Ces combattants espagnols qui ont libéré Paris: les oubliés de La Nueve
Nacho Herrero 27/07/2019 |
Il y a 75 ans, Paris était libéré par des soldats républicains espagnols.
Tradotto da Rosa Llorens
Editato da Fausto Giudice
Une photo sur une vieille coupure de journal a joué un rôle décisif pour démonter la version officielle partisane. Elle illustrait la une du numéro du 25 août 1944 de Libération, sous le titre éloquent : « Ils sont arrivés ! ». On y racontait qu’un soldat américain avait été le premier à arriver à l’Hôtel de Ville de Paris ; c’était, semblait-il, l’homme en uniforme qui apparaît avec Georges Bidault et Henry Rol-Tanguy, chefs de la Résistance. Mais, en réalité, il était originaire de Burriana [dans la région catalanophone de Castelló au Nord de Valence] et s’appelait Amado Granell.
Né en 1898, il a toujours gardé ce bout de papier. « Sans cette photo en première page, Granell n’aurait pas existé et « La Nueve » [La Neuf] ne serait pas entrée la première », affirme Evelyn Mesquida, auteure de « La Nueve, les Espagnols qui ont libéré Paris » ; elle est convaincue qu’il y a d’autres documents conservés dans les archives officielles françaises qui auraient permis de réparer cet oubli plus tôt.
Pendant six décennies, la seule chose que l’histoire du pays voisin avait admise, c’est qu’un compatriote, Raymond Dronne (qui pourrait être le Bronne cité en première page) avait été le premier à entrer dans Paris à la tête d’une unité avancée.
Mais ce n’était pas n’importe quelle unité. C’était la Neuvième Compagnie de combat du Régiment de Marche du Tchad de la IIe Division Blindée de l’armée de la France libre, c’est-à-dire la Division Leclerc (ainsi nommée d’après son général). Elle a toujours été connue sous le nom de « La Nueve », étant donné qu’elle était presque exclusivement constituée d’exilés républicains, bien qu’elle eût à sa tête le capitaine Dronne.
C’est l’unité qui marchait toujours la première dans les combats, et elle jouissait de la pleine confiance de Leclerc. « Ces hommes font peur à tout le monde, mais ce sont de bons soldats. Arrangez-vous avec eux », dit-il à Dronne en le plaçant à sa tête dans l’été 1943, alors qu’il se trouvait encore en Afrique du Nord.
Deux colonnes
Ce 24 août 1944, le général, ignorant l’ordre d’attendre usaméricain, donna l’ordre de marche à Granell, et « La Nueve » entra dans Paris en deux colonnes distinctes, l’une dirigée par Dronne, et l’autre par le Valencien. La ville n’était pas libérée, et leur entrée, bien qu’acclamée, ne fut pas une promenade de santé. « Une colonne d’acier entourait Paris, il y avait des combats dans les environs de la ville, et, à l’intérieur, 20 000 soldats allemands en armes. La Résistance prétendait libérer Paris, mais, avec les hommes dont elle disposait, elle aurait été éliminée en une heure. C’est tout sauf un hasard si les Espagnols sont arrivés les premiers. Leclerc envoie « La Nueve » parce qu’ils savent pratiquer la guérilla mieux que personne », souligne Evelyn Mesquida. Ils devaient le confirmer dans les heures qui suivirent.
Avec l’aide d’un guide Michelin et d’un civil français, Granell fut le premier à arriver à l’Hôtel de Ville avec des blindés portant des noms éloquents comme « Guadalajara » ou « Teruel ». Peu avant, il avait envoyé à Leclerc un télégramme demandant des renforts qui fut ignoré. Là-bas les attendaient les chefs de la Résistance, qui avait commencé à affronter ouvertement l’armée nazie depuis plusieurs jours. On ne connaît qu’une interview de Granell, celle faite par Vicente Talón pour « Pueblo » en 1970, dans laquelle il racontait ses expériences et où il parla de cette rencontre.
« Bidault a insisté pour savoir de quelles forces nous disposions, et moi je le lui ai caché, pour éviter la panique : nous n’étions que 120 hommes et 22 véhicules. Avec ces forces, nous ne pouvions même pas fermer les bouches de métro qui nous entouraient », se souvient-il. Ce sont aussi des soldats espagnols sous ses ordres qui capturèrent l’Etat-major allemand, dirigé par le général Dietrich von Choltitz.
