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Gaza : «Il manquait 12 centimètres d’os, la jambe pendouillait»

Par Guillaume Gendron 20 août 2018
Lors des manifestations qui ont lieu depuis cinq mois près de la clôture de séparation entre Israël et la bande de Gaza, environ 170 Palestiniens ont été tués et des milliers gravement blessés par les tirs militaires israéliens, causes de très nombreuses amputations. Rencontre avec ces estropiés de la «Marche du retour».

Entre Israël et le Hamas, les rumeurs de trêve à long terme (en réalité, un retour au statu quo) ont succédé à la chorégraphie des roquettes contre chasseurs F16, après un été ponctué d’«accès de fièvre», comme l’euphémisent les militaires. Mais la situation reste tendue à Gaza, et les espoirs de calme sans cesse remis en cause. Depuis des mois, la guerre – c’est-à-dire une invasion terrestre de l’enclave sous blocus – semble à nouveau promise, après celle, dévastatrice, de 2014. Si le conflit n’est pas officiellement déclaré, pas plus qu’un cessez-le-feu durable, l’enclave compte déjà ses morts (près de 170 depuis cinq mois, le plus jeune, âgé de 12 ans, ayant été tué le 27 juillet) et ses blessés par balles : des milliers depuis le début de la «Marche du retour», stigmates d’une guerre avant même qu’elle n’éclate.
Course sur route aux Jeux d’Asie
Rafah, à la frontière égyptienne. Alaa al-Dali a déménagé au rez-de-chaussée de l’austère bâtisse familiale. Sur un placard, des animaux Disney tracés au feutre : c’était jusqu’ici la chambre de ses sœurs. Dans un coin de la pièce, médailles et coupes sont exposées telles des reliques, un casque à vélo pendu à un clou. Et puis il y a les béquilles. Cet ouvrier dans le bâtiment de 21 ans, mâchoire carrée et épaules à l’avenant, était encore il y a peu «le numéro 2 palestinien de la course sur route», sélectionné pour les Jeux d’Asie qui se tiennent à Jakarta, en Indonésie, jusqu’au 2 septembre. L’imparfait est désormais de mise – Alaa al-Dali a été amputé au-dessus du genou droit début avril, raison pour laquelle il a abandonné sa chambre à l’étage.
A Rafah, le 19 avril, Alaa al-Dali, ouvrier et cycliste de 21 ans ayant perdu une jambe dans un tir israélien. Photo Said Khatib. AFP
Comme des milliers d’autres (plus de 4 500, selon le ministère de la Santé de Gaza), Al-Dali a été touché par une balle israélienne, lors des rassemblements hebdomadaires de masse face aux snipers postés de l’autre côté de la clôture de séparation. Apolitique et spontané dans un premier temps, le mouvement a été baptisé «Marche du retour» en référence au «droit au retour» des réfugiés palestiniens dans leurs villages fuis en 1948, demande qui causerait, selon les Israéliens, un renversement démographique sonnant la fin du projet sioniste. Il a été rapidement phagocyté par le Hamas, qui y a trouvé un moyen de garder Tsahal sur les talons tout en attirant la commisération de la communauté internationale.
«Bavardage creux»
Au fil des semaines, les revendications et la rhétorique belliqueuse du Hamas, ajoutées à l’escalade paramilitaire du mouvement (roquettes, cerfs-volants enflammés, miliciens armés tentant de passer les barbelés en même temps que les manifestants), n’ont fait que renforcer les Israéliens dans leur conviction qu’il n’y a pas d’alternative aux balles, même si la majorité des participants à ces rassemblements sont des civils non armés. Au lendemain de la première marche sanglante, le 30 mars, Tsahal assurait que «tout était précis et mesuré. Nous savons qui chaque balle a touché [“where every bullet landed”, en VO]», sous-entendant n’avoir tué que des «terroristes». Or la mort d’enfants, secouristes et journalistes a obligé l’armée israélienne à un très relatif mea culpa. Fin juillet, une «enquête interne» a conclu que certains manifestants «non impliqués» dans les heurts avaient été touchés par les snipers «non intentionnellement». Un «bavardage creux» dénoncé par l’ONG israélienne B’Tselem, identique selon elle à celui de la commission qui avait blanchi de crimes de guerre les généraux de l’opération «Bordure protectrice» en 2014. Des conclusions qui n’ont par ailleurs pas poussé les Israéliens à changer leurs «règles d’engagement».
