General

Pourquoi nos ressorts psychologiques sont aussi culturels

Nicolas
Geeraert, The Conversation, 21 mars 2018

La psychologie,
en tant que discipline universitaire, a été
largement développée
en Amérique du Nord et en Europe. D’aucuns
considèrent qu’elle nous permet de comprendre ce qui motive nos comportements
et nos processus mentaux, que l’on a longtemps considérés comme universels.
Mais au cours des dernières décennies, certains chercheurs ont commencé à remettre en
question cette approche
, faisant valoir que de nombreux phénomènes
psychologiques sont façonnés par la culture dans laquelle nous vivons.
A Kyoto,
deux Geisha – une Geiko et une Maiko (apprentie Geisha). Sonny Abesamis/Flickr,
CC BY-SA

Bien sûr,
les humains, où qu’ils vivent, sont très semblables – après tout, nous
partageons la même physiologie et éprouvons les mêmes besoins, qu’il s’agisse
d’alimentation, de sécurité ou de sexualité. Quelle influence la culture
peut-elle bien avoir sur les aspects fondamentaux de notre psychisme, tels que
la perception, la cognition et la personnalité  ?

Les
chercheurs en psychologie, à travers leurs expériences, étudient généralement
le comportement d’un petit groupe de personnes, en partant du principe qu’il
peut être généralisé à l’ensemble de la population humaine. Si l’on considère
que la population est homogène, de telles inférences peuvent en effet être
faites à partir d’un échantillon aléatoire.
Cependant,
ce n’est pas le cas. Depuis longtemps, les chercheurs en psychologie mènent
leurs études en expérimentant, la plupart du temps, sur des groupes composés
d’étudiants de premier cycle, tout simplement parce qu’ils sont une ressource
proche et disponible. Plus spectaculaire encore, plus de 90  % de ceux qui
participent
à des expériences en psychologie viennent de pays
occidentaux, éduqués, industrialisés, riches et démocratiques. Il est évident
que ces pays ne représentent pas un échantillon aléatoire ni représentatif de
la population humaine.
Styles de
pensée
Un panda, un singe et une banane.
D’après vous, dans cette liste, quels éléments font la paire  ? Les
répondants des pays occidentaux choisissent couramment le singe et le panda,
parce que les deux sont des animaux. Il s’agit d’un style de pensée analytique,
dans lequel les objets sont perçus indépendamment de leur contexte.
En
revanche, les participants des pays orientaux choisissent souvent le singe et
la banane, parce que ces objets appartiennent au même environnement et
partagent une relation (les singes mangent des bananes). Il s’agit d’un style
de pensée holistique, dans lequel l’objet et le contexte sont perçus comme
étant interconnectés.
En Inde
comme dans la plupart des cultures asiatiques, la pensée holistique domine. Biswarup
Ganguly/Wikipedia, CC BY-SA

Dans une étude bien connue des
différences culturelles associées à différents styles de pensée, on a présenté
à des Japonais et à des Américains une série de scènes animées. D’une durée
d’environ 20 secondes, chaque scène montrait diverses créatures
aquatiques, de la végétation et des roches, dans un décor sous-marin. Après
cela, on demandait aux deux groupes de se remémorer ce qu’ils avaient vu. Les
deux groupes de participants se souvenaient des objets les plus marquants, à
savoir les plus gros poissons. Mais les Japonais
étaient plus aptes à se remémorer des éléments de l’arrière-plan que les
Américains
. Ils avaient noté, par exemple, la couleur de l’eau. En
effet, leur style de pensée holistique se concentre à la fois sur
l’arrière-plan et le contexte, et sur le premier plan.
Cela
démontre clairement comment les différences culturelles peuvent affecter
quelque chose d’aussi fondamental que notre mémoire – toute théorie sur la
mémoire devrait logiquement en tenir compte. Des études ultérieures ont montré
que les différences culturelles qui influencent les styles de pensée sont
omniprésentes dans la cognition – elles affectent la mémoire, l’attention, la
perception, le raisonnement et la façon dont nous parlons et pensons.
On ne se
décrit pas de la même façon en Occident et en Asie
Si on
vous demandait de vous décrire, que diriez-vous  ? Vous décririez-vous en
termes de caractéristiques personnelles – intelligence, humour – ou
mentionneriez-vous des préférences, comme « J’adore la pizza »
 ? Ou peut-être seriez-vous plus enclin à parler de votre position
sociale, en disant « J’ai un enfant »?
Les
psychologues sociaux soutiennent depuis longtemps que les gens sont beaucoup
plus susceptibles de se décrire et de décrire les autres en termes de caractéristiques
personnelles stables
. Cependant, la façon dont les gens se décrivent
semble étroitement liée à leur culture.
Les
individus du monde occidental sont en effet plus susceptibles de se considérer
comme des individus libres, autonomes et uniques, possédant un ensemble de
caractéristiques fixes. Mais dans de nombreuses autres parties du monde, les gens
se décrivent avant tout comme faisant partie intégrante de différentes
relations sociales et fortement liés les uns aux autres. Ce phénomène est plus
répandu en Asie,
en Afrique
et en Amérique latine. Ces différences sont liées à d’autres façons d’aborder
les relations sociales, la motivation et l’éducation.
Les
Zoulous se pensent avant tout en relation avec les autres. South African
Tourism/Flickr
, CC BY-SA

