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J’ai été harcelée par un célèbre chef français, mais il n’y a pas que ça que je veuille dénoncer

Sara Moulton 31/01/2018
Avec le mouvement #MeToo, un débat d’envergure et l’ébauche d’un vent de justice se sont imposés depuis quatre mois à Hollywood.

Aujourd’hui, des femmes d’autres milieux professionnels s’élèvent elles aussi contre les actes de harcèlement, les agressions sexuelles et les inégalités subis dans le cadre de leur travail. Avec ce témoignage, c’est la cheffe Sara Moulton, animatrice de télévision et auteur de plusieurs livres, qui prend la parole: elle nous raconte sa terrible expérience auprès du cuisinier français Maurice Cazalis, mais aussi la réaction de sa collègue Julia Child et sa vision de l’entre-soi exclusivement masculin qui règne encore actuellement sur le monde de la gastronomie.

Je n’étais pas sûre d’avoir envie de m’exprimer sur ce qui se passe en ce moment. Mais j’ai pensé à certains de ces grands chefs qui cultivent vraiment leur petit entre-soi dominé par les hommes… Et ça, j’en ai assez.
Quand j’ai fréquenté l’Institut culinaire américain, entre 1975 et 1977, la plupart des instructeurs venaient d’Europe et les étudiants étaient majoritairement de jeunes hommes du milieu ouvrier. À tous les niveaux, on me répétait sans cesse la même chose: les femmes n’avaient pas leur place en cuisine. “Elles sont trop faibles, elles ne supportent pas la chaleur, la pression, elles ne peuvent même pas soulever les casseroles”, et j’en passe. Heureusement pour moi, rien de tout ça ne m’a découragée — ça m’a même stimulée! C’est le complexe de Napoléon, si j’ose dire: je me suis seulement dit “Allez tous vous faire voir, je vais vous montrer ce que je sais faire”.
J’avais du talent, et j’ai obtenu de très bons résultats; il n’a pas fallu longtemps pour que les autres élèves se tournent vers moi quand ils avaient besoin de conseils. À 23 ans, j’étais déjà diplômée, et manifestement attentive et assidue. Eux avaient 18 ans — à votre avis, qu’est-ce qui intéresse le plus un gars de cet âge? Certainement pas le fait d’étudier. Attention, je ne veux pas dire que je ne les adorais pas: c’était tous des types formidables, et ils avaient beaucoup à m’apprendre sur la cuisine. Mais au-delà de l’envie de me battre pour faire mes preuves, je réalise aujourd’hui que j’ai avalé sans sourciller tout un mythe comme quoi pour s’en sortir dans ce secteur, il fallait toujours bosser comme un fou. Un million de commandes vous arrivent d’un coup, vous avez 500 choses à faire en même temps, et tout le monde se hurle dessus en permanence. Chaque soirée est une guerre: parfois vous gagnez toutes les batailles, parfois une partie… et parfois, c’est la défaite intégrale!
Tout va tellement vite, et ce n’est pas forcément contre vos collègues qu’il faut lutter, mais plutôt contre vous-même. “Est-ce que je peux m’en sortir? Est-ce que j’arriverai à envoyer tous ces plats, et est-ce qu’ils tourneront comme je le veux? Est-ce que tout le monde va arriver en même temps, alors que ce n’est pas ce que j’ai prévu?” C’était terriblement stressant… Mais j’ai adhéré à ce système. J’ai pensé “Je peux le faire. Moi aussi, je peux me shooter à la testostérone et agir exactement comme les garçons!” Le pire, c’est que je le voulais vraiment! L’atmosphère ambiante évoquait un peu le Far West: la drogue qui circulait, la baise dans le placard, la boisson à gogo — en bref, tous les clichés dont on entend toujours parler.
Une fois sortie de l’Institut, j’ai été brièvement la sous-cheffe d’un restaurant de Cambridge avant de devenir cheffe chez Cybele, une petit établissement de Boston. C’est là que j’ai rencontré Julia Child, qui m’a recrutée pour son émission “Julia Child And More Company” en tant que styliste culinaire et testeuse de recettes.
Julia m’aimait beaucoup et au départ, elle semblait penser que mon parcours actuel faisait d’ores et déjà de moi une cuisinière accomplie. Mais ensuite, elle s’est mise à se dire que je devrais partir en France pour parfaire encore ma formation. Un jour, un vieil ami à elle est venu sur le plateau: c’était justement un Français, un célèbre cuisinier du nom de Maurice Cazalis. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, elle s’est arrangée pour m’obtenir un stage de deux mois dans son restaurant de Chartres.
Ça ne m’intéressait pas du tout. J’adorais la France et ses traditions culinaires, que j’avais étudiées — mais en fréquentant une école de cuisine, j’avais déjà bien assez souffert des préjugés de tous ces Européens sur les femmes. En même temps, comment dire non? Encore une fois, j’ai pensé “Tu peux y arriver”.