Ainsi, à l’instar du cycliste palestinien, 60 % des blessés par le feu israélien des derniers mois l’ont été aux jambes, mutilés en raison de «blessures inhabituelles et dévastatrices», comme s’en était alarmé Médecins sans frontières, en avril.
Fumée noire des pneus
Son histoire, édifiante, Alaa al-Dali l’a racontée maintes fois, y compris «aux reporters de CNN», depuis ce fatidique 30 mars. Ironie tragique, la principale motivation du cycliste pour se rendre à la marche inaugurale n’était pas d’ordre idéologique, mais personnel : il redoutait de manquer les Jeux d’Asie, ne pouvant pas sortir de l’enclave. A quelques jours du départ du Giro à Jérusalem, il s’est dit qu’il trouverait des journalistes pour relayer son histoire s’il se rendait à la marche avec son vélo, un moyen comme un autre de mettre la pression sur les autorités israéliennes, après avoir loupé plusieurs compétitions faute de permis de sortie. Et puis, comme beaucoup, il a entendu dire que le rassemblement serait familial, qu’il n’y avait pas grand-chose à craindre. Mais ce jour-là, à Rafah, il ne tombe sur aucun reporter et s’approche, dit-il, à 250 mètres des barbelés, dans la fumée noire des pneus. Puis c’est un claquement, une plaie béante.
Un Palestinien, à Rafah le 24 mai, après avoir été blessé par des tirs israéliens. Photo Wissam Nassar. Picture Alliance.
«Franchement, les médecins étaient choqués, raconte-t-il. Il manquait 12 centimètres d’os, la jambe pendouillait, ça tenait par la peau et la chair.» Son statut un peu à part pousse les Israéliens à autoriser son transfert à Ramallah, en Cisjordanie occupée. Une rare «faveur» : les autorités israéliennes, contactées par Libération, assument avoir «rejeté d’office» toute requête d’entrée pour raisons médicales de «terroristes ou émeutiers», sauf «cas humanitaires exceptionnels», soit 68 personnes fin juin.
Là-bas, on lui donne 10 % de chances de garder sa jambe. Il est opéré sept fois, à base de greffes de son autre jambe, désormais balafrée de la cheville à la cuisse, jusqu’à ce que l’amputation, inévitable, s’impose. L’une des premières parmi une longue série : depuis le 30 mars, les autorités locales ont répertorié 69 cas d’amputations, dont 61 concernent les membres inférieurs.
Le récit d’Alaa al-Dali s’interrompt. Trois membres de l’Union médicale arabe, une ONG égyptienne, débarquent dans la pièce. Ils lui glissent une enveloppe. Le défilé des politiques, journalistes et humanitaires s’est tari, mais c’est un fait, Al-Dali est désormais une quasi-célébrité, plus que du temps de ses modestes exploits en selle. «Je sais qu’on me visite pour ce que je représente. Les autres, c’est sans doute plus dur pour eux», se hasarde-t-il. Il feuillette les billets verts : 200 dollars. Puis fait les comptes : le Hamas lui a versé 300 dollars, comme à tous les blessés par balles, le Fatah 200, la Fédération sportive palestinienne 300. Il y a quelques semaines, Mahmoud al-Zahar, figure fondatrice du mouvement islamiste, est venu en personne lui tendre 200 dollars de plus. Une sorte de «bonus» amputation.
Il dit n’être affilié à aucune faction, lesquelles jouent des coudes, et parfois des poings, pour «adopter» les martyrs et les blessés les plus médiatiques à des fins de propagande. «Mais qui peut croire qu’on fait ça [c’est-à-dire risquer sa vie malgré les avertissements israéliens, ndlr] parce que les factions nous donnent de l’argent ? s’agace-t-il. Même si on m’avait donné 5 millions pour me couper la jambe, j’aurais dit non ! Je suis comme tout le monde…» Il a fait des recherches sur Internet : la prothèse sportive dont il a besoin pour remonter sur un vélo coûte 15 000 euros – il en est loin. «Mais la vie ne va pas s’arrêter, je vais trouver un sponsor», se persuade-t-il, assurant avoir accepté le «destin que Dieu lui a choisi».