Reconnaissance et oubli
La confiance qu’on plaçait en elle était telle que « La Nueve » devint la garde du général de Gaulle, chef de la France libre, lorsqu’il arriva à Paris. Le respect dont ils jouissaient était tel que c’est eux qui ouvrirent, en tant qu’escorte du futur Président, le Défilé de la Victoire. Ils le firent, comme toujours, avec des drapeaux républicains [espagnols] placés sur leurs blindés. Même alors, ils durent repousser des escarmouches allemandes.
Ce n’est pas non plus un hasard si le lieutenant de Burriana ouvrait la marche. Son rôle de liaison entre Dronne et la troupe était décisif. « C’était un personnage de consensus, il y avait des anarchistes, des communistes , des socialistes… Avant lui, il y en avait eu d’autres, qui furent écartés, parce qu’on ne leur obéissait pas. Lui était profondément respecté. Ils n’obéissaient que quand ils comprenaient ce qu’on attendait d’eux, mais, une fois convaincus, ils étaient imbattables », remarque l’écrivaine.
Sérieux et réservé, il avait bien gagné ce respect, raconte-t-elle. « Il marchait toujours devant, et cela, c’était très respecté. Au combat, il était intrépide et résolu, avec un courage extraordinaire. C’est pourquoi, quand Leclerc lui donna la Légion d’Honneur, il lui dit que, comme cette médaille avait été créée pour les valeureux, il la méritait mieux que personne. Il était juste et savait unir le groupe », souligne-t-elle.
Plusieurs des membres de « La Nueve » – parmi lesquels il y avait de nombreux Catalans – ont raconté comment, en marche vers la Normandie, ils arrivèrent en avance sur le théâtre d’une bataille, et les avions usaméricains commencèrent à les bombarder, les prenant pour l’ennemi. « Granell sortit en courant pour disposer les signaux d’avertissement. Ses hommes vécurent cela horrifiés à l’idée qu’il allait se faire tuer, et convaincus qu’il leur avait sauvé la vie », rappelle-t-elle. Lorsqu’il quitta la compagnie, Dronne assura que c’était une partie de l’âme de « La Nueve » qui s’en allait.
Pourtant, malgré leur place privilégiée lors du défilé, de Gaulle avait déjà lancé l’opération qui devait les effacer de l’Histoire pendant des décennies, pour éviter une guerre civile française. Ce fut dans la nuit du 25, avec son historique : « Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé, mais Paris libéré par lui-même, libéré par son peuple, avec l’appui et le concours de toute la France ».
Ce ne fut qu’en 2014 que, après quelque discrète reconnaissance antérieure, le Président français François Hollande admit publiquement que les premiers soldats à entrer dans Paris avaient été les Espagnols.
Une vie comme un film
Armé de solides convictions républicaines, Granell, qui avait participé à la guerre du Rif, rejoignit l’armée de la République après le coup d’État du 18 juillet 1936 et, après s’être battu pendant toute la durée de la guerre, il quitta l’Espagne sur le « Stanbrook », le dernier bateau qui put sortir d’Alacant [Alicante]. À Oran, il passa par des camps de travail, avant d’intégrer d’abord les rangs anglo-usaméricains, puis les troupes que constituait de Gaulle.
Après la libération de Paris, il resta quelques mois à la tête de « La Nueve », et arriva à se laver les mains dans le Rhin, comme il s’était promis de le faire lorsqu’éclata la guerre, puis il quitta la Compagnie avant qu’elle mette le point final à sa légende en s’emparant du « Nid d’Aigle » de Hitler.
Comme les autres républicains, il vécut avec amertume le refus des Alliés de tenter de libérer l’Espagne. IL resta quelques années à Paris, et on pense qu’il joua le rôle d’intermédiaire entre les dirigeants républicains exilés et Juan de Borbón [père du futur Juan Carlos]. Malgré l’échec de ces plans visant à écarter Franco, on considère comme certain que le Comte de Barcelone fut son « sauf-conduit » lorsqu’il revint en Espagne.
Il le fit en 1952, et finit par gérer une boutique d’appareils électro-ménagers à Alacant avec sa nouvelle compagne. C’est de là qu’il partit le 12 mai 1972 vers Valence, pour essayer de régler au consulat français des problèmes concernant sa pension, mais un accident de la route mit fin à sa vie. Une vie comme un film. Mais, comme le dit E. Mesquida, « chaque membre de « La Nueve » en mérite un ».*
NdlT
*Un membre de « La Nueve » a déjà fait l’objet d’un film, Les Soldats de Salamine, d’après le roman homonyme de Javier Cercas, paru en français chez Acte Sud en 2002 [Babel n° 621 en poche].