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« N’ayez pas peur » ont été les derniers mots de Tahrir

Hamza Abu Eltarabesh 5/Janvier/2019
Il y a des douleurs qui passent avec le temps. Et d’autres qui ne s’atténuent jamais.

Il y a dix ans, Israël a lancé une violente offensive contre Gaza.
Elle avait été méticuleusement pensée dans ses moindres aspects et notamment son timing, avec le choix de la période de Noël, lorsque la plupart des médias occidentaux du monde entier sont occupés à autre chose.
L’attaque a eu lieu pendant un cessez-le-feu de six mois conclu plus tôt dans l’année 2008, qu’ils avaient déjà violé par un raid sur Gaza le 4 novembre – le jour même d’une élection présidentielle américaine.
L’offensive, qui a pris le nom d’Opération Plomb durci a duré plus de trois semaines. Elle a fait plus de 1 400 morts parmi les Palestiniens, dont environ 1 200 civils.
Tahrir
Tahrir Balousha était une amie d’enfance, une voisine et une camarade de classe. Nos mères sont amies. A l’école nous jouions à qui aurait les meilleures notes à la fin de l’année.
Au début de notre dernière année de lycée en 2008, j’avais parié que j’aurais de meilleures notes qu’elle. Tahrir avait de hautes ambitions. Elle voulait finir dans le top 10 de la bande de Gaza.
Le 27 décembre 2008, nous avons passé le test préparatoire de l’examen d’arabe. Il s’est terminé vers 11h et, en rentrant chez moi, j’ai rencontré Tahrir. Nous avons échangé quelques mots sur la famille et l’examen, et nous nous sommes quittés.
Les bombes ont explosé une demi-heure plus tard. On aura dit un tremblement de terre. En quelques secondes, tout était recouvert de fumée.
Je n’ai pas compris tout de suite ce qui se passait. Mais des bombes sont ensuite tombées sur le camp de réfugiés de Jabaliya – où je vis – et j’ai compris : La guerre avait commencé.
J’étais encore dans la rue quand tout a commencé. J’ai déposé mon cartable dans une ruelle et je me suis joint à des volontaires qui aidaient à la circulation pour permettre aux gens de rentrer chez eux, au plus vite. 
C’est exactement comme ça qu’on se représente l’apocalypse : chaos, fracas, adrénaline, terreur.
Je suis arrivé chez moi deux heures plus tard, et j’ai eu la joie de trouver mes parents et mes frères et sœurs en bonne santé. La famille s’est réunie autour de la radio qui a commencé à donner les noms des martyrs et le nombre de ceux dont on était sans nouvelles. Le présentateur a conseillé à tous ceux qui n’arrivaient pas à localiser des parents ou des proches de se rendre à l’hôpital pour identifier les victimes.
Il s’est avéré que les attaques, ce jour-là, ont ciblé principalement des institutions gouvernementales, y compris des dizaines de commissariats de police civile, en violation du droit international, comme l’ONU l’a ensuite montré.
Plus de 225 personnes ont été tuées le premier jour. J’étais bouleversé car j’en connaissais 10, dont deux très bons amis qui travaillaient dans la police : Taysir Wishah qui était plutôt calme, et Fayiz Abu al-Qumsan qui riait tout le temps.
Attaque de la mosquée
Pendant les premiers jours de l’Opération Plomb durci, les avions de combat israéliens ont pris pour cible la mosquée Imad Aqel au milieu du camp de Jabaliya. La mosquée a été dévastée, comme 34 autres mosquées, lors de l’attaque israélienne.
Samira Balousha, la mère de Tahrir, m’a dit plus tard qu’elle n’avait rien entendu sur le moment.
« Nous dormions tous. J’ai été brutalement réveillée par quelque chose de lourd qui est tombé sur moi. C’était un morceau de béton. »
La maison de Tahrir était juste à côté de la mosquée Imad Aqel. Elle vivait dans un simple bâtiment de béton au toit d’amiante, avec ses parents et ses neuf frères et sœurs.
« J’avais du mal à bouger », se souvient Samira, aujourd’hui âgée de 46 ans. « Mais j’ai réussi à enlever le bloc de ma poitrine et j’ai commencé à chercher mes enfants. »
Anwar, son mari, avait également survécu à la frappe.
Ils ont d’abord retrouvé Baraa leur petite fille de deux semaines. Elle était indemne.
Les voisins ont commencé à arriver pour chercher des survivants. Ils ont trouvé Mohammed, 18 mois, le seul garçon de la famille, également vivant et en bonne santé.
Samira n’a pas pu aller dans la chambre de ses filles. « Je me suis évanouie et on m’a emmenée à l’hôpital. Tout ce dont je me souviens, c’est que leur chambre était pleine de décombres.