Cette
différence dans la construction de l’identité a même été démontrée au
niveau du cerveau
. Dans une étude par imagerie cérébrale (IRMf), on
a montré des qualificatifs à des participants chinois et américains et on leur
a demandé dans quelle mesure ils se reconnaissaient dans ces traits de
caractère. On leur a également demandé de réfléchir à la façon dont ils se
représentaient leur mère (les mères ne faisant pas partie de l’échantillon étudié),
tandis que leur activité cérébrale était observée grâce au scanner.

Dans les
réponses cérébrales des participants américains, on observait dans le cortex
préfrontal médian – une région du cerveau habituellement associée aux
représentations de soi – une nette différence entre la représentation de soi et
la représentation de leur mère. Cependant, chez les participants chinois, il y avait peu ou pas de
différence
entre la représentation de soi et celle de leur mère, ce
qui signifie que la représentation de soi recoupe en grande partie la
représentation que l’on se fait du proche parent.
La
modestie peut être considérée comme de la phobie sociale dans une autre culture
De même,
la culture peut affecter notre compréhension de la santé mentale de multiples
façons. En raison de l’existence de différences culturelles affectant le
comportement des personnes, notre cadre de réflexion habituel – fondé sur la
détection des comportements déviants ou non normatifs – est incomplet. Car ce
qui peut être considéré comme normal dans une culture (par exemple la modestie)
peut être considéré comme déviant de la norme dans une autre (et qualifié, à la
place, de phobie sociale).
Un
certain nombre de syndromes sont d’ailleurs spécifiques à une culture donnée.
Par exemple, le syndrome de
Koro
(surtout en Asie) touche des hommes qui croient à tort que leur
pénis se rétracte et va disparaître. Le terme de Hikikomori (surtout au
Japon) décrit quant à lui les individus solitaires qui se retirent de la vie
sociale. Ailleurs, le syndrome du mauvais œil
(surtout dans les pays méditerranéens) consiste à croire que la jalousie ou le
simple fait d’envoyer un regard noir à autrui peuvent causer des malheurs à
celui qui en fait les frais.
L’Organisation
mondiale de la santé et l’Association américaine de psychiatrie ont récemment
reconnu l’existence de certains de ces syndromes liés à une
culture particulière
, en les incluant dans leurs classifications des
maladies mentales.
Il est
évident que la culture joue un rôle dans la façon dont nous nous percevons
nous-mêmes et dont nous sommes perçus par les autres – pour l’instant, nous
avons à peine commencé à explorer ce champ de connaissances. Ce domaine, connu
sous le nom de « psychologie
interculturelle comparative »
(cross-cultural psychology), est
de plus en plus enseigné dans les universités du monde entier. La question est
de savoir dans quelle mesure elle changera la psychologie telle que nous la
connaissons aujourd’hui – certains la considèrent en effet comme une dimension
supplémentaire, tandis que d’autres la voient comme un élément central de
l’élaboration de la théorie en psychologie.
En
poussant plus loin nos investigations dans cette direction, nous pourrions bien
constater que les différences culturelles s’étendent à de nombreux autres
domaines dans lesquels le comportement humain était auparavant considéré comme
universel. C’est à cette seule condition que nous serons peut-être capables, un
jour, d’identifier ce qui relève de l’universel dans l’esprit humain.