General

Le machisme du sultan Erdogan

Par Vincent
Hugeux, L’Express, 23/06/2018

Candidat
ce dimanche à un nouveau mandat, le président turc professe une vision
archaïque des femmes.
Le
président turc Recep Tayyip Erdogan et sa femme Emine, le 7 août 2016 à
Istanbul. Osman Orsal/REUTERS

La scène
date un peu – juin 2013 -, mais fait toujours les délices des féministes
turques. Micro en main, le président Recep Tayyip
Erdogan
, veste à carreaux et phrasé martial, harangue debout une
foule de fidèles. Soudain, son épouse, assise à son côté, se lève et lui glisse
un mot à l’oreille. Il l’ignore. Elle insiste. Excédé, le reis rabroue d’un
geste impérieux la première dame. Laquelle, ainsi tancée, se tasse humblement
sur son siège, un pâle sourire aux lèvres.  

Dire que,
trente-six ans plus tôt, c’est à la faveur d’un meeting du MSP, l’ancêtre du Parti de la
justice et du développement (AKP)
, la formation islamo-conservatrice
au pouvoir, que “Tayyip”, costume crème, voix de velours, avait
envoûté la jeune Emine, militante issue d’une famille pieuse et modeste de
Fatih, un quartier populaire d’Istanbul. Un vieux sage apparu en songe,
confiera-t-elle à ses amies, lui avait prédit l’idylle. En ce temps-là, le
futur sultan déclamait des poèmes à la tribune… 
“Le
dernier carré des amoureuses”
Adieu les
rimes et les stances. Désormais, Erdogan l’imprécateur gronde et houspille à
tout-va, quitte à sermonner ses ouailles, suspectées de tiédeur. Car le vent,
hier si propice, a tourné. Un suspense inédit flotte sur les élections
anticipées, présidentielle et législatives, de ce dimanche 24 juin. Pour sauver
son trône et garder le contrôle de la “Grande Assemblée nationale”,
le sortant doit impérativement rameuter ses troupes ; à commencer par la
cohorte des “chères soeurs”, concitoyennes tantôt courtisées, tantôt
rudoyées. 
“Le
dernier carré des amoureuses, grince l’avocate Hülya
Gülbahar, figure du féminisme turc
. Celles qui se rangent encore
envers et contre tout sous l’aile du protecteur charismatique.”  
L’avocate
Hülya Gülbahar, militante des droits humains et figure de proue du féminisme
turc. Erdogan s’emploie, dit-elle, à rameuter “le dernier carré des
amoureuses”. Arnaud Andrieu pour L’Express

Lequel
mise bien sûr sur le maillage que tissent, rue par rue et de village en
village, les sections féminines de l’AKP. Mais aussi sur le rayonnement, au
demeurant aléatoire, de “ses” femmes. En l’occurrence, sa compagne à
l’élégance islamo-compatible et leurs deux filles.  

Esra
Eruçar (à droite) dirige le réseau des 32 sections féminines de l’AKP, dans le
quartier stambouliote d’Üsküdar. Ici, elle orchestre une distribution de
cadeaux aux orphelins accueillis dans un institut municipal de soutien
scolaire. Et ce sous l’oeil des caméras de la télévision du parti. Arnaud
Andrieu pour L’Express
A en
croire Meryem Atlas, rédactrice en chef de l’édition anglaise du journal
erdoganiste Sabah, “Emine Hanim” (Mme Emine) n’aurait rien de la
muette du sérail. “Maternelle, compatissante, à l’écoute, avance-t-elle.
Mais ni docile ni soumise.” De fait, on l’a vue accourir, coiffée du türban,
le foulard à la turque, auprès de la veuve éplorée, de la mère du soldat fauché
au front, des rescapés d’une tragédie minière ; ou, à l’heure de l’iftar, la
rupture du jeûne du ramadan, couvrir de cadeaux des gamins déshérités. 

