General

Le déni de réalité des violences sexuelles à la Finkielkraut sévit aussi en Inde

Gaïa Lassaube 07.01.2018
“Quand j’ai voulu porter plainte pour viol, les policiers m’ont traitée de menteuse, de dévergondée à qui on avait donné une bonne leçon. Ils ont menacé de m’arrêter si je ne revenais pas sur mon témoignage. Mon agresseur n’a jamais été inquiété.”

Ce témoignage effrayant est extrait de l’enquête Human Rights Watch sur l’accueil réservé aux victimes de viol en Inde. Cinq ans avant le séisme de l’affaire Weinstein et ses répliques internationales, l’Inde avait pourtant déjà vécu son sursaut collectif contre les violences sexuelles.
Rare est le moment où une affaire de viol dépasse le stade du fait divers, pour devenir le révélateur d’un problème public massif, devenu intolérable. Cela avait été pourtant le cas en décembre 2012, avec l’affaire du viol collectif de New Delhi. La barbarie absolue du crime, survenu dans un bus dévalant les rues des quartiers riches de la capitale, l’agonie de la victime qui finit par mourir de ses blessures, saisirent d’effroi le pays. Des millions d’Indiens descendirent dans les rues, appelant au “plus jamais ça!”. Le gouvernement promit des actions coup de poing: procès accélérés, relèvement des peines, effectifs de police renforcés. Cinq ans plus tard, aucune des réformes n’a véritablement été appliquée. Les victimes souhaitant déposer plainte sont menacées, agressées, y compris par les autorités médico-légales. La pratique hasardeuse du toucher vaginal, afin d’évaluer si la plaignante a une moralité aussi relâchée que son hymen, est toujours utilisée malgré son interdiction.
Il suffit que les media abordent le sujet des violences sexuelles pour que le victim blaming s’exprime librement, via micro-trottoir ou déclarations publiques affirmant qu’une femme violée l’a un peu cherché.
Réalisatrice d’un documentaire sur l’affaire du viol de New Delhi, Leslee Udwin raconte que l’un des coupables, alors emprisonné, ne cessait de s’étonner qu’une histoire qu’il jugeait aussi banale ait pu susciter un tel tapage. “Une fille décente ne se promène pas dehors à 21 heures. Dans un viol, la victime est plus responsable que l’agresseur.” Et d’ajouter: “On avait le droit de lui donner une leçon. Elle n’aurait pas dû résister pendant le viol, on ne l’aurait pas tuée si elle s’était laissé faire.”Des propos odieux, guère surprenants venant d’un assassin. Ce qui est plus troublant, c’est de constater que l’élite d’un pays tient sur les victimes des propos identiques. L’un des avocats des accusés affirma ainsi que la victime était responsable de l’agression, car n’ayant aucune excuse pour se trouver sur la voie publique après le coucher du soleil. “Je n’ai jamais constaté dans ma carrière un seul cas de viol impliquant une femme respectable”. L’avocat poursuivit: le compagnon de la victime est seul responsable car il a été incapable de protéger la vertu de sa compagne. En 2014, un Ministre établit une relation de cause à effet entre hausse du nombre de viols et adoption du style vestimentaire occidental par les femmes. Un autre affirma que les viols collectifs étaient des crimes “où les torts étaient partagés. Parfois ce n’est pas juste. D’autres fois, c’est mérité.” Même les femmes suivent le mouvement. Sheila Dixit, dame de fer du Parti du Congrès, Ministre en Chef de Delhi à l’époque de l’affaire, s’est ainsi distinguée en 2008 pour avoir partiellement blâmé une journaliste assassinée sur le trajet entre son bureau et son domicile: “conduire toute seule à 3 heures du matin, dans une ville où les gens pourraient penser que… vous voyez… ce n’est pas bien de prendre des risques.”
Le père de la victime du viol de 2012 déplora lui-même l’amère vérité des comportements envers les femmes en Inde dans une tribune poignante: “L’un des assassins de ma fille pense qu’elle a demandé à être violée […] Beaucoup d’hommes, de bonne famille et avec de beaux diplômes, ont l’air de penser pareil. Comment nos filles peuvent étudier et travailler en toute liberté dans une société qui a de telles idées?”
On ne peut aisément s’improviser défenseur de la cause des femmes. Il y a quelques années, les affiches d’un candidat à des élections locales interpellaient les électeurs de New Delhi avec une question: Pourquoi les femmes ne se sentent pas en sécurité sur les routes de Delhi? Plus bas sur l’affiche, figurait la solution en gros caractères: La réponse, c’est nous! Le slogan fut amplement moqué, donnant l’impression que le candidat et ses suppléants avouaient être une bande de maniaques rôdant sur les routes à la recherche de femmes isolées.
En France aussi, on a constaté quelques maladresses confondantes avec #Balancetonporc. Ce fut le cas de Laurent Bouvet, professeur d’université et ambianceur Twitter, qui invita à détourner les projecteurs des femmes victimes d’agressions sexuelles, pour mettre en valeur les gentlemen à la conduite irréprochable: “Et un hashtag #balancetonmecsupercool pour mettre en valeur les hommes qui ne se conduisent pas comme des porcs?” Alors que s’ouvraient les vannes de la parole féminine, cette invitation à ne considérer que des hommes, qui plus est pour les féliciter, couvrit de ridicule son auteur. Quelques semaines plus tard, Bouvet rattrapa son faux pas: il retweeta le message de Henda Ayari, qui accuse le prédicateur Tariq Ramadan de l’avoir violée, au sujet de #BalanceTonPorc: “sans cette campagne contre le harcèlement sexuel je n’aurai jamais pu trouver la force de parler”. Avait-il changé d’avis? La raison du retweet est plus probablement à chercher dans l’identité de l’agresseur présumé. Une récupération politique à peine déguisée, qui trahit une incompréhension complète d’une campagne visant à montrer que les violences peuvent atteindre toutes les femmes, quel que soit leur milieu socio-culturel.
Ici comme en Inde, le sujet des violences sexuelles est pris en otage dans des polémiques identitaires. Les journalistes défendant les droits des femmes sont l’objet d’attaques virulentes sur les réseaux sociaux. C’est le cas de Neha Dixit, connue pour ses enquêtes sur des viols collectifs et des trafics de femmes. “Les trolls diffusent des photos de mes enfants sur internet. Ils m’envoient des clichés de leurs parties génitales. Je reçois tous les jours des menaces de viol, c’est devenu une routine.” Le procédé fait penser au harcèlement dont fut récemment victime la journaliste Nadia Daam, après avoir soutenu une initiative contre le harcèlement de rue.
Les trolls reprochent à la presse de monter en épingle les sujets sur les violences sexuelles afin de nourrir un agenda secret: détruire la société hindoue, en vilipendant le mâle indien. De telles hypothèses semblent tirées par les cheveux; on a pourtant bien en France offert le micro à un Finkielkraut affirmant que “l’un des objectifs de la campagne #Balancetonporc était de noyer le poisson de l’islam”. Ici et ailleurs, le déni de réalité a encore de beaux jours devant lui.