«Se marier en boitant, c’est faisable, mais sans jambe…»
A une heure de route de là, en plein centre-ville de Gaza. La chaleur est écrasante, et la petite clinique post-opératoire de Médecins sans frontières déborde de patients. Une forêt de béquilles se hérissent sur la terrasse couverte qui sert de salle d’attente. Depuis le début de la «Marche du retour», les humanitaires ont doublé leurs effectifs. Des dizaines d’hommes attendent assis sur des chaises en plastique qu’on change leurs pansements et nettoie leurs plaies – MSF prend en charge le suivi d’un tiers des blessés par balles de l’enclave. Les visages juvéniles, émaciés, se ressemblent, tout comme leurs stigmates : des jambes jaunâtres couvertes de bandages, des pantalons lacérés d’où sortent les tiges de métal des fixateurs externes. Quand un visiteur s’approche, le rituel est toujours le même : on tend son téléphone et l’on montre la photo de sa blessure. A chaque fois, une plaie atroce, béante, des os blancs, comme nettoyés de toute chair, des orifices de sortie parfois gros comme un poing. La cheffe de l’équipe médicale, Pascale Marty, parle de «plaies catastrophiques, qui mettront des mois à se refermer». Plus inquiétant encore, le risque infectieux. «Immense» d’après elle. «Dans la majorité des cas, on fait face à des fractures ouvertes, infectées par définition, détaille-t-elle. Vu les conditions sanitaires locales [manque d’eau potable, vétusté des installations, pénurie de médicaments, ndlr], on s’attend à des nécroses, et donc à des amputations supplémentaires dans les mois à venir.»
Des Palestiniens blessés au centre de soins de Médecins sans frontières à Gaza le 6 juin. Photo Heidi Levine. Sipa
Et puis il y a «l’insouciance» – ou le désespoir, ou l’entêtement, c’est selon – de cette «population vulnérable» : ces shebab des camps de réfugiés et des quartiers pauvres, dont l’absence de perspective les pousse à retourner à la frontière avec leurs broches dans le tibia, exposés au sable, à la poussière et à nouveau aux balles. Enfin, il y a ceux dont on a perdu la trace, sortis trop tôt de l’hôpital. Les jours des plus grosses hécatombes, le 30 mars (une vingtaine de tués) et le 14 mai (une cinquantaine), il a fallu faire de la place. «La plupart veulent garder leur jambe à tout prix. L’amputation n’est pas du tout dans les mœurs même si, dans certains cas, elle peut améliorer la qualité de vie. Culturellement, l’infirmité est très dure à accepter ici», note la médecin. Dit plus crûment par un Gazaoui : «Se marier en boitant, c’est faisable, mais sans jambe…»
Allongé sur un brancard, Shiad Yassine, 26 ans, regarde dans le vide. La mort sociale après la blessure, il l’expérimente déjà. «Maintenant, je vis de la pitié, avant je ramenais de l’argent», lâche ce chauffeur de taxi, dont le véhicule ne lui appartenait pas : «J’ai dû le rendre au propriétaire. Lui aussi, il faut qu’il mange…»
«Le suivi, c’est l’enjeu capital du moment»
Le défi médical à venir est immense. La plupart des plaies nécessitent de multiples interventions chirurgicales. Gabriel Salazar Arbelaez, coordinateur médical du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pour l’ensemble des Territoires palestiniens, estime à 1 350 le nombre de blessés à ré-opérer, entre trois et cinq fois chacun, prévoyant 4 000 opérations à étaler dans les six prochains mois. Il détaille : «Dans un premier temps, on sauve la vie. Puis le membre, et enfin la mobilité. Ça veut dire chirurgie vasculaire, puis orthopédique, réparation des tissus, et enfin chirurgie plastique.» Les comparaisons avec la guerre de 2014 ? «Evidemment, la mortalité est bien moindre [2 000 morts à l’époque, ndlr], mais au niveau de la problématique de santé, c’est plus complexe, répond-il. D’autant que l’infrastructure médicale locale, en crise chronique depuis des années, est totalement asphyxiée. Le 24 mai, j’étais au triage : en cinq heures, j’ai vu passer 600 patients, et tous les blessés, c’était du “jaune” et du “rouge”. Que des blessures graves. Je me suis dit que les hôpitaux allaient s’effondrer.» Le CICR a envoyé 11 personnes en renfort. «Le suivi, c’est l’enjeu capital du moment, continue-t-il. Dans les maisons, il y a des gens qui hurlent de douleur à longueur de journée. Il faut retrouver ces gens, les ramener pour des traitements.» Il faut aussi former les familles à changer les pansements de leurs mutilés, faute d’un nombre suffisant d’infirmiers. Selon les scénarios les plus alarmistes, et sans compter les futurs blessés, le nombre d’amputés pourrait grimper jusqu’à une centaine.