A
l’étranger, les usages de la diplomatie matrimoniale auront conduit la First
Lady d’Ankara dans un orphelinat de Kuala Lumpur, en Malaisie, ou du côté du
Bangladesh, au coeur d’un camp de réfugiés rohingya,
ces musulmans birmans persécutés. Pour le reste, Emine se borne à graviter dans
l’ombre du grand homme. “A mes yeux, confie la journaliste Isin Eliçin,
pilier du site d’information alternatif Medyascope, elle incarne un archaïsme,
voire une forme de régression. Logique : l’exercice du pouvoir, pour son mari,
est un one man show. Et doit le rester.” 
Le harem,
“une école de la vie”
Madame
occupe donc, à la demande, les espaces que Monsieur ignore ou déserte. “Un
partenariat conjugal”, s’amuse la gracile Merve Pehlivan, traductrice et
animatrice d’une scène stambouliote cosmopolite et branchée. “Jamais elle
n’émettra une opinion divergente, renchérit Hülya Gülbahar. Inconcevable : lui
cultive une posture virile et patriarcale de mâle dominant, de chef de clan, et
tient à rester le maître du jeu de rôles.”  
Emine
endosse les siens sans rechigner. Dont celui, à Ankara, d’intendante des
cuisines du pharaonique Palais blanc, siège de la présidence aux 1 150 pièces.
En avril 2015, au détour d’un édifiant reportage paru dans le quotidien Yeni
Safak, elle vante ainsi les vertus du recyclage des pelures de pomme, des peaux
de citron et des noyaux d’olive. Un an plus tard, lors d’une conférence à la
gloire des mères des sultans ottomans, l’épouse du “boss” assimile le
harem à “une école de vie” et “un lieu d’éducation”. 
Merve
Pehlivan, animatrice chaque mardi sur la scène de l’Arsen Lupen, bar bobo
d’Istanbul, d’un stand-up cosmopolite. “Recep et Emine ? Un partenariat
conjugal.” Arnaud Andrieu pour L’Express

Son
influence politique ? Minimale. En 2004, lasse de recueillir les amères confidences
d’épouses infidèles de parlementaires AKP, elle aurait inspiré un projet de loi
– promptement torpillé – tendant à criminaliser l’adultère. Ses racines arabes
ont par ailleurs incité quelques exégètes à lui attribuer telle ou telle
inflexion de la doctrine moyen-orientale de son époux. “Pures
fadaises”, tranche un diplomate européen.  

Mieux
vaut néanmoins ne pas ironiser sur ses mondanités de dame patronnesse. Pour
avoir, en septembre 2010, décrit de sa plume grinçante un dîner de gala au
profit des enfants palestiniens, la journaliste Mine Kirikkanat a été
brutalement virée de sa rédaction. Quant au député du Parti républicain du
peuple (CHP) qui avait osé apostropher l’oratrice dépêchée par son mari à
l’ambassade du Japon le temps d’une cérémonie -“A quel titre parlez-vous ?
Vous ne détenez aucune fonction dans le protocole d’Etat !”-, il fut
désavoué par sa hiérarchie. 
Le pas de
la “gazelle”
Dans la
famille Erdogan, les filles… Passons sur l’aînée, Esra, 37 ans, reléguée dans
la coulisse depuis son fastueux mariage, en juillet 2004, avec le businessman
Berat Albayrak, rejeton d’un penseur islamiste fameux. Promu depuis lors
ministre de l’Energie et membre du comité exécutif de l’AKP, “Monsieur
Gendre” doit à l’estime que lui témoigne beau-papa le sobriquet, un rien
abusif, de “vice-président”.  
Prénommée
Sümeyye, la cadette et jeune trentenaire mérite quant à elle mieux qu’une brève
mention. Si la favorite du reis, qui la surnomme “ma gazelle”, a
cueilli un diplôme de sciences politiques aux Etats-Unis et un master en
sociologie à la London School of Economics, c’est que le port du voile était à
l’époque banni dans les universités turques. Forte de ce cursus international,
Sümeyye exercera quatre années durant la fonction de conseillère du père, alors
Premier ministre.  
Les
épousailles de sa soeur avaient forgé l’alliance entre l'”Erdoganie”
et l’aristocratie des affaires ? Son union, tout aussi princière, scellera la
réconciliation entre l’islamisme d’Etat et la hiérarchie militaire : en mai
2016, la “gazelle” convole avec un ingénieur militaire, formé lui
aussi outre-Atlantique, héritier de la fabrique familiale d’armements. 
Esra et
Sümeyye, les deux filles du couple Erdogan, quittent le site d’un meeting
d’Istanbul, le 17 juin, à bord de l’hélicoptère présidentiel. Hier conseillère
de son père, la cadette, Sümeyye, anime désormais la Kadem (Association des
femmes et de la démocratie), l’un des instruments d’influence de la nébuleuse
AKP. Arnaud Andrieu pour L’Express
  

