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Marcela Iacub : « On censure un nouveau féminisme »

LE POINT.FR 13/02/2018
Deux journées d’étude, intitulées « Du harcèlement sexuel au travail à #Balancetonporc », étaient organisées à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) vendredi 9 et samedi 10 février. 

Coorganisées par Marcela Iacub, elles faisaient intervenir certains grands noms de l’Université française comme l’historien et démographe Hervé Le Bras, ou encore la politologue connue pour ses recherches sur le droit des femmes Janine Mossuz-Lavau.

Alors que cet événement universitaire visait à débattre sur les principaux enjeux que portait le mouvement #Balancetonporc, les intervenants ont eu toutes les peines du monde à exprimer leurs analyses quand des collectifs féministes sont entrés dans l’amphithéâtre pour protester contre la tenue de ces journées d’étude. Marcela Iacub exprime ses inquiétudes sur la liberté d’expression qui s’applique (ou pas) sur ces questions sensibles.
Le Point.fr : Ces journées d’étude portaient sur le harcèlement sexuel au travail et #Balancetonporc. Comment vous est venue l’idée d’organiser cet événement ?
Marcela Iacub : Le mouvement #Balancetonporc a immédiatement fait beaucoup de bruit et a surpris par son ampleur. Travaillant depuis longtemps sur les violences sexuelles, j’ai décidé d’organiser un événement avec une journaliste et la directrice du programme d’études de genre d’une université américaine pour tenter d’analyser cette révolte. Pendant plusieurs mois, on a passé au crible les tweets pour tenter de comprendre ce que ce mouvement portait en lui. On a tout de suite eu le sentiment que #Balancetonporc était un phénomène tout à fait nouveau au regard des revendications féministes classiques et qu’il méritait que l’on s’attarde sur sa singularité.
On vous a reproché le contenu scientifique et intellectuel de ces journées d’étude. Quel était-il ?
On a invité des universitaires et quelques journalistes à analyser ce phénomène. Notre hypothèse de travail, c’était que les tweets révélaient tout d’abord une révolte des élites (dans le sens non connoté du terme) : ce sont au départ des femmes jeunes et diplômées qui ont dénoncé les violences, et le mouvement s’est ensuite répandu dans des catégories sociales plus diverses. Cette révolte ne visait pas forcément à judiciariser ces violences, à faire condamner les hommes, mais plutôt à dénoncer un système de domination sexuelle beaucoup plus profond que cela : une inégalité sexuelle structurelle. Or, une partie des femmes sont en train d’acquérir de plus en plus de pouvoir social et professionnel, notamment au sein des jeunes générations. Pour ces femmes, le harcèlement et les violences sexuelles sont tout à coup apparus comme totalement insupportables. Ça ne signifie pas que cette révolte soit cantonnée à l’élite. Au contraire, cela peut orienter les luttes féministes vers une autre direction que celle revendiquée par les groupes féministes traditionnels, qui insistent plus sur la misère des femmes que sur leur force.
Que vouliez-vous montrer lors de ces journées d’étude ?
Ceux que nous avons conviés à participer et l’EHESS ont répondu à notre demande avec enthousiasme. Or, au fur et à mesure que nous travaillions, nous avons constaté (notamment dans le traitement médiatique de #Balancetonporc) que beaucoup ont considéré que ce mouvement était l’accomplissement des luttes féministes menées depuis des années contre les violences sexuelles. Notre hypothèse de travail insistait au contraire sur le caractère totalement inédit de ce phénomène. Il sortait de cette dichotomie entre les féministes traditionnelles et les machistes.
Vous dites avoir subi de multiples pressions qui demandaient l’annulation de cet événement. De quelle nature ?
Cela s’est fait en plusieurs étapes. Tout d’abord, je dois mentionner le grand enthousiasme de la part de l’EHESS à la tenue de ces journées. Mais, une fois la liste des intervenants établie, on m’a demandé qu’un intervenant que j’avais choisi en raison de ses qualités professionnelles, de sa réputation scientifique internationale et de ses travaux statistiques sur l’entrée en puissance des femmes dans le monde du travail soit retiré. Cet homme a été accusé injustement il y a plus de quinze ans d’avoir harcelé une étudiante, plainte qui a abouti, au terme d’une longue enquête, à un non-lieu. Une accusation pour laquelle la presse elle-même s’était excusée. Ses travaux statistiques sur le nouveau poids des femmes dans le monde du travail étaient très éclairants. Malgré mes protestations face à la volonté d’évincer une personne blanchie par la justice, l’on m’a répondu que sa présence risquait d’offenser certaines personnes. Or j’ai résisté à ces pressions.