Des prothèses à l’Artificial Limbs and Polio Center de Gaza, le 22 avril. Photo Wissam Nassar. Picture Alliance
Il n’existe qu’un seul centre médical à Gaza capable de fabriquer des prothèses, l’Artificial Limbs and Polio Center (ALPC). On n’y fabrique pas vraiment les lames high-tech en carbone dont rêve Alaa al-Dali, le cycliste palestinien. Ici, la méthode est rustique : on fait un moulage du moignon, on l’entoure de résine fondue puis, une fois solidifiée, on casse le plâtre laissé à l’intérieur au marteau. Ces prothèses-là coûtent entre 1 000 et 2 000 dollars (de 880 à 1 750 euros) et sont prises en charge par les associations locales. Le centre médical, comme la plupart des établissements publics, a été durement touché par le bras de fer financier entre l’Autorité palestinienne et le Hamas : faute de pouvoir payer les salaires à temps plein, ses employés sont tous à mi-temps, travaillant uniquement le matin.
Pupille de la nation palestinienne
Le directeur de l’ALPC, Mohammed Dwema, assure que l’afflux des mutilés sera gérable – il parle au futur car il faut entre trois et quatre mois de cicatrisation avant de commencer à équiper les malades -, même si l’approvisionnement en résine pourrait se révéler problématique. Celui-ci fait l’objet de négociations annuelles avec les autorités israéliennes, qui contrôlent l’entrée de toutes les marchandises dans Gaza. Et le stock actuel a été commandé bien avant le début de la «Marche du retour»… Pour le prothésiste, le vrai défi ne se situe pas au niveau des amputés, mais de la fabrication des orthèses et des semelles orthopédiques : «Beaucoup ont perdu de l’os, certains auront désormais une jambe un peu plus courte que l’autre… On pense qu’environ 400 personnes auront une incapacité permanente et besoin de ce genre d’accessoires à vie.»
Une prothèse «made in Gaza», Yamen Nofal n’en veut pas pour son fils : «Il lui faut le meilleur après ce qui lui est arrivé.» Le 17 avril, un jour de semaine, Abdel-Rahman, 12 ans, a été touché par une balle. Le petit garçon a donné lui aussi plusieurs versions des événements. Il a d’abord raconté qu’avec des camarades de classe, après les cours, il avait jeté des pierres sur les soldats postés de l’autre côté des barbelés. A un reporter, il a raconté qu’il courait après son ballon de foot qui roulait jusqu’à la clôture. «Qu’importe, s’énerve son père, qui n’a assisté à aucune manifestation. Mon fils, dans leur lunette de tir, ils voient bien qu’il est tout petit ! Pourquoi ils l’ont snipé ?» Difficile d’imaginer comment ce frêle garçonnet peut être une menace. Amputé au-dessus du genou, il s’endort sur un matelas, abruti par les calmants.
Dans le salon trône désormais un grand portrait de l’enfant, les visages de Yasser Arafat et de Mahmoud Abbas «photoshoppés» de part et d’autre. Un cadeau du Fatah : le père, âgé de 35 ans, est un «retraité» des services de sécurité de l’Autorité palestinienne depuis la prise de pouvoir du Hamas, il y a dix ans. Yamen Nofal espère qu’«Abou Mazen [le surnom d’Abbas, ndlr] adoptera [son] fils», ce qui lui donnerait un statut équivalent à pupille de la nation palestinienne. Mais après les sollicitations des premières semaines, il déchante. «Au début, tout le monde s’intéressait à nous, et puis…» Les visites se raréfient, les enveloppes aussi. Une association américaine a proposé de prendre en charge les soins d’Abdel-Rahman aux Etats-Unis. «J’ai dit non, explique son père. Ça voulait dire qu’il parte encore tout seul, pour des mois, peut-être une année, et il a besoin de son père et de sa mère.»
L’enfant a été amputé à Ramallah, seulement accompagné d’un oncle vivant en Cisjordanie, sans son père ni sa mère, deux jours après sa blessure. Le temps d’avoir le feu vert pour son transfert, que les autorités israéliennes ont d’abord refusé, assure son père : «Arrivé là-bas, son sang était empoisonné, il risquait la mort par infection. Il n’y avait pas le choix.»