À l’époque, chez Cybele, je faisais absolument tout: prendre les commandes, recevoir les clients, recruter ou renvoyer les employés, gérer le budget, choisir le plat du jour, les recettes, le menu — tout passait par moi! Et voilà que d’un coup, je me retrouvais apprentie dans l’établissement de Maurice Cazalis, à côtoyer des jeunes de 15 ans. J’étais la seule femme.
Dès le départ, il a refusé de m’assigner une responsabilité spécifique dans la brigade. D’une certaine manière, ce n’était pas plus mal -je participais à la préparation auprès de tous les chefs de partie, ce qui m’a permis de m’améliorer sous de nombreux aspects. Mais j’ai tout de même trouvé ça insultant!
Pire encore, j’ai vite compris que cet homme -qui avait alors 72 ans- était du genre vicieux, et qu’il était probablement ravi de ma présence parce qu’il pensait obtenir de moi des faveurs d’ordre sexuel.
Le restaurant était fermé le lundi. Pour mon premier jour de libre, Maurice m’a emmenée visiter quelques châteaux de la région avec Janis, ma future belle-sœur, venue quelque temps pour me rendre visite. On a passé un bon moment, et je ne me suis pas posé plus de questions. Puis Janis est repartie, et peu après, Maurice m’a proposé de me “montrer les caves”. J’ai accepté en me disant que s’il essayait de me draguer (ce qui me semblait assez probable), je me mettrais à parler de mon fiancé. Effectivement, il a vite essayé de passer aux choses sérieuses, et je l’ai tout de suite repoussé. Il ne m’a pas touchée, mais rien qu’au ton de sa voix, j’ai senti que j’allais devoir me méfier.
Le lundi suivant… Sur ce coup-là, je me suis vraiment montrée stupide, mais il arrive qu’on se laisse piéger quand on travaille pour un homme d’influence. Maurice m’a dit “Je t’emmène passer deux jours à Paris, on va visiter l’Élysée”. Pour une Américaine comme moi, c’était l’équivalent de la Maison blanche: un vrai mythe. L’un de ses apprentis était chef de cuisine au Palais, et j’étais persuadée qu’on pourrait bénéficier d’un incroyable aperçu de l’intérieur. Une expérience comme ça ne se présente qu’une fois!
Nous étions seuls dans sa voiture, et pendant le trajet, il a essayé sans prévenir de me mettre sa main sur la cuisse. J’ai posé mon sac fourre-tout sur mes genoux pour me protéger. À l’Hôtel California, tout près des Champs-Élysées, je l’ai entendu réserver une chambre. Une fois sur place, j’ai été un peu soulagée de voir qu’elle avait deux lits simples et deux salles de bains. “Ça va peut-être bien se passer”, me suis-je dit.
Ce soir-là, il m’a emmenée dîner. Je m’étais imaginé que vu ses relations, on irait probablement dans un trois étoiles, un endroit vraiment incroyable — mais en fait, il a choisi les Folies Bergère, au milieu des danseuses dénudées. La nourriture était atroce. Il n’arrêtait pas de me dire des choses du genre “Tu sais, les Français sont d’excellents amants”. Je faisais semblant de ne pas l’entendre, en répondant à côté comme si je croyais qu’il parlait de sa carrière. Notre conversation était surréaliste, chacun refusant d’écouter l’autre.
Ce n’est que six mois plus tard que j’ai trouvé le courage de parler à Julia Child du comportement de Maurice. Sa réaction: “Oh, ma chérie, mais à quoi tu t’attendais? Ils sont tous comme ça. Il va falloir t’y habituer.”
Finalement, nous sommes retournés à l’hôtel. Là, il m’a déclaré qu’il dormait d’habitude entièrement nu, mais qu’il allait faire une exception pour ne pas me mettre mal à l’aise. Nous nous sommes donc changés dans nos salles de bains respectives — chacun son pyjama et, pour moi, un imperméable bien fermé par-dessus. On s’est tous les deux mis au lit, et inutile de préciser que je n’ai pas beaucoup fermé l’œil. Mais il ne m’a pas touchée.
Le lendemain, par contre, en sortant de ma salle de bains, je l’ai trouvé en sous-vêtements en train de se raser devant le miroir. J’ai fait comme si je ne le voyais pas. On est allés à l’Élysée, où on a bu un verre de champagne avec le sous-chef. Après cet épisode, je ne suis plus allée nulle part avec lui; à chaque lundi, je trouvais à m’occuper pour être sûre d’éviter tout tête-à-tête avec cet homme.
À mon retour aux États-Unis, j’ai dit à Julia que ce voyage avait été une expérience très enrichissante. Ce n’est que six mois plus tard que j’ai trouvé le courage de lui parler du comportement de Maurice. Sa réaction: “Oh, ma chérie, mais à quoi tu t’attendais? Ils sont tous comme ça. Il va falloir t’y habituer.” Sur le moment, j’ai accusé le coup, mais je ne lui en ai pas voulu. Il y a cinq ans encore, je me disais que Julia était comme ça: elle ne se laissait jamais abattre. C’était aussi mon caractère, et j’ai pensé “Ne va pas te prendre la tête avec des histoires de ‘féminisme’ à deux sous”. Mais aujourd’hui, je vois les choses différemment.
Quand on me demande mon avis sur la situation actuelle des femmes dans le monde de la restauration, je réponds toujours “Il y a des progrès, mais ce n’est toujours pas parfait”. Mes problèmes avec Maurice datent d’il y a des années, mais notre milieu est toujours dirigé par un petit entre-soi — et ce sont bien les hommes qui y règnent en maîtres. Nombre d’entre eux ont appris dès le plus jeune âge qu’ils pouvaient sans problème se laisser aller à des “conversations de vestiaires”, des paroles un peu grivoises… voire pousser les choses plus loin. Ces comportements ne sont pas considérés comme anormaux. L’éducation qu’on nous donne incite à n’y voir aucun mal: notre culture les tolère, voire les encourage. Il n’y a qu’à voir le président Donald Trump, qui, en fait de “commander in chief”, tient plutôt du harceleur en chef.
J’attends de voir sortir au grand jour d’autres témoignages de femmes harcelées par de grands chefs. Pour moi, aux yeux des victimes, tout le monde a accepté que “c’est comme ça que ça se passe dans les cuisines”. On n’a pas le choix: il faut éviter de tout prendre au sérieux, s’amuser, mener une vie un peu dissolue. Il faut consommer de la drogue et boire plus que de raison. Moi aussi, j’ai essayé tout ça — j’ai même pris de la cocaïne! On a tenté toutes sortes de substances, les chefs comme les autres. C’est comme ça que ça fonctionne. Le monde des cuisiniers est un petit cercle resserré. S’opposer à quelque chose, c’est prendre le risque d’être accusé de trahir l’équipe, quand bien même on aurait raison. Et puis on craint les conséquences, qui ne manquent généralement pas d’arriver.
Pendant très longtemps, les gens se sont demandé “Pourquoi n’y a-t-il pas de cheffes à New York?” Tout simplement parce que les restaurants étaient tous dirigés par des Européens, qui estimaient que les femmes n’y avaient pas leur place! Nous aurions adoré travailler dans ce type d’établissements, mais les portes nous en étaient fermées. Puis tous ces grands noms ont peu à peu disparu et de nombreuses jeunes femmes ont commencé à gravir les échelons, sorties de bonnes écoles ou formées par des cuisiniers et cuisinières à l’esprit plus ouvert.
Mais encore aujourd’hui, une fois arrivées au sommet, les cheffes ne jouissent pas des mêmes privilèges que leurs collègues masculins. Elles ne reçoivent pas la même attention des médias, les mêmes opportunités pour acquérir leur restaurant, ni les mêmes soutiens financiers — et les cuisiniers hommes en sont bien contents. Il en va de ce secteur comme de tant d’autres… Et ses représentants les plus renommés -ceux qu’on connaît et admire tous, moi la première- n’aspirent souvent qu’à préserver cet entre-soi. Amanda Cohen, la cheffe et propriétaire du restaurant new-yorkais Dirt Candy, l’a récemment dénoncé dans une excellente tribune publiée dans Esquire.
Parmi les hommes, il n’y a pas que des harceleurs, mais aussi des complices. Je pense à tous ceux qui assistent sans rien dire à ce type de comportements. Et ça peut aussi concerner les femmes. Tout ça doit cesser. Je n’ai pas de réponse toute faite à proposer, mais une chose est sûre: quiconque refuse de chercher une solution fait partie du problème. Il faut le dire clairement, collectivement: non, tout ça n’a rien d’acceptable! Ce n’est pas comme ça qu’on est censés se traiter, en tant qu’êtres humains. Nous avons besoin d’une vraie prise de conscience. Malheureusement, il y a un vrai blocage autour des “droits des femmes”. Ces trois petits mots entraînent un rejet automatique: “Oh non, pas encore ces histoires de féminisme!”, “Voilà qu’elles se remettent à se plaindre!”. Mais ça n’a rien à voir. J’ignore si on peut vraiment comprendre ce que c’est sans l’avoir vécu, mais ce débat est nécessaire, et ces témoignages doivent à tout prix être entendus.
(Propos recueillis par Noah Michelson pour le HuffPost)
Sara Moulton est l’animatrice de la série “Sara’s Weeknight Meals” (“Le menu de la semaine de Sara”), qui en est actuellement à sa septième saison. Elle tient également la rubrique culinaire hebdomadaire KitchenWise pour le groupe Associated Press, ainsi qu’une rubrique mensuelle dans le Washington Post; enfin, elle co-présente une séquence de l’émission hebdomadaire Milk Street Radio. Elle a aussi écrit quatre livres de cuisine, dont le dernier, Home Cooking 101 (Introduction à la cuisine maison), vient juste de paraître.
Sara a également exercé en tant que cheffe au sein de la revue Gourmet, chroniqueuse culinaire dans “Good Morning America” et animatrice de plusieurs émissions très populaires sur la chaîne Food Network pendant sa première décennie d’existence. Pour en savoir plus sur sa carrière, n’hésitez pas à visiter son site Web.
Cet article, publié à l’origine sur leHuffPost américain, a été traduit par Guillemette Allard-Bares pour Fast For Word.