Le 3 février, un premier communiqué émanant d’un syndicat étudiant, faisant une lecture totalement erronée du texte de présentation des journées d’étude – les violences sexuelles « n’existeraient plus » selon nous –, et allant même jusqu’à m’accuser de faire l’apologie du viol, a demandé l’annulation de l’événement. Le 6 février, un second communiqué de presse émanant d’un autre collectif demandait également l’annulation de ces journées d’étude, qui relevaient, selon lui, d’une « propagande antiféministe ». Les accusations infondées contre cet universitaire étaient également relayées, omettant volontairement de mentionner le non-lieu qui a suivi l’enquête. Enfin, le 8 février, l’EHESS a supprimé l’annonce des journées d’étude de son site. Malgré nos demandes d’explication répétées, nous n’avons jamais reçu de réponse de la part de l’école.
Les intervenants à ces journées d’étude ont-ils été également dissuadés de venir participer ?
Oui. Heureusement, nous n’avons eu qu’un désistement de dernière minute à la suite de ces pressions. Tous les autres nous ont en revanche appuyés. Une des intervenantes, grande spécialiste de la question des femmes et des luttes contre les violences sexuelles depuis plus de 40 ans, a mentionné lors de son intervention avoir reçu de nombreux mails de collectifs expliquant que si elle participait à ces journées d’étude, alors elle cautionnait les violences sexuelles. Mais des pressions ont également été exercées sur tous les élèves de l’école qui ont reçu le communiqué du 6 février par mail.
Quelles sont les raisons de cette hostilité, selon vous ?
Tous les arguments avancés sont des prétextes. J’ai écrit plusieurs chroniques dans le journal Libération pour soutenir le mouvement #Balancetonporc, j’ai même publiquement condamné la « Tribune des 100 ». Je crois que les militants qui se sont opposés au colloque souhaitent foncièrement monopoliser l’espace de lutte pour les femmes. Malheureusement, les méthodes employées pour faire entendre leurs voix sont une atteinte grave à la démocratie. Ils ne sont pas pour une égalité entre les hommes et les femmes. Ils pensent que les femmes sont des êtres différents et que leur émancipation passe avant tout par des sanctions pénales et civiles appliquées contre les hommes. Pour eux, il n’y a pas d’autre horizon politique que la violence institutionnelle.
Qu’ils considèrent que leur vision du féminisme est la plus juste est bien leur droit, et je me battrai s’il le faut pour qu’ils aient le droit d’exprimer leurs idées. Mais, dans un pays démocratique, nous avons un devoir d’entendre toutes les voix, y compris celles qui défendent les femmes d’une autre manière. C’est d’ailleurs ce qui existe très pacifiquement aux États-Unis : deux féminismes coexistent et sont aussi respectables que respectés. Or, samedi, quand nous leur avons signifié qu’ils n’avaient pas le monopole de la lutte des femmes, l’un d’entre eux a répondu : « Si. » On cherche à censurer un nouveau féminisme.
Avez-vous pu engager un dialogue avec les manifestants ?
Le premier jour, une dizaine de militants étaient présents dans le hall, distribuant des tracts. Nous avons pu discuter avec eux de manière plus sereine puisqu’ils n’étaient pas munis de sifflets. Nous leur avons plusieurs fois proposé de rentrer dans l’amphithéâtre et de participer aux discussions. Ils ont refusé. Nous leur avons proposé de prendre la parole. Ils ont refusé.
Samedi, ce fut beaucoup plus violent. Une trentaine de manifestants ont voulu empêcher la tenue de la dernière table ronde, à coups de sifflets ou de cris. Ils ont débranché le rétroprojecteur, arraché un micro… Et l’une de ces manifestants s’est penchée vers une professeur de 75 ans, reconnue comme une fervente défenseuse de la cause des femmes, pour lui mimer un cunnilingus… Malgré cela, nous avons maintes fois renouvelé cette invitation à discuter, à confronter leurs idées. En vain.
On vous a accusé de faire de la « propagande antiféministe ». Comprenez-vous cette accusation ?
Absolument pas. Toutes les interventions ont souligné la nécessité de dénoncer les violences sexuelles. La question qui était posée, c’est comment on obtient l’égalité sexuelle entre les hommes et les femmes. Le tout judiciaire et les condamnations sont-ils le seul remède? Il y a eu des débats sur cette question entre les intervenants qui n’étaient d’ailleurs pas tous d’accord. Tout cela se base sur des fake news. M’accuser de faire l’apologie des violences sexuelles quand j’en ai moi-même été victime, et alors que je travaille sur ces questions depuis plus de 15 ans, c’est proprement absurde. On m’a aussi reproché un article que j’avais coécrit en 2003 sur l’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff). J’y expliquais que 50 % des femmes étaient soit au foyer, soit travaillaient à mi-temps, et que, selon moi, l’égalité entre les hommes et les femmes devait d’abord passer par l’indépendance financière. C’est elle qui les protégerait contre bien des violences, qu’elles soient physiques ou psychologiques, qui adviennent quand elles n’ont pas d’argent pour quitter leurs compagnons. Je ne suis d’ailleurs pas la seule à avoir pointé cette réalité. Critiquer l’insuffisance de l’enquête a été considéré comme une apologie de la violence faite aux femmes! C’est ainsi qu’on dénature complètement les idées d’autres défenseurs de la cause des femmes, que l’on assimile à des ennemis politiques. S’il est besoin de le rappeler, je l’affirme haut et fort : je suis profondément féministe!