérie voisine, qui est plongée dans une révolution pacifique depuis février.
Quant aux autorités espagnoles, elles espèrent bien que Mohamed VI va naviguer une longue saison avec le Badis 1 – mercredi soir, il a jeté l’ancre dans la baie d’Al Hoceima. En effet, la Marine et la Gendarmerie royales marocaines augmentent leur vigilance pour sécuriser les déplacements du roi et cela provoquera une chute de l’émigration. Le monarque alaouite a passé les deux premières semaines d’août 2018 à parcourir la côte nord de son pays sur le yacht Al Lusail, qui lui avait été prêté par l’Émir du Qatar. Jusque-là, l’émigration vers l’Espagne avait suivi une courbe ascendante, mais ce mois-là, il y a eu un arrêt de courte durée. Et lorsque septembre arriva, les harragas ont repris massivement leur traversée du détroit de Gibraltar.
Une version française rédigée par l’auteur est parue sur Middle East Eye sous le titre