General

Harcèlement sexuel : après la sidération, le temps du trouble, source de clarté

Frédéric Worms
Face au harcèlement sexuel multiple, il faut définir les conditions concrètes de l’égalité pour permettre la liberté. S’il y a une erreur à éviter en ce moment, c’est de croire que le débat enfin sorti au grand jour sur le harcèlement sexuel mette en cause les principes républicains, alors, qu’en réalité, il appelle à leur extension.
Bien sûr on est d’abord sidéré et même sidéré d’être sidéré, et cela en tant que citoyen mais aussi en tant qu’«homme» (je veux dire, du genre «masculin»). Sidéré par notre naïveté antérieure. Appelons-la «républicaine», si l’on veut.
Je l’avouerai, à la première personne, cette «naïveté». J’avouerai l’effet de sidération devant ces témoignages, devant cette répétition qui est bien à sa manière l’un des signes du harcèlement et qui vient confirmer l’intensité de ce harcèlement.
On est sidéré, donc, devant cette répétition, et pas seulement publique, dans les journaux et les réseaux, même si c’est essentiel. Dans les témoignages privés, et on osera même dire «intimes». Lorsque les femmes les plus proches disent à cette occasion (et ne disaient donc pas avant !) le harcèlement quotidien dans les rues et autres espaces publics, oui, je suis tombé des nues. Ce qui était évident pour elles était invisible pour moi, ou pour «nous».
Tu croyais donc qu’il suffisait d’avoir proclamé la liberté et l’égalité pour qu’elles soient partout respectées ? Tu croyais qu’il suffisait de lutter contre les abus des plus puissants, des abus de pouvoir, si l’on ose dire, comme les autres ? Ou bien alors qu’il s’agissait d’un refoulement incomplet des pulsions, en principe assuré par les principes, et la loi, mais incomplet, et relevant donc clairement déjà de la délinquance ? Non, c’est autre chose de plus structurel encore qui touche aux violences de sexe, ou de genre, et souvent en même temps à celles de race ou de classe, et il fallait bousculer nos naïvetés pour les faire cesser et d’abord pour les faire voir. Même l’anthropologie, même celle de Françoise Héritier, laquelle savait la profondeur de l’obstacle et de l’enjeu, qui nous l’a appris, n’y avait pas suffi. Même les résistances historiques (sur l’avortement et il y en a d’autres) n’avaient pas suffi. Tout ceci est vrai, et déterminant.
Mais il faut dire pourtant aussi quelque chose en faveur des principes, car c’est encore d’eux dont il est question ici. On aura beau faire : pour lutter contre le harcèlement et même pour le définir, comme toute violence ou toute violation, c’est encore de la liberté et de l’égalité dont on aura besoin, c’est encore d’elles qu’il s’agit. On aura beau dire : «Le consentement, c’est la liberté, c’est l’acte d’accepter ce qui nous est demandé ou soumis, et la possibilité de le refuser, et l’exigence que ce refus soit respecté». C’est de cela qu’il s’agit avec un «harcèlement» multiplié et renforcé par des situations d’inégalité qui menacent la liberté même, comme ne veulent pas le voir les tenants d’un libéralisme devenu alors abstrait. Il faut les conditions concrètes d’égalité pour permettre la liberté. Mais justement, c’est encore de liberté et d’égalité dont il s’agit. Et c’est toujours aussi par des institutions publiques qu’on luttera contre ces abus et ces violations des corps, mais aussi des libertés et des principes.
D’où est venue l’affaire Weinstein ? Non pas des réseaux qui ont pris le relais, mais des journaux. Il y fallait, à ce niveau de pouvoir, des institutions critiques, avec leurs moyens, leur fondement, la liberté d’opinion et d’expression, la liberté de la presse, avec leurs règles. Et de même où ira-t-elle aboutir, avec à nouveau des critères et des règles : dans la loi, et d’autres institutions critiques, publiques, et vitales à la fois. Certes, ces institutions pas plus que ces principes ne suffisent à comprendre ce qui se passe, et il faut ce mouvement, ces réseaux et ces mots pour bousculer la naïveté qui consisterait à croire que ces institutions et ces principes pourraient suffire. Il y faut Balance ton porc et Me Too. Il y faut la revendication et le problème d’une «écriture inclusive» qui ne survient pas par hasard au même moment. Pourtant, nul n’ira dire que Balance ton porc doive devenir un article de loi ni une règle de la presse en tant que telle. Chacune de ces institutions participera donc à sa manière et dans son registre de ces avancées démocratiques communes. De même, il est peu probable et souhaitable que «l’écriture inclusive» devienne sous une forme extrême, avec ses points ou tirets, une loi ou même une norme. Il y aura d’autres effets : dans les textes et les lois, dans la grammaire même sans doute (les accords ?), mais aussi dans les pratiques, et, enfin, dans notre trouble même.
Or, tous ces registres sont importants. Il faudra bien que les lois enregistrent, avec leurs critères, ce progrès surgi de l’intérieur même des démocraties au moment où bien à tort on les dit seulement en régression. Et les pratiques aussi changeront et ont commencé à le faire. Nous écrirons et parlerons différemment. Mais c’est notre trouble qui sera peut-être la leçon la plus profonde, ce «trouble» dont parle aussi toujours Judith Butler et qui reflète la violence jusqu’alors déniée subie par les autres, ce trouble auquel il s’agit de ne pas renoncer, car il est la source non pas de toutes les confusions ou régressions, mais de toutes les clartés et de toutes les avancées, y compris les plus républicaines.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.