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La Cisjordanie est aussi une immense prison à ciel ouvert

Jalal Abukhater 20/Février/2019
Voici ce qu’un habitant palestinien de Cisjordanie doit franchir chaque fois qu’il tente de quitter son domicile.

Sous un état de siège débilitant depuis plus de dix ans, Gaza a été déclarée à juste titre la plus grande prison à ciel ouvert dans le monde. Mais il existe une autre prison similaire en Palestine qui est moins évidente car elle est soumise à un autre type de siège, non déclaré et indirect : la Cisjordanie. Chaque Palestinien qui y réside et qui possède des papiers d’identité palestiniens officiels est prisonnier à son domicile.
La liberté de circulation est inexistante pour la vaste majorité de la population en raison d’une multitude de règlements israéliens visant à la limiter au strict minimum. La situation est certes choquante mais semble être en grande partie ignorée par le reste du monde, en particulier par nos voisins israéliens.
Le mouvement et la vie en Cisjordanie sont régis par les caprices de l’appareil répressif israélien, qui a mis en place des centaines de points de contrôle, de barrières, de barrages volants, de routes interdites et séparées et bien sûr, le mur de séparation de 700 km, comme l’appellent les Israéliens ou Mur d’Apartheid, comme nous l’appelons.
Alors, qu’en est-il pour un Palestinien qui tente d’aller où que ce soit en Cisjordanie ?
Quelques chiffres
Selon l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme, B’Tselem, il existait en janvier 2017, 59 points de contrôle permanents en Cisjordanie et 39 à la périphérie pour contrôler le mouvement des personnes entrant et sortant de la Cisjordanie.
Ensuite, il y a les « points de contrôle volants », que l’armée israélienne installe temporairement sur une route palestinienne donnée. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (UNOCHA), il y a eu 4924 points de contrôle volant sur les routes de la Cisjordanie rien qu’entre janvier 2017 et juillet 2018.
Tout cela, en plus de centaines d’autres barrières telles que des monticules de terre, des blocs de béton et des portes se trouvant à l’entrée de la plupart des villages de la Cisjordanie.
En plus de cela, les Palestiniens ne sont pas autorisés à entrer ou à utiliser des terres (même si ce sont les leurs) dans la soi-disant zone C – un territoire formalisé dans les accords d’Oslo où se trouvent la plupart des colonies israéliennes illégales et qui constitue environ 61% de la Cisjordanie.
Par exemple, 270 des 291 hectares appartenant au village palestinien de Wadi Fukin, près de Bethléem, sont intégrés dans la zone C. Les Palestiniens qui y vivent dépendent presque entièrement de l’agriculture pour leur subsistance et luttent quotidiennement pour accéder à leurs terres. En réalité, ils doivent obtenir un permis israélien pour aller travailler sur ce qui leur appartient.
En parlant de « permis », les Palestiniens en ont besoin pour quitter la Cisjordanie. Ceux-ci sont principalement réservés aux personnes occupant des postes importants (hommes d’affaires et personnages politiques) et disposant des moyens financiers ou politiques adéquats, et à certains parmi les Palestiniens les plus démunis, qui fournissent aux Israéliens une main-d’œuvre peu coûteuse et indispensable, en particulier dans le secteur de la construction.
Le reste de la population palestinienne ne peut partir que si un permis lui est délivré pour des raisons médicales ou familiales – et ils sont rares et facilement révoqués. En 2017, quelque 700 000 Palestiniens (dont des ouvriers en Israël) ont demandé un permis pour quitter la Cisjordanie. Environ 560 000 l’ont obtenu et tous les autres se sont vus opposer un refus.
Vous avez probablement déjà compris que toutes ces restrictions imposées aux Palestiniens ont un effet désastreux sur l’économie. Un journal de la Banque mondiale a estimé que l’installation d’un point de contrôle à une minute de la ville réduisait de 0,5% l’accès au travail d’un résident palestinien et de 5,2% son salaire horaire.
L’impact combiné de tous les points de contrôle en 2007 en Cisjordanie a représenté une perte de 229 millions de dollars, soit 6% de son produit intérieur brut (PIB) au cours de cette même année. Une autre étude de la Banque mondiale a révélé que toutes ces restrictions coûtaient 3,4 milliards de dollars à l’économie locale, soit 35% du PIB en 2011. Et – si vous vous posez la question… le coût combiné de tous les aspects délétères de l’occupation israélienne a coûté 9,46 milliards de dollars aux Palestiniens (soit 74% du PIB palestinien de 2014).
Et ce n’est que l’impact économique. Alors qu’en est-il du coût humain ?
L’expérience
En Cisjordanie, vous rencontrez régulièrement des personnes qui ne sont jamais de leur vie entrées dans Jérusalem, alors qu’elles habitent à moins d’une heure de distance. Vous rencontrez également de nombreux Palestiniens détenteurs de passeports américains ou européens, ayant la possibilité de voyager dans presque partout le monde sans visa, mais il leur serait impossible d’obtenir un permis pour visiter Jaffa, par exemple, situé à peine à 20 kilomètres.
J’ai trois amis palestiniens avec des passeports étrangers (français, américains et russes), que je ne pourrai jamais accueillir chez moi à Jérusalem. Formellement, ils n’ont pas besoin de visa pour entrer en Israël (et dans les territoires palestiniens), tout comme les centaines de milliers de Français, Américains et Russes, qui se rendent chaque année sur place. Mais les autorités israéliennes savent qu’elles ont des cartes d’identité palestiniennes et les empêchent d’entrer Et comme ils ne sont ni politiquement ni financièrement importants, eux également ne peuvent pas obtenir de permis.
En plus de ne pas pouvoir sortir de Cisjordanie, y circuler est un cauchemar. Les postes de contrôle sont arbitrairement ouverts et fermés pour contrôler la circulation des Palestiniens. Il n’est jamais fourni de raison officielle, mais la plupart du temps c’est pour faciliter la circulation des colons israéliens dans le secteur, simplement pour nous pourrir la vie, ou pour imposer une forme plutôt pernicieuse de punition collective de la population palestinienne.
Le poste de contrôle de Beit El à l’entrée nord de Ramallah et celui de Jaba à l’entrée sud sont deux exemples parlants. Mon amie Manar, qui vit à Deir Dibwan, village situé à 4 km de Ramallah, a une heure de route en voiture en moyenne quand il n’y a pas de circulation pour se rendre à son travail en ville. Toutefois, ce trajet peut prendre un temps exponentiellement plus long quand le poste de Beit El est fermé aux personnes ne détenant pas de carte de VIP (et c’est souvent le cas). En théorie, elle pourrait emprunter d’autres voies qui réduiraient son trajet à 10 minutes, mais elles ne sont ouvertes qu’aux Israéliens.
Un de mes collègues, David, qui vient d’Aboud, ville chrétienne à environ 18 km au nord-ouest de Ramallah, arrive souvent en retard au travail parce que « la barrière était fermée ». La barrière est une installation israélienne automatique à l’entrée de la ville de Deir Ibzi à l’extérieur de Ramallah, et qu’il lui faut traverser. 
La fermeture fréquente de cette barrière double, voire triple la distance à parcourir pour ceux qui font la route depuis 10 villes et villages situés dans le district de Ramallah. Elle est assez souvent fermée parce qu’elle sert à faciliter la circulation des colons israéliens aux heures de pointe. Donc, prenons un jour comme un autre, la barrière serait fermée, disons, lorsque David quitte Ramallah pour rentrer chez lui à 16h, elle serait encore fermée à 17h quand son cousin essaie de passer, et puis elle serait de nouveau ouverte à 19h, puis fermée aux alentours de 22h quand son frère veut la franchir.
Il existe aussi de grands postes de contrôle, tels que Container et Za’tara, qui peuvent paralyser complètement la Cisjordanie. Quand le poste de Container est fermé, il coupe un tiers de la population de Cisjordanie vivant dans le sud, y compris les grandes villes comme Bethléem et Hébron, de Ramallah et le nord. De même, le poste de Za’tara bloque la circulation de et vers l’ensemble des régions du nord de la Cisjordanie, les villes de Naplouse, Tulkarem et Djénine comprises.
Je connais des familles chrétiennes d’al-Zababida, ville orthodoxe grecque près de Djénine, qui, par exemple, ont beaucoup de mal pour se rendre à Bethléem, à seulement 85 km, pour le pèlerinage de Noël à cause de l’attente aux postes de contrôle de Za’tara et Container. Au même moment, des pèlerins étrangers peuvent se rendre à Bethléem via huit itinéraires différents, via Jérusalem y compris, et certains jours peuvent probablement arriver par avion de l’étranger et y parvenir plus rapidement que les chrétiens palestiniens.
Mais contrôler la circulation des Palestiniens par le biais des postes de contrôle et autres barrières ne suffit pas aux Israéliens, aussi ils se sont mis à construire des routes séparées pour nous. Il y a, bien sûr, les « autoroutes » al-Mu’arajat et Wadi al-Nar, qui relient le nord à la vallée du Jourdain et au sud de la Cisjordanie respectivement, et il y a maintenant la route 4370 qui vient d’ouvrir, communément appelée la route de l’apartheid, qui relie les villages de Anata et Azzayim avec un haut mur en béton qui sépare les automobilistes juifs des automobilistes palestiniens. Toutes les voies de contournement mentionnées ci-dessus sont destinées à empêcher les Palestiniens d’emprunter les routes israéliennes qui traversent la Cisjordanie, telles que Highway 1 et Highway 60.
Étant donné les fermetures aléatoires, les restrictions, la séparation et l’isolement, il n’est guère surprenant que de nombreux Palestiniens aient le sentiment d’étouffer en Cisjordanie. Et, puisque beaucoup d’entre nous ne pouvons sortir ou aller ailleurs, nous devrions pouvoir au moins trouver un endroit où respirer et nous détendre sur notre propre terre. Mais même les espaces récréatifs se font de plus en plus rares en Cisjordanie.
C’était en 2011, quelques amis et moi-même sommes allés pique-niquer sur les collines du village al-Walaja dans la province de Bethléem. Je me souviens d’être descendu à pieds du village, et d’être passé à côté de l’arbre que beaucoup considèrent comme étant le plus vieil olivier du monde, pour parvenir à la source Ein Haniya, où nous nous sommes posés et avons passé un merveilleux moment. Aujourd’hui nous ne pouvons plus y aller. La source a été intégrée à un parc national israélien, un segment du mur d’apartheid a été construit tout près de cet olivier, et un poste de contrôle a été installé sur la route juste avant d’y arriver, de sorte que les Palestiniens ne peuvent y accéder.
Ce ne sont là que quelques exemples tirés de ma propre vie qui montrent comment mes amis et moi-même sommes affectés par le dispositif gigantesque mis en place par Israël pour contrôler et limiter la circulation des Palestiniens en Cisjordanie. Mais il y en a de nombreux autres, et beaucoup qui sont pires.
Pensez à tous les malades qui souffrent ou meurent bloqués dans le trafic avant d’atteindre l’hôpital, tous les membres d’une famille qui ratent des mariages ou des funérailles, tous ceux qui perdent leur emploi à cause de leurs retards, tous les pauvres agriculteurs qui ne peuvent pas mettre de pain sur la table à cause de la perte de leur récolte bloquée à un poste de contrôle une journée entière.
C’est là la réalité quotidienne opprimante et suffocante dans notre prison à ciel ouvert appelée Cisjordanie. 
* Jalal Abukhater est Jérusalemite. Il est titulaire d’une maîtrise en relations internationales et en politique de l’Université de Dundee, en Écosse. Son compte Twitter.
13 février 2019 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – MJB & Lotfallah
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