Moins
exposée qu’hier, elle sert dorénavant la cause en qualité de vice-présidente de
la Kadem (Association des femmes et de la démocratie), une “ONG” très
gouvernementale. “Sa présence inspire confiance, soutient son amie Meryem
Atlas. Et elle est plus puissante là qu’à la tête d’un ministère.” Pas si
simple.  
“Sümeyye
n’est qu’un alibi, et la Kadem, une vitrine doublée d’un instrument au service
d’Erdogan”, assène Hülya Gülbahar. A entendre ses animatrices,
l’association milite pourtant en faveur de la “tolérance zéro” pour
les maris cogneurs, revendique la paternité – pardon, la maternité – du
maintien à 18 ans de l’âge au mariage des jeunes filles, et incite les
“soeurs” à investir l’arène politique.  
Mais
voilà : le patriarcat a le cuir épais. “Le plus dur, admet Meryem, c’est
de changer les mentalités. Celles du mari, du policier, de l’imam. Bien plus
essentiel que d’adopter une Constitution impeccable et des lois
parfaites.” 
Conférence
de rédaction à Medyascope, site d’information alternatif installé à Istanbul et
dont les contenus sont accessibles via Youtube, Twitter, Facebook et Periscope.
Debout, à droite, la journaliste Isin Eliçin, qui anime chaque lundi
“Femfikir”, un débat entre femmes engagées dans l’arène
politico-sociale. Arnaud Andrieu pour L’Express

Au
royaume de la femme “incomplète”

Parfaites,
les lois ? Il aura fallu attendre 2005 pour abroger celle qui visait à absoudre
le violeur pour peu qu’il “consente” à épouser sa victime. Texte
infâme, qu’une phalange de députés AKP tentera vainement de rétablir en 2016.
“Sans Erdogan, supporter n° 1 de la femme turque, insiste Meryem, cette
faction-là dicterait ses dogmes.”  
Cofondatrice
de l’AKP en rupture de ban, Fatma Bostan, aujourd’hui engagée au sein du parti
islamiste Saadet, se souvient des audaces “révolutionnaires” d’un
“Tayyip” qui, alors maire d’Istanbul, rayait de sa liste des
prétendants masculins en position éligible pour leur substituer des candidates.
Pour autant, le reis ne s’est jamais affranchi de son impensé misogyne. Lui ne croit
pas à l’égalité des genres, concept “contraire à la nature”.  
De même,
Erdogan juge “incomplète” celle qui n’a pas enfanté, l’invitant à
s’acquitter a minima trois fois de cette mission sacrée. L’avortement ?
“Un meurtre”, assène le lider maximo turc, qui a oeuvré à limiter
l’accès à la pilule du lendemain comme à l’accouchement par césarienne. Toute
crèche nouvelle, lance-t-il un jour, appelle la construction d’un hospice. En
clair, la femme salariée délaissera fatalement ses parents âgés… 
Aux yeux
de Canan Kaftancioglu, médecin légiste et présidente du CHP pour Istanbul, rien
ne reflète mieux le machisme du sultan que le calembour qu’il dégaine
volontiers pour stigmatiser un adversaire : “Celui-là, on ne sait pas si
c’est un adam [“homme”, en turc] ou un Madame.” “Le pire,
soupire l’opposante, c’est qu’Emine elle-même rit à cette blague
navrante.”