Rumeurs sur les munitions
Il regarde son fils, et «comme à chaque fois, [il a] la colère qui monte contre les Israéliens» : «C’était la dynamo de la maison, ce gosse, il aidait tout le monde, il nous donnait de la joie. Je m’appuyais beaucoup sur lui, c’est mon aîné, mais c’est fini ça. Je suis fier de voir qu’il garde le moral, parce que moi, je l’ai perdu.» Car, après le ballet des journalistes et la récupération des factions, que reste-t-il ? Une «génération de handicapés», comme s’en est alarmé le «raïs» palestinien, Mahmoud Abbas, pour fustiger le Hamas aux manettes du mouvement ? Yamen Nofal dit qu’il a peur qu’on oublie son fils sacrifié, comme tant d’autres, dans une enclave où les martyrs et les scarifiés sont partout, sur les pancartes et sur les murs, jusqu’à ce qu’ils soient remplacés par d’autres. Début juillet, un autre garçon de 13 ans a été à son tour amputé.
Ainsi, Israël aurait coupé les jambes de la jeunesse gazaouie, désœuvrée, désespérée, manipulée, un toxique mélange des trois. Intentionnellement ? Les Palestiniens l’assurent. A leurs yeux, le petit Abdel-Rahman en est le double symbole. D’abord, la preuve que l’armée israélienne ne tire pas que sur des «terroristes du Hamas», mais aussi sur des enfants, des secouristes (à l’instar de la jeune Razan al-Najjar, tuée début juin), des journalistes. Ensuite, et surtout, un exemple édifiant de la gravité des blessures, causées, veut-on croire à Gaza, par des munitions «spéciales».
Les rumeurs abondent, alimentées par les médecins locaux ou par le Hamas : les Israéliens utiliseraient des munitions de chasse – «comme pour les animaux sauvages», a insisté un blessé rencontré au centre MSF -, des balles dum-dum, «papillon», explosives. Beaucoup, sur leur téléphone portable, ont sauvegardé des images trouvées sur Internet de ces munitions. Pourtant, aucune étude balistique sérieuse n’a été jusqu’ici menée, et le shrapnel laissé dans les plaies ne permet pas de tirer ces conclusions. Interrogé par Libération, le porte-parolat de Tsahal nie catégoriquement, sans entrer dans le détail : «L’armée israélienne n’utilise que des armes et munitions standard, légales aux yeux du droit international.» Soit, très probablement, les fusils M24 de Remington, utilisés par l’armée américaine, de calibre 7,62 mm Otan, en référence à son usage par l’organisation de défense transatlantique.
L’ordre de viser les jambes, assurent les militaires, est donné pour limiter les tirs létaux, et non pour mutiler, et seulement en dernier recours. En juillet, du bout des lèvres et sous couvert d’anonymat, un haut gradé a reconnu dans la presse israélienne qu’il y avait cependant pu avoir «des erreurs», dues au manque de visibilité causé par la fumée des pneus, à des ricochets dans la foule dense – une brèche dans le narratif de l’infaillibilité israélienne présenté jusqu’alors.
«Très vite et très fort»
Pour expliquer la gravité des blessures, une nouvelle hypothèse a émergé. «On a enquêté, et tout porte à croire qu’il s’agit bien de munitions standard, explique Yehuda Shaul, fondateur de l’ONG Breaking the Silence, connue pour ses enquêtes fouillées sur les bavures israéliennes à Gaza et en Cisjordanie. Le problème, c’est qu’elles sont tirées par des fusils de snipers, à très haute vélocité. D’ordinaire, un fusil de précision est conçu pour toucher à environ 800 mètres – là, c’est à 100, 200 mètres. Les cibles sont si proches que la balle percute très vite et très fort.» Explication reprise par Human Rights Watch dans son rapport – très critique – sur la répression létale israélienne, qualifiée de «possible crime de guerre».
Dans sa petite chambre, le cycliste Alaa al-Dali ne peut s’empêcher de passer et repasser sa main sur son moignon. «Les Israéliens nous ont vus comme une armée, songe-t-il. Mais on voulait juste qu’ils lèvent le blocus. Pour la plupart, on était des pacifistes. En tout cas, moi, je l’étais.» Moins couvertes par les médias, moins populaires aussi, les manifestations de la «Marche du retour» continuent pourtant. Et le macabre décompte se poursuit.