« J’ai tout vu à la télévision. En direct. J’ai vu sur Al-Aqsa TV des sauveteurs en train de sortir les corps, un par un. Ma mère qui était à côté de moi, disait leur nom à mesure qu’on les sortait des ruines.
« Elle les connaissait bien.
« Le dernier corps qu’on a sorti était celui de Tahrir. »
Cinq filles ont été tuées dans cette maison ce jour-là : Tahrir, 17 ans, Ikram, 14 ans, Samar, 12 ans, Dunia, 7 ans, et Jawaher, 4 ans.
« C’était horrible. Je suis retournée dans ma chambre. Je sanglotais. Je me cognais la tête contre le mur. J’étais folle de douleur. »
« Je n’oublierai jamais ce jour-là », dit Iman, l’une des sœurs qui a survécu. Iman a maintenant 26 ans et est marié et mère de deux enfants. Elle était dans la chambre des filles et elle se souvient des dernières paroles de Tahrir.
« Elle nous a dit de ne pas avoir peur et de demander à Dieu de nous sauver. Puis sa voix s’est coupée et on s’est mises à pleurer. »
Je ne cesserai jamais de me demander ce que Tahrir aurait fait de sa vie. Elle était intelligente et ambitieuse et rêvait d’améliorer sa vie et celle de sa famille.
Le manque de nourriture
Le sixième jour de la guerre, le 3 janvier, l’armée israélienne a commencé son invasion terrestre. Des membres de notre famille, chassés par les soldats, se sont réfugiés chez nous dans le camp de Jabaliya.
Nous nous sommes retrouvés à 60 adultes et 30 enfants dans notre maison de 150 mètres carrés.
Nous avons partagé des nuits sans électricité, sans eau et sans gaz pour cuisiner. Les avions israéliens avaient détruit le réseau de télécommunications et nous étions coupés du monde.
La nuit, les enfants étaient terrorisés par les violentes explosions. Il faisait froid. Nous n’avions pas assez de couvertures pour nous couvrir tous. J’ai dormi dans un manteau de mon père.
Les journées étaient tout aussi horribles. Je ne m’aventurerais jamais loin de la maison, et je n’allais nulle part après la tombée de la nuit.
Au bout d’une semaine, nous n’avions plus rien à manger et pas assez d’argent pour nourrir tout le monde. Ma mère a dû vendre des bijoux pour acheter de la nourriture.
Le pain est devenu un luxe. Beaucoup de boulangeries ou de magasins étaient fermés ou vides. Et on ne pouvait pas cuisiner à la maison, car on n’avait pas assez de gaz.
Un jour, les femmes de la maison avaient réussi à pétrir environ 200 pains, et elles m’ont demandé de trouver un four artisanal. Je me suis renseigné et j’ai appris qu’il y en avait un dans la maison de la famille Abu Taqiya, à environ un kilomètre de là, à l’ouest du camp.
J’ai mis le pain cru sur une planche sur ma tête et j’y suis allée à pied, mais quand je suis arrivé, il y avait 20 autres personnes qui attendaient leur tour de cuisson. Comme ils habitaient tous près du four, ils ont accepté de me laisser passer en premier : j’avais le plus de chemin à parcourir pour rentrer chez moi et je devais rentrer avant la tombée de la nuit.
Il commençait à faire nuit, quand le pain a été prêt. J’ai remis le plateau de pains sur la tête, mais je ne l’ai pas recouvert, pour que les pilotes voient
bien ce que je portais. Je me suis dit que s’ils me surveillaient, ils verraient que je ne portais que de la nourriture.
Mon cœur battait la chamade, mon pouls était rapide et je marchais aussi vite que je le pouvais. Au-dessus de moi, je pouvais entendre le rugissement des avions de chasse. Je sentais qu’ils me pourchassaient.
Quand je suis arrivé chez moi, ma mère a vu la peur dans mes yeux. Elle m’a serré dans ses bras et je me suis mis à pleurer de soulagement d’être encore en vie.
Tout le monde avait aussi peur que moi à Gaza. Certains ont des histoires beaucoup plus douloureuses que la mienne. Beaucoup ont été blessés ou affectés par la perte d’êtres chers ou de leur maison.
Aucun d’entre nous n’oubliera ces jours sombres et ces nuits froides.
Je n’oublierai jamais ceux qui n’ont pas survécu aux attaques israéliennes, comme Tahrir.
Moi, j’ai survécu. J’ai perdu l’amie dont la concurrence me stimulait à l’école, mais j’ai tout de même assez bien réussi. J’ai fait des études de journalisme et ma mission aujourd’hui est de documenter fidèlement les crimes d’Israël à Gaza.
* Hamza Abu Eltarabesh est un jeune journaliste indépendant de Gaza.
26 décembre 2018 – The Electronic Intifada – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet